1. LES HIBOUX
Au printemps de l’année 1868, vivaient, dans un comté du nord de l’Angleterre, deux vénérables hiboux.
Ces hiboux habitaient une serre en ruine et abandonnée. Cette serre dépendait d’une résidence de campagne dans le comté de Perth. Cette résidence était connue sous le nom de Windygates.
La situation de Windygates avait été savamment choisie dans cette partie du comté où des champs fertiles commencent à tapisser les versants de la région montagneuse qui, au-delà, est stérile.
La maison d’habitation était intelligemment construite, meublée avec luxe ; les écuries offraient un modèle de ventilation et de proportions spacieuses ; les jardins et le parc étaient princiers, mais Windygates, malgré tous ces avantages, avait, avec le temps, marché vers la ruine.
La malédiction des procès était tombée sur le château et les terres qui en dépendaient. Pendant plus de dix ans, un interminable litige avait enfermé le domaine dans un cercle de sentences judiciaires qui le séquestraient du reste du monde et même en interdisaient l’approche.
Le château était fermé, les jardins incultes livrés à l’envahissement des mauvaises herbes, la serre était couverte jusqu’au faîte par les plantes grimpantes dont le développement avait amené à sa suite les oiseaux de nuit.
Pendant des années, les deux hiboux avaient vécu sans trouble dans la propriété qu’ils avaient acquise en vertu du plus ancien des droits, le droit de l’occupant.
Le jour, ils restaient graves et paisibles au milieu de l’obscurité répandue autour d’eux par les lierres ; à la tombée de la nuit, ils s’éveillaient à la vie.
Tous deux volaient sans bruit au milieu des terres tranquilles en quête de leur proie. Parfois, ils battaient un champ comme un chien d’arrêt et fondaient sur une souris imprudente. D’autres fois, planant au-dessus de la surface noire des eaux, ils cherchaient dans le lac le moyen de varier leurs plaisirs et leurs repas, et ils enlevaient une perche.
Leurs estomacs robustes s’arrangeaient tout aussi bien d’un rat que d’un insecte. Parfois même, et cet exploit les rendait fiers et marquait leur existence, ils étaient assez habiles pour saisir un petit oiseau perché sur les hautes branches. Dans ces occasions, le sentiment qu’ont partout les gros oiseaux de leur supériorité sur les petits échauffait leur sang habituellement si froid ; ils poussaient des cris joyeux dans le silence de la nuit.
C’est ainsi que, pendant des années, les hiboux avaient dormi d’un sommeil tranquille, et que chaque jour ils avaient trouvé une nourriture abondante quand arrivait l’obscurité de la nuit.
Ils avaient pris, avec les plantes grimpantes, possession de la serre. Conséquemment, les plantes grimpantes étaient partie constituante de la serre, et conséquemment aussi ils étaient les gardiens de cette constitution.
Il y a des hiboux humains qui raisonnent comme ceux-ci ; et qui savent également faire leur proie des petits oiseaux.
La constitution de la serre dura jusqu’au printemps de l’année 1868, quand les pas profanes des innovateurs vinrent les troubler dans leur royaume, et leurs vénérables privilèges leur furent disputés par le monde extérieur.
Deux êtres sans plumes apparurent, sans y avoir été invités, à la porte de cette serre ; ils examinèrent les lierres constitutionnels et dirent :
– Il faut les jeter bas.
Ils regardèrent l’horrible lumière du jour et dirent encore :
– Il faut qu’elle pénètre là-dedans.
Puis ils s’en allèrent et on les entendit qui disaient encore en s’éloignant ensemble :
– Demain, ce sera fait.
Et les hiboux disaient de leur côté :
– Nous avons pourtant honoré cette serre en l’occupant pendant tant d’années… l’horrible lumière du jour doit-elle pénétrer jusqu’à nous ? Milords et Messieurs, la Constitution est détruite ?
Ils arrêtèrent une résolution à cet effet, dans les formes adoptées par les créatures de leur espèce, puis ils refermèrent leurs yeux, ayant conscience d’avoir fait leur devoir.
La nuit suivante, tandis qu’ils volaient à travers les champs, ils remarquèrent avec déplaisir de la lumière à l’une des fenêtres du château.
Que signifiait cette lumière impie ?
Elle signifiait, en premier lieu, que le procès était fini ; elle signifiait, en deuxième lieu, que le propriétaire de Windygates, ayant besoin d’argent, s’était décidé à louer sa propriété ; elle signifiait, en troisième lieu, que la propriété avait trouvé un locataire et allait être réparée extérieurement et intérieurement.
Les hiboux poussèrent de grands cris en battant les plaines dans l’obscurité, et cette nuit-là, ayant fondu sur une souris, ils la manquèrent.
Le lendemain matin, profondément endormis sous la foi de la Constitution, ils furent éveillés par les voix de beaucoup d’êtres sans plumes rassemblés tout autour d’eux.
Ils ouvrirent les yeux et protestèrent en reconnaissant des instruments de destruction qui attaquaient les plantes grimpantes.
Tantôt ici, tantôt là, ces instruments faisaient pénétrer l’horrible lumière du jour dans la serre.
Mais les hiboux se montrèrent à la hauteur de la situation ; ils hérissèrent leurs plumes et crièrent :
– Non, nous ne nous rendrons pas !
Les êtres sans plumes continuèrent joyeusement leur œuvre et répondirent :
– Réforme !…
Les plantes grimpantes tombaient ; l’horrible lumière du jour pénétrait, de plus en plus brillante.
Les hiboux avaient à peine eu le temps de prendre une nouvelle décision et de se dire : « Nous défendrons la Constitution… » quand un rayon de soleil vint les frapper aux yeux et les forcer à s’envoler pour chercher l’ombre au lieu le plus proche.
Là, ils se perchèrent, clignant des yeux, tandis que la serre était débarrassée des plantes qui l’avaient enveloppée, que les boiseries poudreuses étaient renouvelées, et que l’air et le soleil purifiaient ce lieu obscur.
Les hiboux, au loin, fermaient les yeux et reprenaient :
– Milords et Messieurs, la Constitution est détruite !