CHAPITRE I-3

2215 Words
Avant les trente secondes de la Haine, la moitié des assis- tants laissait échapper des exclamations de rage. Le visage de mouton satisfait et la terrifiante puissance de l’armée eura- sienne étaient plus qu’on n’en pouvait supporter. Par ailleurs, voir Goldstein, ou même penser à lui, produisait automatique- ment la crainte et la colère. Il était un objet de haine plus cons- tant que l’Eurasia ou l’Estasia, puisque lorsque l’Océania était en guerre avec une de ces puissances, elle était généralement en paix avec l’autre. Mais l’étrange était que, bien que Goldstein fût haï et méprisé par tout le monde, bien que tous les jours et un millier de fois par jour, sur les estrades, aux télécrans, dans les journaux, dans les livres, ses théories fussent réfutées, écrasées, ridiculisées, que leur pitoyable sottise fût exposée aux regards de tous, en dépit de tout cela, son influence ne semblait jamais diminuée. Il y avait toujours de nouvelles dupes qui attendaient d’être séduites par lui. Pas un jour ne se passait que des espions et des saboteurs à ses ordres ne fussent démasqués par la Police de la Pensée. Il commandait une grande armée ténébreuse, un réseau clandestin de conspirateurs qui se consacraient à la chute de l’État. On croyait que cette armée s’appelait la Frater- nité. Il y avait aussi des histoires que l’on chuchotait à propos d’un livre terrible, résumé de toutes les hérésies, dont Goldstein était l’auteur, et qui circulait clandestinement çà et là. Ce livre n’avait pas de titre. Les gens s’y référaient, s’ils s’y référaient jamais, en disant simplement le livre. Mais on ne savait de telles choses que par de vagues rumeurs. Ni la Fraternité, ni le livre, n’étaient des sujets qu’un membre ordinaire du Parti mention- nerait s’il pouvait l’éviter. À la seconde minute, la Haine tourna au délire. Les gens sautaient sur place et criaient de toutes leurs forces pour s’effor- cer de couvrir le bêlement affolant qui venait de l’écran. Même le lourd visage d’O’Brien était rouge. Il était assis très droit sur sa chaise. Sa puissante poitrine se gonflait et se contractait comme pour résister à l’assaut d’une vague. La petite femme aux cheveux roux avait tourné au rose vif, et sa bouche s’ouvrait et se fermait comme celle d’un poisson hors de l’eau. La fille brune qui était derrière Winston criait : « Cochon ! Cochon ! Cochon ! » Elle saisit soudain un lourd dictionnaire novlangue et le lança sur l’écran. Il atteignit le nez de Goldstein et rebon- dit. La voix continuait, inexorable. Dans un moment de lucidité, Winston se vit criant avec les autres et frappant violemment du talon contre les barreaux de sa chaise. L’horrible, dans ces Deux Minutes de la Haine, était, non qu’on fût obligé d’y jouer un rôle, mais que l’on ne pouvait, au contraire, éviter de s’y joindre. Au bout de trente secondes, toute feinte, toute dérobade deve- nait inutile. Une hideuse extase, faite de frayeur et de rancune, un désir de tuer, de torturer, d’écraser des visages sous un mar- teau, semblait se répandre dans l’assistance comme un courant électrique et transformer chacun, même contre sa volonté, en un fou vociférant et grimaçant. Mais la rage que ressentait chacun était une émotion abs- traite, indirecte, que l’on pouvait tourner d’un objet vers un au- tre comme la flamme d’un photophore. Ainsi, à un moment, la haine qu’éprouvait Winston n’était pas du tout dirigée contre Goldstein, mais contre Big Brother, le Parti et la Police de la Pensée. À de tels instants, son cœur allait au solitaire hérétique bafoué sur l’écran, seul gardien de la vérité et du bon sens dans un monde de mensonge. Pourtant, l’instant d’après, Winston était de cœur avec les gens qui l’entouraient et tout ce que l’on disait de Goldstein lui semblait vrai. Sa secrète aversion contre Big Brother se changeait alors en adoration. Big Brother sem- blait s’élever, protecteur invincible et sans frayeur dressé comme un roc contre les hordes asiatiques. Goldstein, en dépit de son isolement, de son impuissance et du doute qui planait sur son existence même, semblait un sinistre enchanteur capa- ble, par le seul pouvoir de sa voix, de briser la structure de la civilisation. On pouvait même, par moments, tourner le courant de sa haine dans une direction ou une autre par un acte volontaire. Par un v*****t effort analogue à celui par lequel, dans un cau- chemar, la