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Chemin faisant
Le cours des idées de James Starr fut brusquement arrêté, lorsqu’il eut lu cette seconde lettre, contradictoire de la première.
« Qu’est-ce que cela veut dire ? » se demanda-t-il.
James Starr reprit l’enveloppe à demi déchirée. Elle portait, ainsi que l’autre, le timbre du bureau de poste d’Aberfoyle. Elle était donc partie de ce même point du comté de Stirling. Ce n’était pas le vieux mineur qui l’avait écrite, – évidemment. Mais, non moins évidemment, l’auteur de cette seconde lettre connaissait le secret de l’overman, puisqu’il contremandait formellement l’invitation faite à l’ingénieur de se rendre au puits Yarow.
Était-il donc vrai que cette première communication fût maintenant sans objet ? Voulait-on empêcher James Starr de se déranger, soit inutilement, soit utilement ? N’y avait-il pas là plutôt une intention malveillante de contrecarrer les projets de Simon Ford ?
C’est ce que pensa James Starr, après mûre réflexion. Cette contradiction, qui existait entre les deux lettres, ne fit naître en lui qu’un plus vif désir de se rendre à la fosse Dochart. D’ailleurs, si, dans tout cela, il n’y avait qu’une mystification, mieux valait s’en assurer. Mais il semblait bien à James Starr qu’il convenait d’accorder plus de créance à la première lettre qu’à la seconde – c’est-à-dire à la demande d’un homme tel que Simon Ford plutôt qu’à cet avis de son contradicteur anonyme.
« En vérité, puisqu’on prétend influencer ma résolution, se dit-il, c’est que la communication de Simon Ford doit avoir une extrême importance ! Demain, je serai au rendez-vous indiqué et à l’heure convenue ! »
Le soir venu, James Starr fit ses préparatifs de départ. Comme il pouvait arriver que son absence se prolongeât pendant quelques jours, il prévint, par lettre, Sir W. Elphiston, le président de « Royal Institution », qu’il ne pourrait assister à la prochaine séance de la Société. Il se dégagea également de deux ou trois affaires, qui devaient l’occuper pendant la semaine. Puis, après avoir donné l’ordre à son domestique de préparer un sac de voyage, il se coucha, plus impressionné que l’affaire ne le comportait peut-être.
Le lendemain, à cinq heures, James Starr sautait hors de son lit, s’habillait chaudement – car il tombait une pluie froide –, et il quittait sa maison de la Canongate, pour aller prendre à Granton-pier le steam-boat qui, en trois heures, remonte le Forth jusqu’à Stirling.
Pour la première fois, peut-être, James Starr, en traversant la Canongate2, ne se retourna pas pour regarder Holyrood, ce palais des anciens souverains de l’Écosse. Il n’aperçut pas, devant sa poterne, les sentinelles revêtues de l’antique costume écossais, jupon d’étoffe verte, plaid quadrillé et sac de peau de chèvre à longs poils pendant sur la cuisse. Bien qu’il fût fanatique de Walter Scott, comme l’est tout vrai fils de la vieille Calédonie, l’ingénieur, ainsi qu’il ne manquait jamais de le faire, ne donna même pas un coup d’œil à l’auberge où Waverley descendit, et dans laquelle le tailleur lui apporta ce fameux costume en tartan de guerre qu’admirait si naïvement la veuve Flockhart. Il ne salua pas, non plus, la petite place où les montagnards déchargèrent leurs fusils, après la victoire du Prétendant, au risque de tuer Flora Mac Ivor. L’horloge de la prison tendait au milieu de la rue son cadran désolé : il n’y regarda que pour s’assurer qu’il ne manquerait point l’heure du départ. On doit avouer aussi qu’il n’entrevit pas dans Nelher-Bow la maison du grand réformateur John Knox, le seul homme que ne purent séduire les sourires de Marie Stuart. Mais, prenant par High-street, la rue populaire, si minutieusement décrite dans le roman de L’Abbé, il s’élança vers le pont gigantesque de Bridge-street, qui relie les trois collines d’Edimbourg.
Quelques minutes après, James Starr arrivait à la gare du « Général railway », et le train le débarquait, une demi-heure après, à Newhaven, joli village de pêcheurs, situé à un mille de Leith, qui forme le port d’Edimbourg. La marée montante recouvrait alors la plage noirâtre et rocailleuse du littoral. Les premiers flots baignaient une estacade, sorte de jetée supportée par des chaînes. À gauche, un de ces bateaux qui font le service du Forth, entre Edimbourg et Stirling, était amarré au « pier » de Granton.
En ce moment, la cheminée du Prince de Galles vomissait des tourbillons de fumée noire, et sa chaudière ronflait sourdement. Au son de la cloche, qui ne tinta que quelques coups, les voyageurs en retard se hâtèrent d’accourir. Il y avait là une foule de marchands, de fermiers, de ministres, ces derniers reconnaissables à leurs culottes courtes, à leurs longues redingotes, au mince liséré blanc qui cerclait leur cou.
James Starr ne fut pas le dernier à s’embarquer. Il sauta lestement sur le pont du Prince de Galles. Bien que la pluie tombât avec violence, pas un de ces passagers ne songeait à chercher un abri dans le salon du steam-boat. Tous restaient immobiles, enveloppés de leurs couvertures de voyage, quelques-uns se ranimant de temps à autre avec le gin ou le whisky de leur bouteille, – ce qu’ils appellent « se vêtir à l’intérieur ». Un dernier coup de cloche se fit entendre, les amarres furent larguées, et le Prince de Galles évolua pour sortir du petit bassin, qui l’abritait contre les lames de la mer du Nord.
