La maman me le montre avec orgueil :
– Monsieur, me dit-elle d’une voix mélodieuse, n’est-ce pas qu’il est bien joli, mon petit garçon ?
Elle lui prend la main, la lui met sur la bouche, puis conduit vers moi les mignons doigts roses, en disant :
– Bébé, envoie un b****r au monsieur. Le monsieur est bon ; il ne veut pas que les petits enfants aient froid. Envoie-lui un b****r.
Et, serrant le petit être dans ses bras, elle s’échappe avec l’agilité d’une chatte et s’enfonce dans un corridor qui, si j’en crois l’odeur, mène à une cuisine.
J’entre chez moi.
– Thérèse, qui peut donc être cette jeune mère que j’ai vue nu-tête dans l’escalier avec un joli petit garçon ?
Et Thérèse me répond que c’est madame Coccoz.
Je regarde le plafond comme pour y chercher quelque lumière. Thérèse me rappelle le petit colporteur qui, l’an passé, m’apporta des almanachs pendant que sa femme accouchait.
– Et Coccoz ? demandai-je.
Il me fut répondu que je ne le verrais plus. Le pauvre petit homme avait été mis en terre, à mon insu et à l’insu de bien d’autres personnes, peu de temps après l’heureuse délivrance de madame Coccoz. J’appris que sa veuve s’était consolée ; je fis comme elle.
– Mais, Thérèse, demandai-je, madame Coccoz ne manque-t-elle de rien dans son grenier ?
– Vous seriez une grande dupe, monsieur, me répondit ma gouvernante, si vous preniez souci de cette créature. On lui a donné congé du grenier, dont le toit est réparé. Mais elle y reste malgré le propriétaire, le gérant, le concierge et l’huissier. Je crois qu’elle les a ensorcelés tous. Elle sortira de son grenier, monsieur, quand il lui plaira, mais elle en sortira en carrosse. C’est moi qui vous le dis.
Thérèse réfléchit un moment ; puis elle prononça cette sentence :
« Une jolie figure est une malédiction du ciel ! »
Bien que sachant à n’en point douter que Thérèse avait été laide et dépourvue de tout agrément dès sa jeune saison, je hochai la tête et lui dis avec une détestable malice :
– Hé ! hé ! Thérèse, j’ai appris que, vous aussi, vous eûtes en votre temps une jolie figure.
Il ne faut tenter nulle créature au monde, fût-ce la plus sainte.
Thérèse baissa les yeux et répondit :
– Sans être ce qu’on appelle jolie, je ne déplaisais pas. Et si j’avais voulu j’aurais fait comme les autres.
– Qui donc en oserait douter ? Mais prenez ma canne et mon chapeau. Je vais lire, pour me récréer, quelques pages du Moréri. Si j’en crois mon flair de vieux renard, nous aurons à dîner une poularde d’un fumet délicat. Donnez vos soins, ma fille, à cette estimable volaille et épargnez le prochain afin qu’il nous épargne, vous et votre vieux maître.
Ayant ainsi parlé, je m’appliquai à suivre les rameaux touffus d’une généalogie princière.
7 mai 1863.
J’ai passé l’hiver au gré des sages, in angello c*m libello, et voici que les hirondelles du quai Malaquais me trouvent à leur retour tel à peu près qu’elles m’ont laissé. Qui vit peu change peu, et ce n’est guère vivre que d’user ses jours sur de vieux textes.
Pourtant je me sens aujourd’hui un peu plus imprégné que jamais de cette vague tristesse que distille la vie. L’économie de mon intelligence (je n’ose me l’avouer à moi-même) est troublée depuis l’heure caractéristique à laquelle l’existence du manuscrit de Jean Toutmouillé m’a été révélée.
Il est étrange que, pour quelques feuillets de vieux parchemin, j’aie perdu le repos ; mais rien n’est plus vrai. Le pauvre sans désirs possède le plus grand des trésors : il se possède lui-même. Le riche qui convoite n’est qu’un esclave misérable. Je suis cet esclave-là. Les plaisirs les plus doux, celui de causer avec un homme d’un esprit fin et modéré, celui de dîner avec un ami ne me font pas oublier le manuscrit qui me manque depuis que je sais qu’il existe. Il me manque le jour, il me manque la nuit ; il me manque dans la joie et dans la tristesse ; il me manque dans le travail et dans le repos.