tête s’arrache de l’oreiller, Winston réussit soudain à transférer sa haine, du visage qui était sur l’écran, à la fille aux cheveux noirs placée derrière lui. De vivaces et splendides hal- lucinations lui traversèrent rapidement l’esprit. Cette fille, il la fouettait à mort avec une trique de caoutchouc. Il l’attachait nue à un poteau et la criblait de flèches comme un saint Sébastien. Il la violait et, au moment de la jouissance, lui coupait la gorge. Il réalisa alors, mieux qu’auparavant, pour quelle raison, exacte- ment, il la détestait. Il la détestait parce qu’elle était jeune, jolie et asexuée, parce qu’il désirait coucher avec elle et qu’il ne le ferait jamais, parce qu’autour de sa douce et souple taille qui semblait appeler un bras, il n’y avait que l’odieuse ceinture rouge, agressif symbole de chasteté. La Haine était là, à son paroxysme. La voix de Goldstein était devenue un véritable bêlement de mouton et, pour un ins- tant, Goldstein devint un mouton. Puis le visage de mouton se fondit en une silhouette de soldat eurasien qui avança, puissant et terrible dans le grondement de sa mitrailleuse et sembla jail- lir de l’écran, si bien que quelques personnes du premier rang reculèrent sur leurs sièges. Mais au même instant, ce qui provo- qua chez tous un profond soupir de soulagement, la figure hos- tile fut remplacée, en fondu, par le visage de Big Brother, aux cheveux et à la moustache noirs, plein de puissance et de calme mystérieux, et si large qu’il occupa presque tout l’écran. Per- sonne n’entendit ce que disait Big Brother. C’étaient simple- ment quelques mots d’encouragement, le genre de mots que l’on prononce dans le fracas d’un combat. Ils ne sont pas précisé- ment distincts, mais ils restaurent la confiance par le fait même qu’ils sont dits. Le visage de Big Brother disparut ensuite et, à sa place, les trois slogans du Parti s’inscrivirent en grosses majus- cules : LA GUERRE C’EST LA PAIX LA LIBERTÉ C’EST L’ESCLAVAGE L’IGNORANCE C’EST LA FORCE Mais le visage de Big Brother sembla persister plusieurs se- condes sur l’écran, comme si l’impression faite sur les rétines était trop vive pour s’effacer immédiatement. La petite femme aux cheveux roux s’était jetée en avant sur le dos d’une chaise. Avec un murmure tremblotant qui sonnait comme « Mon Sau- veur », elle tendit les bras vers l’écran. Puis elle cacha son visage dans ses mains. Elle priait. L’assistance fit alors éclater en chœur un chant profond, rythmé et lent : B-B !… B-B !… B-B !… – encore et encore, très lentement, avec une longue pause entre le premier « B » et le second. C’était un lourd murmure sonore, curieusement sau- vage, derrière lequel semblaient retentir un bruit de pieds nus et un battement de tam-tams. Le chant dura peut-être trente se- condes. C’était un refrain que l’on entendait souvent aux mo- ments d’irrésistible émotion. C’était en partie une sorte d’hymne à la sagesse et à la majesté de Big Brother, mais c’était, plus en- core, un acte d’hypnose personnelle, un étouffement délibéré de la conscience par le rythme. Winston en avait froid au ventre. Pendant les Deux Minutes de la Haine, il ne pouvait s’empêcher de partager le délire général, mais ce chant sous-humain de « B- B !… B-B !… » l’emplissait toujours d’horreur. Naturellement il chantait avec les autres. Il était impossible de faire autrement. Déguiser ses sentiments, maîtriser son expression, faire ce que faisaient les autres étaient des réactions instinctives. Mais il y avait une couple de secondes durant lesquelles l’expression de ses yeux aurait pu le trahir. C’est exactement à ce moment-là que la chose significative arriva – si, en fait, elle était arrivée. Son regard saisit un instant celui d’O’Brien. O’Brien s’était levé. Il avait enlevé ses lunettes et, de son geste caractéristique, il les rajustait sur son nez. Mais il y eut une fraction de seconde pendant laquelle leurs yeux se rencontrèrent, et dans ce laps de temps Winston sut – il en eut l’absolue certitude – qu’O’Brien pensait la même chose que lui. Un message clair avait passé. C’était comme si leurs deux esprits s’étaient ouverts et que leurs pensées avaient coulé de l’un à l’autre par leurs yeux. « Je suis avec vous » semblait lui dire O’Brien. « Je sais exactement ce que vous ressentez. Je connais votre mépris, votre haine, votre dégoût. Mais ne vous en faites pas, je suis avec vous ! » L’éclair de compréhension