Cependant, Gervaise, à petits pas, suivait l’allée, en jetant des regards à droite et à gauche. Elle portait son paquet de linge passé au bras, la hanche haute, boitant plus fort, dans le va-et-vient des laveuses qui la bousculaient.
– Eh ! par ici, ma petite ! cria la grosse voix de madame Boche.
Puis, quand la jeune femme l’eut rejointe, à gauche, tout au bout, la concierge, qui frottait furieusement une chaussette, se mit à parler par courtes phrases, sans lâcher sa besogne.
– Mettez-vous là, je vous ai gardé votre place… Oh ! je n’en ai pas pour longtemps. Boche ne salit presque pas son linge… Et vous ? ça ne va pas traîner non plus, hein ? Il est tout petit, votre paquet. Avant midi, nous aurons expédié ça, et nous pourrons aller déjeuner… Moi, je donnais mon linge à une blanchisseuse de la rue Poulet ; mais elle m’emportait tout, avec son chlore et ses brosses. Alors, je lave moi-même. C’est tout gagné. Ça ne coûte que le savon… Dites donc, voilà des chemises que vous auriez dû mettre à couler. Ces gueux d’enfants, ma parole ! ça a de la suie au derrière.
Gervaise défaisait son paquet, étalait les chemises des petits ; et comme madame Boche lui conseillait de prendre un seau d’eau de lessive, elle répondit :
– Oh ! non, l’eau chaude suffira… Ça me connaît.
Elle avait trié le linge, mis à part les quelques pièces de couleur. Puis, après avoir empli son baquet de quatre seaux d’eau froide, pris au robinet, derrière elle, elle plongea le tas du linge blanc ; et, relevant sa jupe, la tirant entre ses cuisses, elle entra dans une boîte posée debout, qui lui arrivait au ventre.
– Ça vous connaît, hein ? répétait madame Boche. Vous étiez blanchisseuse dans votre pays, n’est-ce pas, ma petite ?
Gervaise, les manches retroussées, montrant ses beaux bras de blonde, jeunes encore, à peines rosés aux coudes, commençait à décrasser son linge. Elle venait d’étaler une chemise sur la planche étroite de la batterie, mangée et blanchie par l’usure de l’eau ; elle la frottait de savon, la retournait, la frottait de l’autre côté. Avant de répondre, elle empoigna son battoir, se mit à taper, criant ses phrases, les ponctuant à coups rudes et cadencés.
– Oui, oui, blanchisseuse… À dix ans… Il y a douze ans de ça… Nous allions à la rivière… Ça sentait meilleur qu’ici… Il fallait voir, il y avait un coin sous les arbres… avec de l’eau claire qui courait… Vous savez, à Plassans… Vous ne connaissez pas Plassans ?… près de Marseille ?
– C’est du chien, ça ! s’écria madame Boche, émerveillée de la rudesse des coups de battoir. Quelle mâtine ! elle vous aplatirait du fer, avec ses petits bras de demoiselle !
La conversation continua, très haut. La concierge, parfois, était obligée de se pencher, n’entendant pas. Tout le linge blanc fut battu, et ferme ! Gervaise le replongea dans le baquet, le reprit pièce par pièce pour le frotter de savon une seconde fois et le brosser. D’une main, elle fixait la pièce sur la batterie ; de l’autre main, qui tenait la courte brosse de chiendent, elle tirait du linge une mousse salie, qui, par longues bavures, tombait. Alors, dans le petit bruit de la brosse, elles se rapprochèrent, elles causèrent d’une façon plus intime.
– Non, nous ne sommes pas mariés, reprit Gervaise. Moi, je ne m’en cache pas. Lantier n’est pas si gentil pour qu’on souhaite d’être sa femme. S’il n’y avait pas les enfants, allez !… J’avais quatorze ans et lui dix-huit, quand nous avons eu notre premier. L’autre est venu quatre ans plus tard… C’est arrivé comme ça arrive toujours, vous savez. Je n’étais pas heureuse chez nous ; le père Macquart, pour un oui, pour un non, m’allongeait des coups de pied dans les reins. Alors, ma foi, on songe à s’amuser dehors… On nous aurait mariés, mais je ne sais plus, nos parents n’ont pas voulu.
Elle secoua ses mains, qui rougissaient sous la mousse blanche.
– L’eau est joliment dure à Paris, dit-elle.
Madame Boche ne lavait plus que mollement. Elle s’arrêtait, faisant durer son savonnage, pour rester là, à connaître cette histoire, qui torturait sa curiosité depuis quinze jours. Sa bouche était à demi ouverte dans sa grosse face ; ses yeux, à fleur de tête, luisaient. Elle pensait, avec la satisfaction d’avoir deviné : « C’est ça, la petite cause trop. Il y a eu du grabuge. »
Puis, tout haut :
– Il n’est pas gentil, alors ?
