II-4

2024 Words
– Je leur ai parlé de vous, ils connaissent nos projets, expliquait-il à Gervaise. Mon Dieu ! que vous êtes enfant ! Venez ce soir… Je vous ai avertie, n’est-ce pas ? Vous trouverez ma sœur un peu raide. Lorilleux non plus n’est pas toujours aimable. Au fond, ils sont très vexés, parce que, si je me marie, je ne mangerai plus chez eux, et ce sera une économie de moins. Mais ça ne fait rien, ils ne vous mettront pas à la porte… Faites ça pour moi, c’est absolument nécessaire. Ces paroles effrayaient Gervaise davantage. Un samedi soir, pourtant, elle céda. Coupeau vint la chercher à huit heures et demie. Elle s’était habillée : une robe noire, avec un châle à palmes jaunes en mousseline de laine imprimée, et un bonnet blanc garni d’une petite dentelle. Depuis six semaines qu’elle travaillait, elle avait économisé les sept francs du châle et les deux francs cinquante du bonnet ; la robe était une vieille robe nettoyée et refaite. – Ils vous attendent, lui dit Coupeau, pendant qu’ils faisaient le tour par la rue des Poissonniers. Oh ! ils commencent à s’habituer à l’idée de me voir marié. Ce soir, ils ont l’air très gentil… Et puis, si vous n’avez jamais vu faire des chaînes d’or, ça vous amusera à regarder. Ils ont justement une commande pressée pour lundi. – Ils ont de l’or chez eux ? demanda Gervaise. – Je crois bien ! il y en a sur les murs, il y en a par terre, il y en a partout. Cependant, ils s’étaient engagés sous la porte ronde et avaient traversé la cour. Les Lorilleux demeuraient au sixième, escalier B. Coupeau lui cria en riant d’empoigner ferme la rampe et de ne plus la lâcher. Elle leva les yeux, cligna les paupières, en apercevant la haute tour creuse de la cage de l’escalier, éclairée par trois becs de gaz, de deux étages en deux étages ; le dernier, tout en haut, avait l’air d’une étoile tremblotante dans un ciel noir, tandis que les deux autres jetaient de longues clartés, étrangement découpées, le long de la spirale interminable des marches. – Hein ? dit le zingueur en arrivant au palier du premier étage, ça sent joliment la soupe à l’oignon. On a mangé de la soupe à l’oignon pour sûr. En effet, l’escalier B, gris, sale, la rampe et les marches graisseuses, les murs éraflés montrant le plâtre, était encore plein d’une violente odeur de cuisine. Sur chaque palier, des couloirs s’enfonçaient, sonores de vacarme, des portes s’ouvraient, peintes en jaune, noircies à la serrure par la crasse des mains ; et, au ras de la fenêtre, le plomb soufflait une humidité fétide, dont la puanteur se mêlait à l’âcreté de l’oignon cuit. On entendait, du rez-de-chaussée au sixième, des bruits de vaisselle, des poêlons qu’on barbotait, des casseroles qu’on grattait avec des cuillers pour les récurer. Au premier étage, Gervaise aperçut, dans l’entrebâillement d’une porte, sur laquelle le mot : Dessinateur, était écrit en grosses lettres, deux hommes attablés devant une toile cirée desservie, causant furieusement, au milieu de la fumée de leurs pipes. Le second étage et le troisième, plus tranquilles, laissaient passer seulement par les fentes des boiseries la cadence d’un berceau, les pleurs étouffés d’un enfant, la grosse voix d’une femme coulant avec un sourd murmure d’eau courante, sans paroles distinctes ; et elle put lire des pancartes clouées, portant des noms : Madame Gaudron, cardeuse, et plus loin : Monsieur Madinier, atelier de cartonnage. On se battait au quatrième : un piétinement dont le plancher tremblait, des meubles culbutés, un effroyable tapage de jurons et de coups ; ce qui n’empêchait pas les voisins d’en face de jouer aux cartes, la porte ouverte, pour avoir de l’air. Mais, quand elle fut au cinquième, Gervaise dut souffler ; elle n’avait pas l’habitude de monter ; ce mur qui tournait toujours, ces logements entrevus qui défilaient, lui cassaient la tête. Une famille, d’ailleurs, barrait le palier ; le père lavait des assiettes sur un petit fourneau de terre, près du plomb, tandis que la mère, adossée à la rampe, nettoyait le bambin, avant d’aller le coucher. Cependant, Coupeau encourageait la jeune femme. Ils arrivaient. Et, lorsqu’il fut enfin au sixième, il se retourna pour l’aider d’un sourire. Elle, la tête levée, cherchait d’où venait un filet de voix, qu’elle écoutait depuis la première marche, clair et perçant, dominant les autres bruits. C’était, sous