Je me rappelle mes désirs d’enfant. Comme je comprends aujourd’hui les envies toutes-puissantes de mon premier âge !
Je revois avec une singulière précision une poupée qui, lorsque j’avais dix ans, s’étalait dans une méchante boutique de la rue de Seine. Comment il arriva que cette poupée me plut, je ne sais. J’étais très fier d’être un garçon ; je méprisais les petites filles et j’attendais avec impatience le moment (qui hélas ! est venu) où une barbe piquante me hérisserait le menton. Je jouais aux soldats, et, pour nourrir mon cheval à bascule, je ravageais les plantes que ma pauvre mère cultivait sur sa fenêtre. C’étaient là des jeux mâles, je pense ! Et pourtant j’eus envie d’une poupée. Les Hercules ont de ces faiblesses. Celle que j’aimais était-elle belle au moins ? Non. Je la vois encore. Elle avait une tache de vermillon sur chaque joue, des bras mous et courts, d’horribles mains de bois et de longues jambes écartées. Sa jupe à fleurs était fixée à la taille par deux épingles. Je vois encore les têtes noires de ces deux épingles. C’était une poupée de mauvais ton, sentant le faubourg. Je me rappelle bien que, tout bambin que j’étais et n’ayant pas encore usé beaucoup de culottes, je sentais, à ma manière, mais très vivement, que cette poupée manquait de grâce, de tenue ; qu’elle était grossière, qu’elle était brutale. Mais je l’aimais malgré cela, je l’aimais pour cela. Je n’aimais qu’elle. Je la voulais. Mes soldats et mes tambours ne m’étaient plus de rien. Je ne mettais plus dans la bouche de mon cheval à bascule des branches d’héliotrope et de véronique. Cette poupée était tout pour moi. J’imaginais des ruses de sauvage pour obliger Virginie, ma bonne, à passer avec moi devant la petite boutique de la rue de Seine. J’appuyais mon nez à la vitre, et il fallait que ma bonne me tirât par le bras. « Monsieur Sylvestre, il est tard et votre maman vous grondera. » M. Sylvestre se moquait bien alors des gronderies et des fessées. Mais sa bonne l’enlevait comme une plume, et M. Sylvestre cédait à la force. Depuis, avec l’âge, il s’est gâté et cède à la crainte. Il ne craignait rien alors.
J’étais malheureux. Une honte irréfléchie mais irrésistible m’empêchait d’avouer à ma mère l’objet de mon amour. De là mes souffrances. Pendant quelques jours la poupée, sans cesse présente à mon esprit, dansait devant mes yeux, me regardait fixement, m’ouvrait les bras, prenait dans mon imagination une sorte de vie qui me la rendait mystérieuse et terrible, et d’autant plus chère et plus désirable.
Enfin, un jour, jour que je n’oublierai jamais, ma bonne me conduisit chez mon oncle, le capitaine Victor, qui m’avait invité à déjeuner. J’admirais beaucoup mon oncle, le capitaine, tant parce qu’il avait brûlé la dernière cartouche française à Waterloo que parce qu’il apprêtait de ses propres mains, à la table de ma mère, des chapons à l’ail, qu’il mettait ensuite dans la salade de chicorée. Je trouvais cela très beau. Mon oncle Victor m’inspirait aussi beaucoup de considération par ses redingotes à brandebourgs et surtout par une certaine manière de mettre toute la maison sens dessus dessous dès qu’il y entrait. Encore aujourd’hui, je ne sais trop comment il s’y prenait, mais j’affirme que, quand mon oncle Victor se trouvait dans une assemblée de vingt personnes, on ne voyait, on n’entendait que lui. Mon excellent père ne partageait pas, à ce que je crois, mon admiration pour l’oncle Victor, qui l’empoisonnait avec sa pipe, lui donnait par amitié de grands coups de poing dans le dos et l’accusait de manquer d’énergie. Ma mère, tout en gardant au capitaine une indulgence de sœur, l’invitait parfois à moins caresser les flacons d’eau-de-vie. Mais je n’entrais ni dans ces répugnances ni dans ces reproches, et l’oncle Victor m’inspirait le plus pur enthousiasme. C’est donc avec un sentiment d’orgueil que j’entrai dans le petit logis qu’il habitait rue Guénégaud. Tout le déjeuner, dressé sur un guéridon au coin du feu, consistait en charcuterie et en sucreries.