– Ne m’en parlez pas ! répondit Gervaise, il était très bien pour moi, là-bas ; mais, depuis que nous sommes à Paris, je ne peux plus en venir à bout… Il faut vous dire que sa mère est morte l’année dernière, en lui laissant quelque chose, dix-sept cents francs à peu près. Il voulait partir pour Paris. Alors, comme le père Macquart m’envoyait toujours des gifles sans crier gare, j’ai consenti à m’en aller avec lui ; nous avons fait le voyage avec les deux enfants. Il devait m’établir blanchisseuse et travailler de son état de chapelier. Nous aurions été très heureux… Mais, voyez-vous, Lantier est un ambitieux, un dépensier, un homme qui ne songe qu’à son amusement. Il ne vaut pas grand-chose, enfin… Nous sommes donc descendus à l’hôtel Montmartre, rue Montmartre. Et ç’a été des dîners, des voitures, le théâtre, une montre pour lui, une robe de soie pour moi ; car il n’a pas mauvais cœur, quand il a de l’argent. Vous comprenez, tout le tremblement, si bien qu’au bout de deux mois nous étions nettoyés. C’est à ce moment-là que nous sommes venus habiter l’hôtel Boncœur et que la sacrée vie a commencé…
Elle s’interrompit, serrée tout d’un coup à la gorge, rentrant ses larmes. Elle avait fini de brosser son linge.
– Il faut que j’aille chercher mon eau chaude, murmura-t-elle.
Mais madame Boche, très contrariée de cet arrêt dans les confidences, appela le garçon du lavoir qui passait.
– Mon petit Charles, vous serez bien gentil, allez donc chercher un seau d’eau chaude à madame, qui est pressée.
Le garçon prit le seau et le rapporta plein. Gervaise paya, c’était un sou le seau. Elle versa l’eau chaude dans le baquet, et savonna le linge une dernière fois, avec les mains, se ployant au-dessus de la batterie, au milieu d’une vapeur qui accrochait des filets de fumée grise dans ses cheveux blonds.
– Tenez, mettez donc des cristaux, j’en ai là, dit obligeamment la concierge.
Et elle vida dans le baquet de Gervaise le fond d’un sac de bicarbonate de soude, qu’elle avait apporté. Elle lui offrit aussi de l’eau de javelle ; mais la jeune femme refusa ; c’était bon pour les taches de graisse et les taches de vin.
– Je le crois un peu coureur, reprit madame Boche, en revenant à Lantier, sans le nommer.
Gervaise, les reins en deux, les mains enfoncées et crispées dans le linge, se contenta de hocher la tête.
– Oui, oui, continua l’autre, je me suis aperçue de plusieurs petites choses…
Mais elle se récria, devant le brusque mouvement de Gervaise qui s’était relevée, toute pâle, en la dévisageant.
– Oh ! non, je ne sais rien !… Il aime à rire, je crois, voilà tout… Ainsi, les deux filles qui logent chez nous, Adèle et Virginie, vous les connaissez, eh bien ! il plaisante avec elles, et ça ne va pas plus loin, j’en suis sûre.
La jeune femme, droite devant elle, la face en sueur, les bras ruisselants, la regardait toujours, d’un regard fixe et profond. Alors, la concierge se fâcha, s’appliqua un coup de poing sur la poitrine, en donnant sa parole d’honneur. Elle criait :
– Je ne sais rien, là, quand je vous le dis !
Puis, se calmant, elle ajouta d’une voix doucereuse, comme on parle à une personne à qui la vérité ne vaudrait rien :
– Moi, je trouve qu’il a les yeux francs… Il vous épousera, ma petite, je vous le promets !
Gervaise s’essuya le front de sa main mouillée. Puis, elle tira de l’eau une autre pièce de linge, en hochant de nouveau la tête. Un instant, toutes deux gardèrent le silence. Autour d’elles, le lavoir s’était apaisé. Onze heures sonnaient. La moitié des laveuses, assises d’une jambe au bord de leurs baquets, avec un litre de vin débouché à leurs pieds, mangeaient des saucisses dans des morceaux de pain fendus. Seules, les ménagères venues là pour laver leurs petits paquets de linge, se hâtaient, en regardant l’œil-de-bœuf accroché au-dessus du bureau. Quelques coups de battoir partaient encore, espacés, au milieu des rires adoucis, des conversations qui s’empâtaient dans un bruit glouton de mâchoires ; tandis que la machine à vapeur, allant son train, sans repos ni trêve, semblait hausser la voix, vibrante, ronflante, emplissant l’immense salle. Mais pas une des femmes ne l’entendait ; c’était comme la respiration même du lavoir, une haleine ardente amassant sous les poutres du plafond l’éternelle buée qui flottait. La chaleur devenait intolérable ; des rais de soleil entraient à gauche, par les hautes fenêtres, allumant les vapeurs fumantes de nappes opalisées, d’un gris rose et d’un gris bleu très tendre. Et, comme des plaintes s’élevaient, le garçon Charles allait d’une fenêtre à l’autre, tirait des stores de grosse toile ; ensuite, il passa de l’autre côté, du côté de l’ombre, et ouvrit des vasistas. On l’acclamait, on battait des mains ; une gaieté formidable roulait. Puis, les derniers battoirs eux-mêmes se turent. Les laveuses, la bouche pleine, ne faisaient plus que des gestes avec les couteaux ouverts qu’elles tenaient au poing. Le silence devenait tel, qu’on entendait régulièrement, tout au bout, le grincement de la pelle du chauffeur, prenant du charbon de terre et le jetant dans le fourneau de la machine.