Le Firth of Forth, tel est le nom que l’on donne au golfe creusé entre les rives du comté de Fife, au nord, et celles des comtés de Linlilhgow, d’Edimbourg et Haddington, au sud. Il forme l’estuaire du Forth, fleuve peu important, sorte de Tamise ou de Mersey aux eaux profondes, qui, descendu des flancs ouest du Ben Lomond, se jette dans la mer à Kincardine.
Ce ne serait qu’une courte traversée que celle de Granton-pier à l’extrémité de ce golfe, si la nécessité de faire escale aux diverses stations des deux rives n’obligeait à de nombreux détours. Les villes, les villages, les cottages s’étalent sur les bords du Forth entre les arbres d’une campagne fertile. James Starr, abrité sous la large passerelle jetée entre les tambours, ne cherchait pas à rien voir de ce paysage, alors rayé par les fines hachures de la pluie. Il s’inquiétait plutôt d’observer s’il n’attirait pas spécialement l’attention de quelque passager. Peut-être, en effet, l’auteur anonyme de la seconde lettre était-il sur le bateau. Cependant, l’ingénieur ne put surprendre aucun regard suspect.
Le Prince de Galles, en quittant Granton-pier, se dirigea vers l’étroit pertuis qui se glisse entre les deux pointes de South-Queensferry et North-Queensferry, au-delà duquel le Forth forme une sorte de lac, praticable pour les navires de cent tonneaux. Entre les brumes du fond apparaissaient, dans de courtes éclaircies, les sommets neigeux des monts Grampian.
Bientôt, le steam-boat eut perdu de vue le village d’Aberdour, l’île de Colm, couronnée par les ruines d’un monastère du XIIe siècle, les restes du château de Barnbougle, puis Donibristle, où fut assassiné le gendre du régent Murray, puis l’îlot fortifié de Garvie. Il franchit le détroit de Queensferry, laissa à gauche le château de Rosyth, où résidait autrefois une branche des Stuarts à laquelle était alliée la mère de Cromwell, dépassa Blackness-castle, toujours fortifié, conformément à l’un des articles du traité de l’Union, et longea les quais du petit port de Charleston, d’où s’exporte la chaux des carrières de Lord Elgin. Enfin, la cloche du Prince de Galles signala la station de Crombie-Point.
Le temps était alors très mauvais. La pluie, fouettée par une brise violente, se pulvérisait au milieu de ces mugissantes rafales, qui passaient comme des trombes.
James Starr n’était pas sans quelque inquiétude. Le fils d’Harry Ford se trouverait-il au rendez-vous ? Il le savait par expérience : les mineurs, habitués au calme profond des houillères, affrontent moins volontiers que les ouvriers ou les laboureurs ces grands troubles de l’atmosphère. De Callander à la fosse Dochart et au puits Yarow, il fallait compter une distance de quatre milles. C’étaient là des raisons qui pouvaient, dans une certaine mesure, retarder le fils du vieil overman. Toutefois, l’ingénieur se préoccupait davantage de l’idée que le rendez-vous donné dans la première lettre eût été contremandé dans la seconde. C’était, à vrai dire, son plus gros souci.
En tout cas, si Harry Ford ne se trouvait pas à l’arrivée du train à Callander, James Starr était bien décidé à se rendre seul à la fosse Dochart, et même, s’il le fallait, jusqu’au village d’Aberfoyle. Là, il aurait sans doute des nouvelles de Simon Ford, et il apprendrait en quel lieu résidait actuellement le vieil overman.
Cependant, le Prince de Galles continuait à soulever de grosses lames sous la poussée de ses aubes. On ne voyait rien des deux rives du fleuve, ni du village de Crombie, ni Torryburn, ni Torry-house, ni Newmills, ni Carriden-house, ni Kirkgrange, ni Salt-Pans, sur la droite. Le petit port de Bowness, le port de Grangemouth, creusé à l’embouchure du canal de la Clyde, disparaissaient dans l’humide brouillard. Culross, le vieux bourg et les ruines de son abbaye de Cîteaux, Kinkardine et ses chantiers de construction, auxquels le steam-boat fit escale, Ayrth-Castle et sa tour carrée du XIIIe siècle, Clackmannan et son château, bâti par Robert Bruce, n’étaient même pas visibles à travers les rayures obliques de la pluie.
Le Prince de Galles s’arrêta à l’embarcadère d’Alloa pour déposer quelques voyageurs. James Starr eut le cœur serré en passant, après dix ans d’absence, près de cette petite ville, siège d’exploitation d’importantes houillères qui nourrissaient toujours une nombreuse population de travailleurs. Son imagination l’entraînait dans ce sous-sol, que le pic des mineurs creusait encore à grand profit. Ces mines d’Alloa, presque contiguës à celles d’Aberfoyle, continuaient à enrichir le comté, tandis que les gisements voisins, épuisés depuis tant d’années, ne comptaient plus un seul ouvrier !
Le steam-boat, en quittant Alloa, s’enfonça dans les nombreux détours que fait le Forth sur un parcours de dix-neuf milles. Il circulait rapidement entre les grands arbres des deux rives. Un instant, dans une éclaircie, apparurent les ruines de l’abbaye de Cambuskenneth, qui date du XIIe siècle. Puis, ce furent le château de Stirling et le bourg royal de ce nom, où le Forth, traversé par deux ponts, n’est plus navigable aux navires de hautes mâtures.
À peine le Prince de Galles avait-il accosté, que l’ingénieur sautait lestement sur le quai. Cinq minutes après, il arrivait à la gare de Stirling. Une heure plus tard, il descendait du train à Callander, gros village situé sur la rive gauche du Teith.
Là, devant la gare, attendait un jeune homme, qui s’avança aussitôt vers l’ingénieur.
C’était Harry, le fils de Simon Ford.