s’était alors éteint et le visage d’O’Brien était devenu aussi indéchiffrable que celui des autres. C’était tout, et Winston doutait déjà que cela se fût passé. De tels incidents n’avaient jamais aucune suite. Leur seul effet était de garder vivace en lui la croyance, l’espoir, que d’autres que lui étaient les ennemis du Parti. Peut-être les rumeurs de vastes conspirations étaient-elles après tout exactes ! Peut-être la Fraternité existait-elle réellement ! Il était impossible, en dé- pit des innombrables arrestations, confessions et exécutions, d’être sûr que la Fraternité n’était pas simplement un mythe. Il y avait des jours où il y croyait, des jours où il n’y croyait pas. On ne possédait pas de preuves, mais seulement de vacillantes lueurs qui pouvaient tout signifier, ou rien : bribes entendues de conversations, griffonnages indistincts sur les murs des waters une fois même, lors de la rencontre de deux étrangers, un lé- ger mouvement des mains qui aurait pu être un signe de recon- naissance. Ce n’étaient que des suppositions. Il avait probable- ment tout imaginé. Il était retourné à son bureau sans avoir de nouveau regardé O’Brien. L’idée de prolonger leur contact mo- mentané lui traversa à peine l’esprit. Cela aurait été tout à fait dangereux, même s’il avait su comment s’y prendre. Pendant une, deux secondes, ils avaient échangé un regard équivoque, et l’histoire s’arrêtait là. Même cela, pourtant, était un événement mémorable, dans la solitude fermée où chacun devait vivre. Winston se réveilla et se redressa. Il éructa. Le gin lui re- montait de l’estomac. Son attention se concentra de nouveau sur la page. Il s’aperçut que pendant qu’il s’était oublié à méditer, il avait écrit d’une façon automatique. Ce n’était plus la même écriture ma- ladroite et serrée. Sa plume avait glissé voluptueusement sur le papier lisse et avait tracé plusieurs fois, en grandes majuscules nettes, les mots : À BAS BIG BROTHER À BAS BIG BROTHER À BAS BIG BROTHER À BAS BIG BROTHER À BAS BIG BROTHER La moitié d’une page en était couverte. Il ne put lutter contre un accès de panique. C’était absurde, car le fait d’écrire ces mots n’était pas plus dangereux que l’acte initial d’ouvrir un journal, mais il fut tenté un moment de déchi- rer les pages gâchées et d’abandonner entièrement son entre- prise. Il n’en fit cependant rien, car il savait que c’était inutile. Qu’il écrivît ou n’écrivît pas À BAS BIG BROTHER n’avait pas d’importance. Qu’il continuât ou arrêtât le journal n’avait pas d’importance. De toute façon, la Police de la Pensée ne le rate- rait pas. Il avait perpétré – et aurait perpétré, même s’il n’avait jamais posé la plume sur le papier – le crime fondamental qui contenait tous les autres. Crime par la pensée, disait-on. Le crime par la pensée n’était pas de ceux que l’on peut éternelle- ment dissimuler. On pouvait ruser avec succès pendant un cer- tain temps, même pendant des années, mais tôt ou tard, c’était forcé, ils vous avaient. C’était toujours la nuit. Les arrestations avaient invaria- blement lieu la nuit. Il y avait le brusque sursaut du réveil, la main rude qui secoue l’épaule, les lumières qui éblouissent, le cercle de visages durs autour du lit. Dans la grande majorité des cas, il n’y avait pas de procès, pas de déclaration d’arrestation. Des gens disparaissaient, simplement, toujours pendant la nuit. Leurs noms étaient supprimés des registres, tout souvenir de leurs actes était effacé, leur existence était niée, puis oubliée. Ils étaient abolis, rendus au néant. Vaporisés, comme on disait. Winston, un instant, fut en proie à une sorte d’hystérie. Il se mit à écrire en un gribouillage rapide et désordonné : ils me fusilleront ça m’est égal ils me troueront la nuque cela m’est égal à bas Big Brother ils visent toujours la nuque cela m’est égal À bas Big Brother. Il se renversa sur sa chaise, légèrement honteux de lui- même et déposa son porte-plume. Puis il sursauta violemment. On frappait à la porte. Déjà ! Il resta assis, immobile comme une souris, dans l’es- poir futile que le visiteur, quel qu’il fût, s’en irait après un seul appel. Mais non, le bruit se répéta. Le pire serait de faire atten- dre. Son cœur battait à se rompre, mais son visage, grâce à une longue habitude, était probablement sans expression. Il se leva et se dirigea lourdement vers la porte.
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