II-2

2004 Words
– Ah bien ! murmura-t-elle, en voilà trois qui ont un fameux poil dans la main ! – Tiens, dit Coupeau, je le connais, le grand ; c’est Mes-Bottes, un camarade. L’Assommoir s’était empli. On parlait très fort, avec des éclats de voix qui déchiraient le murmure gras des enrouements. Des coups de poing sur le comptoir, par moments, faisaient tinter les verres. Tous debout, les mains croisées sur le ventre ou rejetées derrière le dos, les buveurs formaient de petits groupes, serrés les uns contre les autres ; il y avait des sociétés, près des tonneaux, qui devaient attendre un quart d’heure, avant de pouvoir commander leurs tournées au père Colombe. – Comment ! c’est cet aristo de Cadet-Cassis ! cria Mes-Bottes, en appliquant une rude tape sur l’épaule de Coupeau. Un joli monsieur qui fume du papier et qui a du linge !… On veut donc épater sa connaissance, on lui paye des douceurs ! – Hein ! ne m’embête pas ! répondit Coupeau, très contrarié. Mais l’autre ricanait. – Suffit ! on est à la hauteur, mon bonhomme… Les mufes sont des mufes, voilà ! Il tourna le dos, après avoir louché terriblement, en regardant Gervaise. Celle-ci se reculait, un peu effrayée. La fumée des pipes, l’odeur forte de tous ces hommes, montaient dans l’air chargé d’alcool ; et elle étouffait, prise d’une petite toux. – Oh ! c’est vilain de boire ! dit-elle à demi-voix. Et elle raconta qu’autrefois, avec sa mère, elle buvait de l’anisette, à Plassans. Mais elle avait failli en mourir un jour, et ça l’avait dégoûtée ; elle ne pouvait plus voir les liqueurs. – Tenez, ajouta-t-elle en montrant son verre, j’ai mangé ma prune ; seulement, je laisserai la sauce, parce que ça me ferait du mal. Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu’on pût avaler de pleins verres d’eau-de-vie. Une prune par-ci par-là, ça n’était pas mauvais. Quant au vitriol, à l’absinthe et aux autres cochonneries, bonsoir ! il n’en fallait pas. Les camarades avaient beau le blaguer, il restait à la porte, lorsque ces cheulards-là entraient à la mine à poivre. Le papa Coupeau, qui était zingueur comme lui, s’était écrabouillé la tête sur le pavé de la rue Coquenard, en tombant, un jour de ribote, de la gouttière du n° 25 ; et ce souvenir, dans la famille, les rendait tous sages. Lui, lorsqu’il passait rue Coquenard et qu’il voyait la place, il aurait plutôt bu l’eau du ruisseau que d’avaler un canon gratis chez le marchand de vin. Il conclut par cette phrase : – Dans notre métier, il faut des jambes solides. Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levait pourtant pas, le tenait sur ses genoux, les regards perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines d’existence. Et elle dit encore, lentement, sans transition apparente : – Mon Dieu ! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand-chose… Mon idéal, ce serait de travailler tranquille, de manger toujours du pain, d’avoir un trou un peu propre pour dormir, vous savez, un lit, une table et deux chaises, pas davantage… Ah ! je voudrais aussi élever mes enfants, en faire de bons sujets, si c’était possible… Il y a encore un idéal, ce serait de ne pas être battue, si je me remettais jamais en ménage ; non, ça ne me plairait pas d’être battue… Et c’est tout, vous voyez, c’est tout… Elle cherchait, interrogeait ses désirs, ne trouvait plus rien de sérieux qui la tentât. Cependant, elle reprit, après avoir hésité : – Oui, on peut à la fin avoir le désir de mourir dans son lit… Moi, après avoir bien trimé toute ma vie, je mourrais volontiers dans mon lit, chez moi. Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était déjà debout, s’inquiétant de l’heure. Mais ils ne sortirent pas tout de suite ; elle eut la curiosité d’aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour ; et le zingueur, qui l’avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l’appareil, montrant l’énorme cornue d’où tombait un filet limpide d’alcool. L’alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre ; pas une fumée ne s’échappait ; à peine entendait-on un souffle intérieur, un ronflement souterrain ; c’était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deux camarades, était venu s’accouder sur la barrière, en attendant qu’un coin du comptoir fût libre. Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant la tête, les yeux attendris, fixés sur la machine à soûler. Tonnerre de Dieu ! elle était bien gentille ! Il y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu’on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud, l’emplir, lui descendre jusqu’aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame ! il ne se serait plus dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe ! Et les camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de même. L’alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d’alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris. Alors, Gervaise, prise d’un frisson, recula ; et elle tâchait de sourire, en murmurant : – C’est bête, ça me fait froid, cette machine… la boisson me fait froid… Puis, revenant sur l’idée qu’elle caressait d’un bonheur parfait : – Hein ? n’est-ce pas ? ça vaudrait bien mieux : travailler, manger du pain, avoir un trou à soi, élever ses enfants, mourir dans son lit… – Et ne pas être battue, ajouta Coupeau gaiement. Mais je ne vous battrais pas, moi, si vous vouliez, madame Gervaise… Il n’y a pas de crainte, je ne bois jamais, puis je vous aime trop… Voyons, c’est pour ce soir, nous nous chaufferons les petons. Il avait baissé la voix, il lui parlait dans le cou, tandis qu’elle s’ouvrait un chemin, son panier en avant, au milieu des hommes. Mais elle dit encore non, de la tête, à plusieurs reprises. Pourtant, elle se retournait, lui souriait, semblait heureuse de savoir qu’il ne buvait pas. Bien sûr, elle lui aurait dit oui, si elle ne s’était pas juré de ne point se remettre avec un homme. Enfin, ils gagnèrent la porte, ils sortirent. Derrière eux, l’Assommoir restait plein, soufflant jusqu’à la rue le bruit des voix enrouées et l’odeur liquoreuse des tournées de vitriol. On entendait Mes-Bottes traiter le père Colombe de fripouille, en l’accusant de n’avoir rempli son verre qu’à moitié. Lui, était un bon, un chouette, un d’attaque. Ah ! zut ! le singe pouvait se fouiller, il ne retournait pas à la boîte, il avait la flemme. Et il proposait aux deux camarades d’aller au Petit bonhomme qui tousse, une mine à poivre de la barrière Saint-Denis, où l’on buvait du chien tout pur. – Ah ! on respire, dit Gervaise, sur le trottoir. Eh bien ! adieu, et merci, monsieur Coupeau… Je rentre vite. Elle allait suivre le boulevard. Mais il lui avait pris la main, il ne la lâchait pas, répétant : – Faites donc le tour avec moi, passez par la rue de la Goutte-d’Or, ça ne vous allonge guère… Il faut que j’aille chez ma sœur, avant de retourner au chantier… Nous nous accompagnerons. Elle finit par accepter, et ils montèrent lentement la rue des Poissonniers, côte à côte, sans se donner le bras. Il lui parlait de sa famille. La mère, maman Coupeau, une ancienne giletière, faisait des ménages, à cause de ses yeux qui s’en allaient. Elle avait eu ses soixante-deux ans, le 3 du mois dernier. Lui, était le plus jeune. L’une de ses sœurs, madame Lerat, une veuve de trente-six ans, travaillait dans les fleurs et habitait la rue des Moines, aux Batignolles. L’autre, âgée de trente ans, avait épousé un chaîniste, ce pince-sans-rire de Lorilleux. C’était chez celle-là qu’il allait, rue de la Goutte-d’Or. Elle logeait dans la grande maison, à gauche. Le soir, il mangeait la pot-bouille chez les Lorilleux ; c’était une économie pour tous les trois. Même, il passait chez eux les avertir de ne pas l’attendre, parce qu’il était invité ce jour-là par un ami. Gervaise, qui l’écoutait, lui coupa brusquement la parole pour lui demander en souriant : – Vous vous appelez donc Cadet-Cassis, monsieur Coupeau ? – Oh ! répondit-il, c’est un surnom que les camarades m’ont donné, parce que je prends généralement du cassis, quand ils m’emmènent de force chez le marchand de vin… Autant s’appeler Cadet-Cassis que Mes-Bottes, n’est-ce pas ? – Bien sûr, ce n’est pas vilain, Cadet-Cassis, déclara la jeune femme. Et elle l’interrogea sur son travail. Il travaillait toujours là, derrière le mur de l’octroi, au nouvel hôpital. Oh ! la besogne ne manquait pas, il ne quitterait certainement pas ce chantier de l’année. Il y en avait des mètres et des mètres de gouttières ! – Vous savez, dit-il, je vois l’hôtel Boncœur, quand je suis là-haut… Hier, vous étiez à la fenêtre, j’ai fait aller les bras, mais