les toits, une petite vieille qui chantait en habillant des poupées à treize sous. Gervaise vit encore, au moment où une grande fille rentrait avec un seau dans une chambre voisine, un lit défait, où un homme en manches de chemise attendait, vautré, les yeux en l’air ; sur la porte refermée, une carte de visite écrite à la main indiquait : Mademoiselle Clémence, repasseuse. Alors, tout en haut, les jambes cassées, l’haleine courte, elle eut la curiosité de se pencher au-dessus de la rampe ; maintenant, c’était le bec de gaz d’en bas qui semblait une étoile, au fond du puits étroit des six étages ; et les odeurs, la vie énorme et grondante de la maison, lui arrivaient dans une seule haleine, battaient d’un coup de chaleur son visage inquiet, se hasardant là comme au bord d’un gouffre. – Nous ne sommes pas arrivés, dit Coupeau. Oh ! c’est un voyage ! Il avait pris, à gauche, un long corridor. Il tourna deux fois, la première encore à gauche, la seconde à droite. Le corridor s’allongeait toujours, se bifurquait, resserré, lézardé, décrépi, de loin en loin éclairé par une mince flamme de gaz ; et les portes uniformes, à la file comme des portes de prison ou de couvent, continuaient à montrer, presque toutes grandes ouvertes, des intérieurs de misère et de travail, que la chaude soirée de juin emplissait d’une buée rousse. Enfin, ils arrivèrent à un bout de couloir complètement sombre. – Nous y sommes, reprit le zingueur. Attention ! tenez-vous au mur ; il y a trois marches. Et Gervaise fit encore une dizaine de pas, dans l’obscurité, prudemment. Elle buta, compta les trois marches. Mais, au fond du couloir, Coupeau venait de pousser une porte, sans frapper. Une vive clarté s’étala sur le carreau. Ils entrèrent. C’était une pièce étranglée, une sorte de boyau, qui semblait le prolongement même du corridor. Un rideau de laine déteinte, en ce moment relevé par une ficelle, coupait le boyau en deux. Le premier compartiment contenait un lit, poussé sous un angle du plafond mansardé, un poêle de fonte encore tiède du dîner, deux chaises, une table et une armoire dont il avait fallu scier la corniche pour qu’elle pût tenir entre le lit et la porte. Dans le second compartiment se trouvait installé l’atelier : au fond, une étroite forge avec son soufflet ; à droite, un étau scellé au mur, sous une étagère où traînaient des ferrailles ; à gauche, auprès de la fenêtre, un établi tout petit, encombré de pinces, de cisailles, de scies microscopiques, grasses et très sales. – C’est nous ! cria Coupeau, en s’avançant jusqu’au rideau de laine. Mais on ne répondit pas tout de suite. Gervaise, fort émotionnée, remuée surtout par cette idée qu’elle allait entrer dans un lieu plein d’or, se tenait derrière l’ouvrier, balbutiant, hasardant des hochements de tête, pour saluer. La grande clarté, une lampe brûlant sur l’établi, un brasier de charbon flambant dans la forge, accroissait encore son trouble. Elle finit pourtant par voir madame Lorilleux, petite, rousse, assez forte, tirant de toute la vigueur de ses bras courts, à l’aide d’une grosse tenaille, un fil de métal noir, qu’elle passait dans les trous d’une filière, fixée à l’étau. Devant l’établi, Lorilleux, aussi petit de taille, mais d’épaules plus grêles, travaillait, du bout de ses pinces, avec une vivacité de singe, à un travail si menu, qu’il se perdait entre ses doigts noueux. Ce fut le mari qui leva le premier la tête, une tête aux cheveux rares, d’une pâleur jaune de vieille cire, longue et souffrante. – Ah ! c’est vous, bien, bien ! murmura-t-il. Nous sommes pressés, vous savez… N’entrez pas dans l’atelier, ça nous gênerait. Restez dans la chambre. Et il reprit son travail menu, la face de nouveau dans le reflet verdâtre d’une boule d’eau, à travers laquelle la lampe envoyait sur son ouvrage un rond de vive lumière. – Prends les chaises ! cria à son tour madame Lorilleux. C’est cette dame, n’est-ce pas ? Très bien, très bien ! Elle avait roulé le fil ; elle le porta à la forge, et là, activant le brasier avec un large éventail de bois, elle le mit à recuire, avant de le passer dans les derniers trous de la filière. Coupeau avança les chaises, fit asseoir Gervaise au bord du rideau. La pièce était si étroite, qu’il ne put se caser à côté d’elle. Il s’assit en arrière, et il se penchait pour lui donner, dans le cou, des explications sur le travail. La jeune