CINQUIÈME LETTRE
Robert à CharlesJe ne sais trop quelle excuse vous donner, Charles, surtout pour la peine que vous avez prise d’écrire à Buénos-Ayres. Je n’ai point passé les mers ; je suis encore à Dinan, et mon malheureux voyage autour du monde m’a tout l’air d’être indéfiniment remis. Vous en jugerez.
Depuis plus de quinze mois, je reçois fort régulièrement vos lettres. Pardonnez-moi de les avoir laissées sans réponse. Si dépourvu de motifs que soit mon silence, je l’aurais prolongé encore, sans une rencontre que j’ai faite ici par hasard. J’ai vu un de vos voisins de Pontoise. Quoi, Charles ! vous êtes marié ! Marié depuis trois mois, et je n’en savais rien ! Cette annonce m’a jeté dans un étonnement que je ne puis vous peindre. Il a donc fallu qu’un habitant de Pontoise s’égarât jusqu’en Bretagne pour que j’apprisse cette nouvelle !
Mais ce n’est pas là ce qui me surprend ; bien au contraire, je m’étonne que, pour commettre un acte aussi noir, vous ne vous soyez point retiré au fond de quelque désert. Vous, Charles, marié ! Quand je songe à ces magnifiques morceaux d’éloquence que vous m’adressiez par la poste, quand je me souviens de vos puissantes diatribes contre le mariage, un rire inextinguible me prend.
Moi aussi, je suis marié, Charles ; et s’il ne faut rien vous cacher, telle est la cause de mon long silence. Comment aurais-je osé avouer ma faiblesse au plus Fougueux parmi les apôtres de la vie de garçon ? J’ai eu tort ; vous, davantage ; je suis certain que vous n’entamerez de votre vie l’escarmouche sur ce terrain.
Comme vous dites, à l’époque où je vous écrivis ma dernière lettre, j’étais fort épris et fort malheureux, si malheureux, que j’en contractai une maladie grave qui faillit me guérir radicalement de mes ennuis. Au plus fort de ma souffrance, mon angoisse la plus amère avait trait à lady Wolsley. Je ne pouvais la suivre, chaque minute qui s’écoulait me semblait apporter un obstacle à notre réunion. Où était-elle ?
Je gardai le lit cinq mois. Au bout de ce temps, convalescent à peine, j’arrêtai une place pour Jersey, comptant passer sans retard en Angleterre. Avant de partir, il me prit envie de revoir le Vauvert, cette maison véritablement fatale où j’avais trouvé ma joie et mes douleurs. Il faisait nuit lorsque j’arrivai sur les bords de la Rance. Par un singulier hasard, le paysage était éclairé comme la première fois que j’étais venu en ce lieu. La lune se levait derrière les remparts ruinés du château et laissait le Vauvert dans l’ombre. Une foule de souvenirs vint aussitôt m’assaillir ; je m’étendis machinalement sur le talus, à la place que vous savez ; puis, ce rapprochement éveillant en moi un fol espoir, je me retournai soudain, m’attendant presque à revoir Ève, telle qu’elle m’était apparue à la fenêtre.
Et je la revis, en effet, calme, souriante. Comme autrefois, son regard s’attachait à moi et ne me quittait point. Un cri étouffé s’échappa de ma poitrine ; galvanisé par la fièvre, je franchis la haie d’un bond. Une minute après, j’entrai dans la chambre où Ève m’était apparue.
Une femme en deuil était assise près du foyer. Au bruit que je fis en entrant, elle se retourna. Je reconnus lady Wolsley. À ce moment, ma vigueur factice m’abandonna tout à coup ; je m’affaissai sur un siège et perdis connaissance. Quand je repris mes sens, j’étais seul encore avec lady Wolsley. Je jetai autour de l’appartement mon regard effaré ; il s’arrêta sur le portrait en pied d’une jeune fille vêtue du costume suédois. Lady Wolsley suivait mes yeux et souriait doucement :
– Ne la reconnaissez-vous pas ? me dit-elle ; c’est Ève.
– C’est vous ! m’écriai-je en portant sa main à mes lèvres.
Je dus comprendre alors qu’Ève, ma mystérieuse apparition, n’était autre chose qu’un portrait.
Lady Wolsley, cependant, avait laissé sa main dans la mienne.
Ce fut moi qui m’éloignai avec une sorte d’effroi en songeant que milord pouvait entrer et nous surprendre. Elle comprit ma pensée, une larme vint à ses yeux.
Paix soit à l’âme du digne nobleman, Charles ! Je remarquai seulement alors que lady Wolsley portait des habits de veuve.
Voici le récit authentique de la fin de lord Wolsley, lord par courtoisie, comme disent les Anglais, car il n’était que le septième fils d’un membre de la chambre haute. Le jour même où sa femme m’avait écrit ce billet d’adieu, qui me frappa d’un coup si v*****t, il avait pris place dans la diligence de Saint-Malo, pour arrêter une cabine à bord du paquebot de Jersey. Au haut du faubourg tout le monde descendit, comme c’est l’habitude. Milord seul ne voulut entendre à aucune représentation, et se jucha sur l’impériale. C’était une dernière bravade qu’il était bien aise de jeter en partant à son mortel ennemi, le Jerzual. Au quart de la rampe, les chevaux prirent le trot ; au milieu, le galop ; un peu plus loin ils culbutèrent, et lord Wolsley, lancé par-dessus leur tête, se rompit le cou.
Sa veuve, au lieu de poursuivre son voyage, revint au Vauvert. Ceci m’explique pourquoi, durant tout le cours de ma maladie, un messager mystérieux venait chaque jour s’informer de mes nouvelles.
Vous pouvez juger si ma convalescence a été douce. Trois mois après la fin de son deuil, Ève (j’aime à la nommer ainsi) est devenue ma femme. N’accusez que vous, séide du célibat, si vous n’avez pas su tout cela plus tôt. Et maintenant mon voyage autour du monde est décidément clos et terminé. Je vous propose de venir me trouver à Dinan. Ici, je me fais une bien grande joie de vous embrasser, et de lire à votre femme vos héroïques diatribes contre le mariage.