Le capitaine me gorgea de gâteaux et de vin pur. Il me parla des nombreuses injustices dont il avait été victime. Il se plaignit surtout des Bourbons, et comme il négligea de me dire qui étaient les Bourbons, je m’imaginai, je ne sais trop pourquoi, que les Bourbons étaient des marchands de chevaux établis à Waterloo. Le capitaine, qui ne s’interrompait que pour nous verser à boire, accusa par surcroît une quantité de morveux, de jean-fesse et de propres-à-rien que je ne connaissais pas du tout et que je haïssais de tout mon cœur. Au dessert, je crus entendre dire au capitaine que mon père était un homme que l’on menait par le bout du nez ; mais je ne suis pas bien sûr d’avoir compris. J’avais des bourdonnements dans les oreilles, et il me semblait que le guéridon dansait.
Mon oncle mit sa redingote à brandebourgs, prit son chapeau tromblon, et nous descendîmes dans la rue, qui m’avait l’air extraordinairement changée. Il me semblait qu’il y avait très longtemps que je n’y étais venu. Toutefois, quand nous fûmes dans la rue de Seine, l’idée de ma poupée me revint à l’esprit et me causa une exaltation extraordinaire. Ma tête était en feu. Je résolus de tenter un grand coup. Nous passâmes devant la boutique ; elle était là, derrière la vitre, avec ses joues rouges, avec sa jupe à fleurs et ses grandes jambes.
– Mon oncle, dis-je avec effort, voulez-vous m’acheter cette poupée ?
Et j’attendis.
– Acheter une poupée à un garçon, sacrebleu ! s’écria mon oncle d’une voix de tonnerre. Tu veux donc te déshonorer ! Et c’est cette Margot-là encore qui te fait envie. Je te fais compliment, mon bonhomme. Si tu gardes ces goûts-là, et si à vingt ans tu choisis tes poupées comme à dix, tu n’auras guère d’agrément dans la vie, je t’en préviens, et les camarades diront que tu es un fameux jobard. Demande-moi un sabre, un fusil, je te les payerai, mon garçon, sur le dernier écu blanc de ma pension de retraite. Mais te payer une poupée, mille tonnerres ! pour te couvrir de honte ! Jamais de la vie ! Si je te voyais jouer avec une margoton ficelée comme celle-là, monsieur le fils de ma sœur, je ne vous reconnaîtrais plus pour mon neveu.
En entendant ces paroles, j’eus le cœur si serré que l’orgueil, un orgueil diabolique, m’empêcha seul de pleurer.
Mon oncle, subitement calmé, revint à ses idées sur les Bourbons ; mais moi, resté sous le coup de son indignation, j’éprouvais une honte indicible. Ma résolution fut bientôt prise. Je me promis de ne pas me déshonorer ; je renonçai fermement et pour jamais à la poupée aux joues rouges. Ce jour-là je connus l’austère douceur du sacrifice.
Capitaine, s’il est vrai que de votre vivant vous jurâtes comme un païen, fumâtes comme un Suisse et bûtes comme un sonneur, que néanmoins votre mémoire soit honorée, non seulement parce que vous fûtes un brave, mais aussi parce que vous avez révélé à votre neveu en pantalons courts le sentiment de l’héroïsme ! L’orgueil et la paresse vous avaient rendu à peu près insupportable, ô mon oncle Victor ! mais un grand cœur battait sous les brandebourgs de votre redingote. Vous portiez, il m’en souvient, une rose à la boutonnière. Cette fleur que vous tendiez si volontiers aux demoiselles de boutiques, cette fleur au grand cœur ouvert qui s’effeuillait à tous les vents, était le symbole de votre glorieuse jeunesse. Vous ne méprisiez ni le vin ni le tabac, mais vous méprisiez la vie. On ne pouvait apprendre de vous, capitaine, ni le bon sens ni la délicatesse, mais vous me donnâtes, à l’âge où ma bonne me mouchait encore, une leçon d’honneur et d’abnégation que je n’oublierai jamais.