Cependant, Gervaise lavait son linge de couleur dans l’eau chaude, grasse de savon, qu’elle avait conservée. Quand elle eut fini, elle approcha un tréteau, jeta en travers toutes les pièces, qui faisaient à terre des mares bleuâtres. Et elle commença à rincer. Derrière elle, le robinet d’eau froide coulait au-dessus d’un vaste baquet, fixé au sol, et que traversaient deux barres de bois, pour soutenir le linge. Au-dessus, en l’air, deux autres barres passaient, où le linge achevait de s’égoutter.
– Voilà qui va être fini, ce n’est pas malheureux, dit madame Boche. Je reste pour vous aider à tordre tout ça.
– Oh ! ce n’est pas la peine, je vous remercie bien, répondit la jeune femme, qui pétrissait de ses poings et barbotait les pièces de couleur dans l’eau claire. Si j’avais des draps, je ne dis pas.
Mais il lui fallut pourtant accepter l’aide de la concierge. Elles tordaient toutes deux, chacune à un bout, une jupe, un petit lainage marron mauvais teint, d’où sortait une eau jaunâtre, lorsque madame Boche s’écria :
– Tiens ! la grande Virginie !… Qu’est-ce qu’elle vient laver ici, celle-là, avec ses quatre guenilles dans un mouchoir ?
Gervaise avait vivement levé la tête. Virginie était une fille de son âge, plus grande qu’elle, brune, jolie malgré sa figure un peu longue. Elle avait une vieille robe noire à volants, un ruban rouge au cou ; et elle était coiffée avec soin, le chignon pris dans un filet en chenille bleue. Un instant, au milieu de l’allée centrale, elle pinça les paupières, ayant l’air de chercher ; puis, quand elle eut aperçu Gervaise, elle vint passer près d’elle, raide, insolente, balançant ses hanches, et s’installa sur la même rangée, à cinq baquets de distance.
– En voilà un caprice ! continuait madame Boche, à voix plus basse. Jamais elle ne savonne une paire de manches… Ah ! une fameuse fainéante, je vous en réponds ! Une couturière qui ne recoud pas seulement ses bottines ! C’est comme sa sœur, la brunisseuse, cette gredine d’Adèle, qui manque l’atelier deux jours sur trois ! Ça n’a ni père ni mère connus, ça vit d’on ne sait quoi, et si l’on voulait parler… Qu’est-ce qu’elle frotte donc là ? Hein ? c’est un jupon ? Il est joliment dégoûtant, il a dû en voir de propres, ce jupon !
Madame Boche, évidemment, voulait faire plaisir à Gervaise. La vérité était qu’elle prenait souvent le café avec Adèle et Virginie, quand les petites avaient de l’argent. Gervaise ne répondait pas, se dépêchait, les mains fiévreuses. Elle venait de faire son bleu, dans un petit baquet monté sur trois pieds. Elle trempait ses pièces de blanc, les agitait un instant au fond de l’eau teintée, dont le reflet prenait une pointe de laque ; et, après les avoir tordues légèrement, elle les alignait sur les barres de bois, en haut. Pendant toute cette besogne, elle affectait de tourner le dos à Virginie. Mais elle entendait ses ricanements, elle sentait sur elle ses regards obliques. Virginie semblait n’être venue que pour la provoquer. Un instant, Gervaise s’était retournée, elles se regardèrent toutes deux, fixement.
– Laissez-la donc, murmura madame Boche. Vous n’allez peut-être pas vous prendre aux cheveux… Quand je vous dis qu’il n’y a rien ! Ce n’est pas elle, là !
À ce moment, comme la jeune femme pendait sa dernière pièce de linge, il y eut des rires à la porte du lavoir.
– C’est deux gosses qui demandent maman ! cria Charles.
Toutes les femmes se penchèrent. Gervaise reconnut Claude et Étienne. Dès qu’ils l’aperçurent, ils coururent à elle, au milieu des flaques, tapant sur les dalles les talons de leurs souliers dénoués. Claude, l’aîné, donnait la main à son petit frère. Les laveuses, sur leur passage, avaient de légers cris de tendresse, à les voir un peu effrayés, souriant pourtant. Et ils restèrent là, devant leur mère, sans se lâcher, levant leurs têtes blondes.