femme, interdite par l’étrange accueil des Lorilleux, mal à l’aise sous leurs regards obliques, avait un bourdonnement aux oreilles qui l’empêchait d’entendre. Elle trouvait la femme très vieille pour ses trente ans, l’air revêche, malpropre avec ses cheveux queue de vache, roulés sur sa camisole défaite. Le mari, d’une année plus âgé seulement, lui semblait un vieillard, aux minces lèvres méchantes, en manches de chemise, les pieds nus dans des pantoufles éculées. Et ce qui la consternait surtout, c’était la petitesse de l’atelier, les murs barbouillés, la ferraille ternie des outils, toute la saleté noire traînant là dans un bric-à-brac de marchand de vieux clous. Il faisait terriblement chaud. Des gouttes de sueur perlaient sur la face verdie de Lorilleux ; tandis que madame Lorilleux se décidait à retirer sa camisole, les bras nus, la chemise plaquant sur les seins tombés. – Et l’or ? demanda Gervaise à demi-voix. Ses regards inquiets fouillaient les coins, cherchaient, parmi toute cette crasse, le resplendissement qu’elle avait rêvé. Mais Coupeau s’était mis à rire. – L’or ? dit-il ; tenez, en voilà, en voilà encore, et en voilà à vos pieds ! Il avait indiqué successivement le fil aminci que travaillait sa sœur, et un autre paquet de fil, pareil à une liasse de fil de fer, accroché au mur, près de l’étau ; puis, se mettant à quatre pattes, il venait de ramasser par terre, sous la claie de bois qui recouvrait le carreau de l’atelier, un déchet, un brin semblable à la pointe d’une aiguille rouillée. Gervaise se récriait. Ce n’était pas de l’or, peut-être, ce métal noirâtre, vilain comme du fer ! Il dut mordre le déchet, lui montrer l’entaille luisante de ses dents. Et il reprenait ses explications : les patrons fournissaient l’or en fil, tout allié ; les ouvriers le passaient d’abord par la filière pour l’obtenir à la grosseur voulue, en ayant soin de le faire recuire cinq ou six fois pendant l’opération, afin qu’il ne cassât pas. Oh ! il fallait une bonne poigne et de l’habitude ! Sa sœur empêchait son mari de toucher aux filières, parce qu’il toussait. Elle avait de fameux bras, il lui avait vu tirer l’or aussi mince qu’un cheveu. Cependant, Lorilleux, pris d’un accès de toux, se pliait sur son tabouret. Au milieu de la quinte, il parla, il dit d’une voix suffoquée, toujours sans regarder Gervaise, comme s’il eût constaté la chose uniquement pour lui : – Moi, je fais la colonne. Coupeau força Gervaise à se lever. Elle pouvait bien s’approcher, elle verrait. Le chaîniste consentit d’un grognement. Il enroulait le fil préparé par sa femme autour d’un mandrin, une baguette d’acier très mince. Puis, il donna un léger coup de scie, qui tout le long du mandrin coupa le fil, dont chaque tour forma un maillon. Ensuite, il souda. Les maillons étaient posés sur un gros morceau de charbon de bois. Il les mouillait d’une goutte de borax, prise dans le c*l d’un verre cassé, à côté de lui ; et, rapidement, il les rougissait à la lampe, sous la flamme horizontale du chalumeau. Alors, quand il eut une centaine de maillons, il se remit une fois encore à son travail menu, appuyé au bord de la cheville, un bout de planchette que le frottement de ses mains avait poli. Il ployait la maille à la pince, la serrait d’un côté, l’introduisait dans la maille supérieure déjà en place, la rouvrait à l’aide d’une pointe ; cela avec une régularité continue, les mailles succédant aux mailles, si vivement, que la chaîne s’allongeait peu à peu sous les yeux de Gervaise, sans lui permettre de suivre et de bien comprendre. – C’est la colonne, dit Coupeau. Il y a le jaseron, le forçat, la gourmette, la corde. Mais ça, c’est la colonne. Lorilleux ne fait que la colonne. Celui-ci eut un ricanement de satisfaction. Il cria, tout en continuant à pincer les mailles, invisibles entre ses ongles noirs : – Écoute donc, Cadet-Cassis !… J’établissais un calcul, ce matin. J’ai commencé à douze ans, n’est-ce pas ? Eh bien ! sais-tu quel bout de colonne j’ai dû faire au jour d’aujourd’hui ? Il leva sa face pâle, cligna ses paupières rougies. – Huit mille mètres, entends-tu ! Deux lieues !… Hein ! un bout de colonne de deux lieues ! Il y a de quoi entortiller le cou à toutes les femelles du quartier… Et, tu sais, le bout s’allonge toujours. J’espère bien aller de Paris à Versailles.
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