Vous reposez depuis longtemps déjà dans le cimetière du Mont-Parnasse, sous une humble dalle qui porte cette épitaphe :
CI-GÎT
ARISTIDE-VICTOR MALDENT
CAPITAINE D’INFANTERIE
CHEVALIER DE LA LÉGION D’HONNEUR
Mais ce n’est pas là, capitaine, l’inscription que vous réserviez à vos vieux os tant roulés sur les champs de bataille et dans les lieux de plaisir. On trouva dans vos papiers cette amère et fière épitaphe que, malgré votre dernière volonté, on n’osa mettre sur votre tombe :
CI-GÎT
UN BRIGAND DE LA LOIRE
– Thérèse, nous porterons demain une couronne d’immortelles sur la tombe du brigand de la Loire.
Mais Thérèse n’est pas ici. Et comment serait-elle près de moi, sur le rond-point des Champs-Élysées ? Là-bas, au bout de l’avenue, l’Arc de Triomphe, qui porte sous ses voûtes les noms des compagnons d’armes de l’oncle Victor, ouvre sur le ciel sa porte gigantesque. Les arbres de l’avenue déploient, au soleil du printemps, leurs premières feuilles encore pâles et frileuses. À mon côté, les calèches roulent vers le bois de Boulogne. J’ai poussé ma promenade sur cette avenue mondaine, et me voici arrêté sans raison devant une boutique en plein air où sont des pains d’épice et des carafes de coco bouchées par un citron. Un petit misérable, couvert de loques qui laissent voir sa peau gercée, ouvre de grands yeux devant ces somptueuses douceurs qui ne sont point pour lui. Il montre son envie avec l’impudeur de l’innocence. Ses yeux ronds et fixes contemplent un bonhomme de pain d’épice d’une haute taille. C’est un général, et il ressemble un peu à l’oncle Victor. Je le prends, je le paye et je le tends au petit pauvre, qui n’ose y porter la main, car, par une précoce expérience, il ne croit pas au bonheur ; il me regarde de cet air qu’on voit aux gros chiens et qui veut dire : « Vous êtes cruel de vous moquer de moi. »
– Allons, petit nigaud, lui dis-je de ce ton bourru qui m’est ordinaire, prends, prends et mange, puisque, plus heureux que je ne fus à ton âge, tu peux satisfaire tes goûts sans te déshonorer.
Et vous, oncle Victor, vous, dont ce général de pain d’épice m’a rappelé la mâle figure, venez, ombre glorieuse, me faire oublier ma nouvelle poupée. Nous sommes d’éternels enfants et nous courons sans cesse après des jouets nouveaux.
Même jour.
C’est de la façon la plus bizarre que la famille Coccoz est associée dans mon esprit au clerc Jean Toutmouillé.
– Thérèse, dis-je en me jetant dans mon fauteuil, apprenez-moi si le jeune Coccoz se porte bien et s’il a ses premières dents, et donnez-moi mes pantoufles.
– Il doit les avoir depuis longtemps, monsieur, me répondit Thérèse, mais je ne les ai pas vues. Au premier beau jour de printemps, la mère a disparu avec l’enfant, laissant meubles et hardes. On a trouvé dans son grenier trente-huit pots de pommade vides. Cela passe l’imagination. Elle recevait des visites, dans ces derniers temps, et vous pensez bien qu’elle n’est pas à cette heure dans un couvent de nonnes. La nièce de la concierge dit l’avoir rencontrée en calèche sur les boulevards. Je vous avais bien dit qu’elle finirait mal.
– Thérèse, répondis-je, cette jeune femme n’a fini ni en mal ni en bien. Attendez le terme de sa vie pour la juger. Et prenez garde de trop parler chez la concierge. Madame Coccoz, que j’ai aperçue une fois dans l’escalier, m’a semblé bien aimer son enfant. Cet amour doit lui être compté.
– Pour cela, monsieur, le petit ne manquait de rien. On n’en aurait pas trouvé dans tout le quartier un seul mieux gavé, mieux bichonné et mieux léché que lui. Elle lui met une bavette blanche tous les jours que Dieu fait, et lui chante du matin au soir des chansons qui le font rire.
– Thérèse, un poète a dit : « L’enfant à qui n’a point souri sa mère n’est digne ni de la table des dieux ni du lit des déesses. »
8 juillet 1863.
