CHAPITRE IV « La plus grande chose qui soit au monde »-1

2002 Words
CHAPITRE IV « La plus grande chose qui soit au monde » Il l’avait à peine fermée que Mrs Challenger s’élançait avec fureur de la salle à manger, et, campée devant son mari, lui barrait le chemin, tel un jeune coq à un bouledogue. Je compris qu’elle m’avait vu sortir, mais non point rentrer. — Brute que vous êtes, George ! cria-t-elle ; vous avez blessé ce beau jeune homme ! Il l’écarta du pouce. — Le voici en parfaite santé derrière moi. Alors, justement confuse : — Excusez-moi, je ne vous voyais pas, dit-elle. — Je vous assure qu’il n’y a pas de quoi vous troubler, Madame. — Mais il vous a marqué au visage ! Oui, George, vous êtes une brute ! Pas un jour de la semaine, avec vous, qui n’ait son scandale ! Vous ne cessez pas de provoquer la dérision et la haine ! Vous avez usé ma patience. Je me sens à bout ! — Lavage de linge sale ! grommela-t-il. — Sur la voie publique ! répliqua-t-elle. Doutez-vous que toute la rue, autant dire tout Londres… laissez-nous, Austin, nous n’avons nul besoin de vous ici !… Doutez-vous que tout le monde n’en fasse des gorges chaudes ? Et votre dignité, y songez-vous ? Vous qui devriez professer dans une grande Université royale, entouré du respect de mille étudiants, songez-vous à votre dignité, George ? — Et vous à la vôtre, ma chère ? — L’épreuve excède mes forces. Toujours à brailler ! Toujours à quereller ! — Jessie !… — Toujours à faire le matamore ! — Allons ! cela suffit, trancha-t-il. En pénitence ! Sur la sellette ! Il se pencha, cueillit la petite dame, et s’en fut, à ma profonde stupeur, l’asseoir, dans un coin du hall, sur un socle de marbre blanc, haut de sept pieds pour le moins, et si étroit qu’elle y tenait à peine en équilibre. Rien de plus absurde que le spectacle qu’elle offrait, ainsi exposée, le visage convulsé de colère, les pieds pendants, le corps raidi par la crainte d’une chute. — Descendez-moi ! geignait-elle. — Dites : « Je vous prie. » — Brute que vous êtes, George ! Descendez-moi tout de suite ! — Entrez dans mon cabinet, Monsieur Malone. — Vraiment, Monsieur, implorai-je, regardant la dame. — Monsieur Malone plaide pour vous ; dites : « Je vous prie », et je vous remets à terre. — Brute !… Je vous prie, je vous prie ! Et il la descendit comme il eût fait un oiseau. — Vous devriez savoir vous contenir, ma chère. Monsieur Malone est journaliste. Il ne manquera pas de rapporter ceci demain dans son chiffon, et l’on en vendra bien douze numéros de plus dans le quartier. Titre : « Une scène chez les gens du monde. » Sous-titre : « Coup d’œil sur un singulier ménage. » Car il est, ce Monsieur Malone, de l’espèce d’hommes qui vivent de détritus et d’immondices. Porcus exgrege diaboli : un porc du troupeau du diable. Pas vrai, hein, Monsieur Malone ? — Vous êtes vraiment intolérable, protestai-je. Il beugla de rire. — Et pourtant, nous allons conclure, pas plus tard que tout de suite, une alliance ! Il regarda sa femme, me regarda, et tout à coup, changeant de ton : — Excusez ce badinage de famille, Monsieur Malone. Je vous ai rappelé pour un motif plus sérieux que de vous mêler à nos plaisanteries domestiques. Vous, la petite dame, filez vite, et ne vous faites pas de mauvais sang ! Il posa ses deux larges mains sur les épaules de sa femme. — Vous parlez comme la sagesse. Je vaudrais mieux que je ne vaux si je vous écoutais. Mais je ne serais pas tout à fait George-Édouard Challenger. Ma chère, il y a des tas de gens qui valent mieux que moi, mais il n’y a au monde qu’un seul G. E. C. À vous d’en tirer tout le parti possible ! Et il lui donna brusquement un b****r sonore, qui me gêna plus que ses violences. — À présent, Monsieur Malone, continua-t-il avec une soudaine hauteur, par ici, je vous prie. Nous rentrâmes dans la chambre que dix minutes plus tôt nous avions si tumultueusement quittée ; il referma la porte avec soin, m’avança un fauteuil et me poussa sous le nez une boite de cigares. — De vrais « San Juan de Colorado », dit-il : c’est surtout aux gens excitables que conviennent les narcotiques. Ne mordez pas le bout, sapristi ! Coupez ! et coupez avec respect ! À présent, mettez-vous à l’aise dans ce fauteuil ; quoi que j’aie à vous dire, prêtez-moi les deux oreilles ; et quoi que vous pensiez, gardez pour plus tard vos réflexions. Si je vous ai ramené chez moi après vous en avoir à bon droit expulsé… Il tendit sa barbe d’un air qui, tout ensemble, appelait et défiait la contradiction. — … Après, dis-je, vous en avoir à bon droit expulsé, cherchez-en la cause dans la réponse