vous ne m’avez pas aperçu. Cependant, ils s’étaient déjà engagés d’une centaine de pas dans la rue de la Goutte-d’Or, lorsqu’il s’arrêta, levant les yeux, disant : – Voilà la maison… Moi, je suis né plus loin, au 22… Mais cette maison-là, tout de même, fait un joli tas de maçonnerie ! C’est grand comme une caserne, là-dedans ! Gervaise haussait le menton, examinait la façade. Sur la rue, la maison avait cinq étages, alignant chacun à la file quinze fenêtres, dont les persiennes noires, aux lames cassées, donnaient un air de ruine à cet immense pan de muraille. En bas, quatre boutiques occupaient le rez-de-chaussée : à droite de la porte, une vaste salle de gargote graisseuse ; à gauche, un charbonnier, un mercier et une marchande de parapluies. La maison paraissait d’autant plus colossale qu’elle s’élevait entre deux petites constructions basses, chétives, collées contre elle ; et, carrée, pareille à un bloc de mortier gâché grossièrement, se pourrissant et s’émiettant sous la pluie, elle profilait sur le ciel clair, au-dessus des toits voisins, son énorme cube brut, ses flancs non crépis, couleur de boue, d’une nudité interminable de murs de prison, où des rangées de pierres d’attente semblaient des mâchoires caduques, bâillant dans le vide. Mais Gervaise regardait surtout la porte, une immense porte ronde, s’élevant jusqu’au deuxième étage, creusant un porche profond, à l’autre bout duquel on voyait le coup de jour blafard d’une grande cour. Au milieu de ce porche, pavé comme la rue, un ruisseau coulait, roulant une eau rose très tendre. – Entrez donc, dit Coupeau, on ne vous mangera pas. Gervaise voulut l’attendre dans la rue. Cependant, elle ne put s’empêcher de s’enfoncer sous le porche, jusqu’à la loge du concierge, qui était à droite. Et là, au seuil, elle leva de nouveau les yeux. À l’intérieur, les façades avaient six étages, quatre façades régulières enfermant le vaste carré de la cour. C’étaient des murailles grises, mangées d’une lèpre jaune, rayées de bavures par l’égouttement des toits, qui montaient toutes plates du pavé aux ardoises, sans une moulure ; seuls les tuyaux de descente se coudaient aux étages, où les caisses béantes des plombs mettaient la tache de leur fonte rouillée. Les fenêtres sans persienne montraient des vitres nues, d’un vert glauque d’eau trouble. Certaines, ouvertes, laissaient pendre des matelas à carreaux bleus, qui prenaient l’air ; devant d’autres, sur des cordes tendues, des linges séchaient, toute la lessive d’un ménage, les chemises de l’homme, les camisoles de la femme, les culottes des gamins ; il y en avait une, au troisième, où s’étalait une couche d’enfant, emplâtrée d’ordure. Du haut en bas, les logements trop petits crevaient au-dehors, lâchaient des bouts de leur misère par toutes les fentes. En bas, desservant chaque façade, une porte haute et étroite, sans boiserie, taillée dans le nu du plâtre, creusait un vestibule lézardé, au fond duquel tournaient les marches boueuses d’un escalier à rampe de fer ; et l’on comptait ainsi quatre escaliers, indiqués par les quatre premières lettres de l’alphabet, peintes sur le mur. Les rez-de-chaussée étaient aménagés en immenses ateliers, fermés par des vitrages noirs de poussière : la forge d’un serrurier y flambait ; on entendait plus loin les coups de rabot d’un menuisier ; tandis que, près de la loge, un laboratoire de teinturier lâchait à gros bouillons ce ruisseau d’un rose tendre coulant sous le porche. Salie de flaques d’eau teintée, de copeaux, d’escarbilles de charbon, plantée d’herbe sur ses bords, entre ses pavés disjoints, la cour s’éclairait d’une clarté crue, comme coupée en deux par la ligne où le soleil s’arrêtait. Du côté de l’ombre, autour de la fontaine dont le robinet entretenait là une continuelle humidité, trois petites poules piquaient le sol, cherchaient des vers de terre, les pattes crottées. Et Gervaise lentement promenait son regard, l’abaissait du sixième étage au pavé, remontait, surprise de cette énormité, se sentant au milieu d’un organe vivant, au cœur même d’une ville, intéressée par la maison, comme si elle avait eu devant elle une personne géante. – Est-ce que madame demande quelqu’un ? cria la concierge, intriguée, en paraissant à la porte de la loge.
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