Ayant appris qu’on refaisait le dallage de la chapelle de la Vierge à Saint-Germain-des-Prés, je me rendis dans l’église avec l’espoir de trouver quelques inscriptions mises à découvert par les ouvriers. Je ne me trompais pas. L’architecte me montra une pierre qu’il avait fait poser de chant, contre le mur. Je m’agenouillai pour déchiffrer l’inscription gravée sur cette pierre, et c’est à mi-voix, dans l’ombre de la vieille abside, que je lus ces mots qui me firent battre le cœur :
Cy gist Jehan Toutmouillé, moyne de ceste église, qui fist mettre en argent le menton de saint Vincent et de saint Amant et le pié des Innocens ; qui toujours en son vivant fut preud’homme et vayllant. Priez pour l’âme de lui.
J’essuyai doucement avec mon mouchoir la poussière qui souillait cette dalle funéraire : j’aurais voulu la b****r.
– C’est lui, c’est Jean Toutmouillé ! m’écriai-je.
Et, du haut des voûtes, ce nom retomba sur ma tête avec fracas, comme brisé.
La face grave et muette du suisse, que je vis s’avançant vers moi, me fit honte de mon enthousiasme, et je m’enfuis à travers les deux goupillons croisés sur ma poitrine par deux rats d’église rivaux.
Pourtant c’était bien mon Jean Toutmouillé ! plus de doute ; le traducteur de la Légende dorée, l’auteur des vies des saints Germain, Vincent, Ferréol, Ferrution et Droctovée, était, comme je l’avais pensé, un moine de Saint-Germain-des-Prés. Et quel bon moine encore, pieux et libéral ! Il fit faire un menton d’argent, une tête d’argent, un pied d’argent pour que des restes précieux fussent couverts d’une enveloppe incorruptible ! Mais pourrai-je jamais connaître son œuvre, ou cette nouvelle découverte ne doit-elle qu’augmenter mes regrets ?
20 août 1869.
« Moi qui plais à quelques-uns et qui éprouve tous les hommes, la joie des bons et la terreur des méchants ; moi qui fais et détruis l’erreur, je prends sur moi de déployer mes ailes. Ne me faites pas un crime si, dans mon vol rapide, je glisse par-dessus des années. »
Qui parle ainsi ? C’est un vieillard que je connais trop, c’est le Temps.
Shakespeare, après avoir terminé le troisième acte du Conte d’Hiver, s’arrête pour laisser à la petite Perdita le temps de croître en sagesse et en beauté, et quand il rouvre la scène, il y évoque l’antique Porte-faux, pour rendre raison aux spectateurs des longs jours qui ont pesé sur la tête du jaloux Léontes.
J’ai laissé dans ce journal, comme Shakespeare dans sa comédie, un long intervalle dans l’oubli, et je fais, à l’exemple du poète, intervenir le Temps, pour expliquer l’omission de six années. Voilà six ans, en effet, que je n’ai écrit une ligne dans ce cahier, et je n’ai pas, hélas ! en reprenant la plume, à décrire une Perdita « grandie dans la grâce ». La jeunesse et la beauté sont les compagnes fidèles des poètes. Ces fantômes charmants nous visitent à peine, nous autres, l’espace d’une saison. Nous ne savons pas les fixer. Si l’ombre de quelque Perdita s’avisait, par un inconcevable caprice, de traverser ma cervelle, elle s’y froisserait horriblement à des tas de parchemin racorni. Heureux les poètes ! leurs cheveux blancs n’effarouchent point les ombres flottantes des Hélène, des Francesca, des Juliette, des Julie et des Dorothée ! Et le nez seul de Sylvestre Bonnard mettrait en fuite tout l’essaim des grandes amoureuses.
J’ai pourtant, comme un autre, senti la beauté ; j’ai pourtant éprouvé le charme mystérieux que l’incompréhensible nature a répandu sur des formes animées ; une vivante argile m’a donné le frisson qui fait les amants et les poètes. Mais je n’ai su ni aimer ni chanter. Dans mon âme, encombrée d’un fatras de vieux textes et de vieilles formules, je retrouve, comme une miniature dans un grenier, un clair visage avec deux yeux de pervenche… Bonnard, mon ami, vous êtes un vieux fou. Lisez ce catalogue qu’un libraire de Florence vous envoya ce matin même. C’est un catalogue de manuscrits, et il vous promet la description de quelques pièces notables, conservées par des curieux d’Italie et de Sicile. Voilà qui vous convient et va à votre mine !