que vous avez faite, au policeman. J’y crus voir luire des sentiments que je n’eusse pas attendu d’un journaliste. En réclamant la responsabilité de l’affaire, vous montriez un détachement, une largeur d’esprit, qui me disposèrent en votre faveur. La sous-espèce humaine à laquelle vous avez le malheur d’appartenir est toujours demeurée au-dessous de mon horizon : votre réponse vous fit passer au-dessus ; vous émergeâtes dans mon estime. C’est pourquoi je vous demandai de retourner avec moi, et pourquoi j’eus envie de faire avec vous plus ample connaissance. Veuillez jeter votre cendre dans le petit plateau japonais, là, sur la table de bambou, à votre gauche. Il proféra ce discours du ton d’un professeur qui harangue toute une classe. Il avait manœuvré son siège mobile de façon à me confronter, et je le regardais, pantelant comme une gigantesque grenouille, la tête renversée, les yeux à demi clos par les paupières dédaigneuses. Brusquement, il se tourna de côté, je ne vis plus de lui qu’une chevelure en désordre, l’aile rouge d’une oreille et le va-et-vient d’un bras dans le fouillis des papiers sur la table. Quand de nouveau il me fit face, il tenait un objet qui avait l’air d’un album de croquis en très mauvais état. — Je vais, dit-il, vous parler du Sud-Amérique. Oh ! je vous en prie, pas d’observations. Et convenons avant tout de ceci : que rien de ce que vous allez entendre ne recevra une publicité quelconque sans mon autorisation expresse, laquelle, selon toute apparence, ne vous sera jamais donnée. C’est clair ? — C’est dur. J’estime qu’une relation judicieuse… Il remit l’album sur la table. — Voilà qui clôt l’entretien. Bonjour. — Mais non ! me récriai-je, mais non ! J’accepte vos conditions, puisque aussi bien je n’ai pas le choix, il me semble. — Vous ne l’avez pas le moins du monde. — Alors, je promets. — Parole d’honneur ? — Parole. Il me regarda, et je lus dans son regard un doute qui me faisait injure. — Mais la valeur de votre parole, qu’est-ce qui me la garantit, après tout ? — En vérité, Monsieur, éclatai-je, vous passez les bornes. Jamais encore on ne m’a ainsi traité. Mon indignation l’embarrassa moins qu’elle ne l’intéressa. — Tête ronde, murmura-t-il, brachycéphale, yeux gris, cheveux noirs, une pointe de négroïde ; Celte, je présume ? — Je suis Irlandais, Monsieur. — Irlandais d’Irlande ? — Oui, Monsieur. — Tout s’explique. Voyons, vous me promettez de garder pour vous ma confidence ? Elle sera d’ailleurs fort incomplète. Je m’en tiendrai à quelques indications. En premier lieu, vous devez savoir qu’il y a deux ans, je fis dans l’Amérique du Sud un voyage appelé à rester classique devant la science. Je me proposais de vérifier certaines conclusions de Wallace et de Bates, ce qui ne m’était possible qu’en observant les faits rapportés par eux dans des conditions identiques à celles où ils les avaient observés eux-mêmes. N’eût-elle pas eu d’autres conséquences, mon expédition eût déjà mérité l’attention. Mais il m’arriva là-bas un incident qui ouvrit une direction nouvelle à mes recherches. « Vous savez — ou, chose plus vraisemblable par ce temps de demi-éducation, vous ignorez — que certaines régions du bassin de l’Amazone ont encore partiellement échappé à l’explorateur, et que l’immense fleuve reçoit des quantités d’affluents dont certains n’ont jamais figuré sur la carte. Je visitai cet arrière-pays peu connu, j’en étudiai la faune, et elle me fournit les matériaux de plusieurs chapitres pour le monumental ouvrage de zoologie qui sera la consécration de ma carrière. Je m’en revenais, ayant accompli ma tâche, quand j’eus l’occasion de passer la nuit dans un petit village indien, à un endroit où l’un des tributaires de l’Amazone, dont je n’ai à préciser ni le nom ni le cours, se jette dans le fleuve. « Les indigènes appartenaient à cette race des Indiens Cucana, aussi accueillants que dégénérés et dont les facultés mentales dépassent à peine celle du Londonien authentique. Quelques guérisons opérées chemin faisant, le long du fleuve, m’avaient gagné leur considération ; et je ne m’étonnai donc pas d’apprendre, à mon retour, qu’ils m’attendaient avec impatience. Comprenant à leurs signes qu’il s’agissait d’un cas urgent, je suivis le chef jusqu’à l’une des huttes. Quand j’y entrai, le malade venait de mourir. Je constatai avec surprise que ce n’était pas un Indien, mais un blanc, et même un blanc des plus blancs, car il avait des cheveux filasse et présentait toutes les caractéristiques de l’albinos. Ses vêtements en loques, son effrayante maigreur trahissaient de longues misères. Les indigènes ne le connaissaient pas. Ils l’avaient vu à travers les bois se traîner jusqu’au village, seul, et dans un état d’absolu épuisement. « Son havresac gisait près de sa couche. J’eus la curiosité de l’examiner. À l’intérieur, une petite b***e de toile portait son nom et son adresse : « Maple White, Lake avenue, Détroit, Michigan. » Monsieur, l’on me verra toujours prêt à me découvrir devant ce nom de Maple White. Je n’exagère pas en disant qu’il égalera le mien quand la gloire fera équitablement entre nous le départ des titres. « Un artiste et un poète, en quête de sujets l’un et l’autre, tel était sûrement l’inconnu, dont le bagage ne me laissa aucun doute à cet égard. Il y avait là des fragments de poèmes, et sans faire profession de critique, j’avoue qu’ils me parurent vraiment dénués de mérite ; il s’y trouvait aussi des peintures médiocres, représentant des paysages de rivière, une boite de couleurs, une boite de pastels, quelques pinceaux, cet os recourbé que vous voyez sur mon écritoire, un volume des Vers et Papillons de Baxter, un revolver de pacotille et quelques cartouches. Comme effets personnels, ou cet étrange bohémien ne possédait rien, ou il avait tout perdu dans son voyage. « J’allais m’éloigner quand, d’une poche de son veston en lambeaux, je crus voir sortir quelque chose. Et c’était l’album que voici, déjà aussi peu présentable ; car on ne saurait, je vous assure, avoir plus de soins respectueux pour une édition princeps de Shakespeare que je n’en ai, moi, pour cette relique, depuis qu’un hasard l’a mise dans mes mains. Je vous demande, Monsieur, de prendre un instant ces pages, de les feuilleter, de les examiner une à une. » Et s’étant offert un cigare, Challenger se pencha, farouchement attentif à l’impression qu’allait produire sur moi le document. J’ouvris le volume, un peu dans l’attente d’un révélation, sans imaginer d’ailleurs de quelle espèce elle pourrait être. La première page me désappointa : elle ne comprenait que le portrait d’un gros homme en vareuse, avec cette légende : « Jimmy Colver sur le paquebot-poste. » Des croquis d’Indiens, des scènes indiennes remplissaient ensuite plusieurs pages. Puis venait le portrait d’un jovial et corpulent ecclésiastique, en chapeau à larges bords, assis en face d’un Européen très maigre : « Lunch avec Fra Cristofero, à Rosario », disait la légende. Après cela, des études de femmes et d’enfants ; une série ininterrompue de dessins d’animaux, avec des légendes telles que : « Manate sur banc de sable » ; « Tortues et leurs œufs » ; « Agouti noir sous un palmier miriti » (et le dessin représentait un animal assez semblable au cochon domestique). Enfin, deux pages où l’on voyait d’affreux sauriens à longs museaux, ainsi que je le déclarai au professeur. — Ce ne sont, évidemment, que des crocodiles ? — Des alligators, Monsieur ! des alligators ! Il n’y a pas de véritables crocodiles dans le Sud-Amérique. On distingue les uns des autres… — Je veux dire que je n’aperçois rien de singulier là dedans, rien qui justifie votre enthousiasme. Il sourit d’un air candide. — Tournez la page. Mais je n’arrivai pas à comprendre. Je voyais une sorte de pochade, une de ces larges ébauches par quoi les peintres de plein air préparent souvent le paysage définitif. Des masses vert pâle de végétation penniforme partaient de l’avant-plan, pour s’élever jusqu’à une ligne de falaises rouge sombre, bizarrement cannelées, dont l’aspect me rappelait certaines formations basaltiques ; et la muraille ininterrompue de ces falaises, frangée d’une mince ligne de verdure, barrait l’horizon. À un certain endroit, se dressait un roc pyramidal, empanaché d’un grand arbre et qui semblait séparé de la roche principale par une crevasse. Sur tout cela, s’étendait le ciel bleu des tropiques. — Eh bien ? demanda Challenger. — Eh bien, je crois que voilà une curieuse formation ; mais je me connais trop peu en géologie pour me permettre de la juger extraordinaire. — Extraordinaire ? dites unique. Dites incroyable. Qui jamais eût rêvé pareille chose ? Tournez la page, à présent. Je tournai la page, et je m’exclamai. Songe d’opiomane, vision de cerveau en délire, j’avais sous les yeux la bête la plus fantastique : tête d’oiseau de proie, corps de lézard ventru, longue queue hérissée de piquants, échine courbe surmontée d’une haute dentelure, ou plus exactement, d’une douzaine de crêtes comme celles des coqs, plantées à la file. Devant l’animal, se tenait une sorte de fantôme ou de nain à forme humaine qui le contemplait, ébahi.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD