Chapitre VI

1923 Words
Chapitre VILes dames de Longbourn et celles de Netherfield ne tardèrent pas à se voir ; des visites réciproques furent faites et rendues, selon l’usage : les manières engageantes de Mlle Bennet plurent à Mme Hurst et à miss Bingley, et, bien qu’elles eussent trouvé Mme Bennet insupportable et les jeunes sœurs insipides, elles témoignèrent cependant aux deux aînées le désir de les voir souvent. Hélen reçut leurs attentions avec plaisir ; mais Élisabeth, y voyant une certaine hauteur, même à l’égard de sa sœur, ne pouvait s’en accommoder, quoiqu’elle reconnût d’ailleurs le prix de leurs bontés pour Hélen comme provenant probablement de l’influence du frère. Il était évident qu’en toutes occasions M. Bingley témoignait à Hélen une préférence marquée. Élisabeth s’aperçut que sa sœur pensait à lui avec plaisir et ne tarderait pas à l’aimer sérieusement ; mais elle sentit quelque joie à réfléchir que le monde ne découvrirait pas facilement cette inclination ; car Hélen unissait à une extrême sensibilité une tranquillité d’âme et une humeur égale, qui la préservaient des soupçons des curieux. Elle confia cette pensée à Mlle Lucas. « On peut désirer, en pareil cas, répondit Charlotte, de cacher au public ses sentiments ; mais quelquefois il y a un désavantage à être tellement sur ses gardes. Si une femme cache avec le même soin son inclination à celui qui en est l’objet, elle peut perdre les moyens de le fixer, et alors ce ne sera pour elle qu’une triste consolation de savoir que le monde ignore son chagrin. Il y a tant de reconnaissance ou de vanité dans un attachement, en général, qu’il n’est pas prudent de concentrer tout en soi. Nous commençons facilement ; une légère préférence est une chose naturelle ; mais peu de personnes ont la constance de former un attachement sérieux sans quelque encouragement. Il y a mille circonstances où une femme fait mieux de témoigner plus qu’elle ne sent. Votre sœur plaît à M. Bingley, sur cela il ne peut y avoir de doutes ; mais il est bien possible qu’il en demeure là, à moins qu’elle ne l’aide un peu. – Mais elle l’encourage autant que possible : si moi je m’aperçois de la préférence qu’elle a pour lui, il faudrait qu’il fût bien simple pour ne le pas voir aussi. – Rappelez-vous, Éliza, qu’il ne connaît pas comme vous le caractère de votre sœur. – Mais si une femme éprouve un sentiment particulier pour un homme et ne cherche pas à le cacher, c’est à lui à le découvrir. – Cela peut être s’il la voit très souvent ; mais, bien que Bingley et Hélen se rencontrent fréquemment, ils ne sont jamais ensemble que quelques heures ; et alors, entourés d’une nombreuse société, ils ne peuvent converser que peu de temps l’un avec l’autre : Hélen devrait donc profiter des moments où elle le voit ; quand elle sera sûre de ses sentiments, alors elle pourra l’aimer tout à son aise. – Votre plan est fort bon, dit Élisabeth, lorsqu’il ne s’agit que du désir d’être bien mariée, et je l’adopterais, je crois, si j’étais déterminée à avoir un mari quelconque ; mais ce ne sont pas là les sentiments d’Hélen : elle n’agit par aucun dessein prémédité, je suis même très persuadée qu’elle ne croit pas, jusqu’à présent, être attachée à M. Bingley. Elle ne le connaît que depuis quinze jours, ils ont dansé ensemble quatre contredanses à Meryton, et elle a dîné cinq fois avec lui ; cela n’est vraiment pas suffisant pour connaître le caractère d’un homme. – Non, si elle n’eût fait que dîner avec lui, elle n’aurait pu que s’assurer quel était son appétit, mais il faut vous rappeler qu’ils ont passé cinq soirées ensemble ; et cinq soirées font beaucoup ! – Oui, ces cinq soirées les ont mis à même de savoir qu’ils préfèrent tous deux le vingt et un au jeu de commerce, mais je ne vois pas que par-là ils se puissent bien connaître. – Eh bien, dit Charlotte, je souhaite à Hélen bien du succès ; et si elle épousait M. Bingley demain, je pense qu’elle aurait autant de chances d’être heureuse que si elle eût étudié son caractère pendant un an. Le bonheur, dans le mariage, n’est que l’effet du hasard : les personnes ont beau sympathiser avant de se marier, elles changent toujours trop tôt, et, selon moi, il est bon de connaître aussi peu que possible les défauts de celui avec lequel vous devez passer votre vie. – Vous plaisantez, Charlotte ; mais ce que vous dites n’est pas judicieux, vous le savez, et je suis sûre que vous ne vous conduiriez pas d’après ces maximes-là. » Occupée à observer la conduite de M. Bingley envers Hélen, Élisabeth était loin de soupçonner qu’elle devenait elle-même un objet intéressant aux yeux de M. Darcy. D’abord, à peine avait-il avoué qu’elle fût jolie ; il la regarda au bal sans le moindre plaisir, et, lorsqu’il la rencontra le jour suivant, il ne la considérait que pour la critiquer ; mais il n’eut pas plutôt démontré à ses amis qu’elle avait à peine un joli trait qu’il s’aperçut que sa physionomie était remarquablement animée par l’expression de ses beaux yeux noirs. À cette découverte il en succéda d’autres également mortifiantes : bien qu’à force de chercher il eût surpris quelques défauts dans ses formes, il se vit forcé d’avouer que sa taille, tout ensemble, était légère et gracieuse ; et, après avoir assuré que ses manières n’étaient pas celles d’une femme du bel air, il se laissa séduire par son aisance et sa gaieté. Elle, de son côté, ignorant tout ceci, ne voyait en lui que l’homme qui ne plaisait à personne et qui ne l’avait pas trouvée assez jolie pour la faire danser. Il désira la mieux connaître, et, avant de discourir avec elle, voulut écouter sa conversation : elle s’en aperçut bientôt. C’était chez sir William Lucas, où une nombreuse société se trouvait assemblée. « Quel motif peut avoir M. Darcy, dit-elle à Charlotte, de m’écouter ainsi lorsque je m’entretiens avec le colonel Forster ? – Voilà une question que M. Darcy peut seul résoudre. – Mais, s’il m’écoute encore, je lui ferai certainement connaître que je m’en aperçois : il a un regard très moqueur, et si je ne commence moi-même à être impertinente, il finira par m’intimider. » Un instant après il s’approcha d’elles, mais sans paraître désirer leur parler. Mlle Lucas défiant alors son amie d’aborder ce sujet, Élisabeth se tourne vers lui et lui dit : « Ne trouvez-vous pas, monsieur, que je me suis fort bien exprimée lorsque je demandais au colonel Forster de nous donner un bal à Meryton ? – Avec beaucoup d’énergie, Mademoiselle, mais c’est un sujet qui rend toujours une dame éloquente. – Vous êtes un peu sévère envers notre s**e. – Ce sera bientôt votre tour d’être tourmentée, dit miss Lucas ; je vais ouvrir le piano, Éliza, et vous savez ce que cela veut dire. – Pour une amie, vous êtes une étrange créature ; vous voulez toujours me faire chanter et jouer devant tout le monde. Si j’eusse désiré briller par la musique, vous seriez impayable ; mais comme il n’en est rien, je ne souhaite nullement jouer du piano devant des personnes accoutumées à entendre les meilleurs artistes. » Mlle Lucas l’ayant priée avec instance, elle ajouta : « Eh bien, puisque vous le voulez, il faut prendre son parti », et, jetant un coup d’œil sérieux sur M. Darcy, elle dit : « Je m’attends à la critique, mais elle ne saurait me faire impression. » Elle jouait agréablement, mais, après une ou deux ariettes, et avant qu’elle eût le temps de répondre aux instances qu’on lui fit de continuer, elle fut remplacée au piano par sa sœur Mary, qui, étant la seule de la famille qu’on ne pût louer sur sa beauté, avait beaucoup travaillé pour acquérir du talent et était impatiente de le montrer. Mary n’avait ni goût ni génie ; et encore que la vanité lui eût donné de l’application, elle lui avait aussi donné un certain air de pédanterie et de suffisance qui aurait gâté un plus haut degré de perfection que celui qu’elle avait atteint. Élisabeth, simple, sans affectation, avait été écoutée avec plaisir, quoiqu’elle ne touchât pas, à beaucoup près, aussi bien que Mary : celle-ci, à la fin d’un très long concerto, se trouva heureuse d’acheter quelques faibles louanges en jouant des airs écossais, à la demande de ses sœurs cadettes, qui, avec les jeunes Lucas et quelques officiers, se mirent à danser dans un des coins du salon. M. Darcy les regardait en silence, indigné d’une telle manière de passer la soirée, qui le privait de toute conversation, et trop absorbé dans ses pensées pour s’apercevoir que sir William était près de lui ; mais sir William lui adressa enfin la parole : « Voilà une charmante récréation pour les jeunes gens, monsieur Darcy ; il n’y a rien, après tout, de comparable à la danse ; je la regarde comme un des plus grands raffinements de la civilisation. – Je le crois, monsieur, et, de plus, elle a l’avantage d’être en vogue parmi les peuples les moins civilisés : les sauvages savent danser. » Sir William sourit. « Votre ami joue son rôle parfaitement bien, » continua-t-il, après un moment de silence, en voyant M. Bingley joindre le groupe, « et je ne doute nullement que vous ne soyez bien capable de suivre son exemple, monsieur Darcy ? – Il me semble, Monsieur, que vous m’avez vu danser à Meryton ? – Oui, Monsieur, et cela me fit grand plaisir. Dansez-vous souvent à Saint-James ? – Jamais. – Vous avez, sans doute, une maison en ville ? » M. Darcy répondit par un salut affirmatif. « J’avais eu quelque envie de me fixer à Londres, car j’aime la haute société ; mais j’ai craint que l’air de la ville ne convînt pas à lady Lucas. » Il se tut, espérant recevoir une réponse, mais M. Darcy n’était pas disposé à lui en faire ; et en ce moment Élisabeth s’étant approchée d’eux, il lui vint à l’idée une galanterie ; il l’appelle : « Ma chère miss Éliza, lui dit-il, pourquoi ne dansez-vous pas ? Monsieur Darcy, vous me permettrez de vous présenter cette demoiselle comme une danseuse fort désirable. Vous ne pouvez refuser de danser, je suis sûr, lorsqu’une si jolie femme est devant vous » ; et prenant la main d’Élisabeth, il la donna à M. Darcy, qui, bien que surpris, n’était pas fâché de la recevoir ; mais elle se retira en arrière et dit avec embarras à sir William : « En vérité, monsieur, je n’ai point envie de danser ; je vous conjure de ne pas croire que je me sois avancée de ce côté-ci pour mendier un danseur. » M. Darcy, avec gravité, la pria de l’honorer de sa main, mais ce fut inutilement : Élisabeth était décidée, et sir William essaya en vain de changer sa résolution. « Vous dansez si bien, Mademoiselle ! Par votre refus, vous me privez d’un vrai plaisir ; et, quoique monsieur ait, en général, peu de goût pour cet exercice, il ne peut se refuser à nous obliger pendant une demi-heure. – M. Darcy est un modèle de civilité, dit Élisabeth en souriant. – Cela est vrai, mais, considérant le motif, Mademoiselle, on ne saurait s’étonner de sa complaisance : qui est-ce qui pourrait refuser une telle danseuse ? » Élisabeth le regarda d’un air malin, et s’éloigna. Son refus ne lui avait pas nui auprès de M. Darcy ; au contraire, il pensait à elle avec plaisir lorsqu’il fut joint par Mlle Bingley. « Je devine le sujet de votre rêverie, lui dit-elle. – Je ne le crois pas, Mademoiselle. – Vous pensez combien il serait ennuyeux de passer beaucoup de soirées comme celle-ci, avec une pareille société : je suis bien de votre avis, je ne m’étais jamais autant ennuyée ; l’insipidité et le bruit, la petitesse et cependant les prétentions de tous ces gens-là… que ne donnerais-je pas pour vous entendre les critiquer ! – Vous conjecturez mal, je vous jure ; mon imagination était plus agréablement occupée ; je méditais sur l’extrême plaisir que peuvent causer les beaux yeux d’une jolie femme. » Mlle Bingley le regarda fixement et témoigna le désir de savoir laquelle de ces deux dames avait su lui inspirer ces réflexions. M. Darcy répondit avec assurance : « Mlle Élisabeth Bennet. – Élisabeth Bennet ! répéta miss Bingley, vous m’étonnez beaucoup ; et depuis quand a-t-elle ce bonheur ? Quand pourra-t-on vous faire compliment du vôtre ? – Voilà justement la question à laquelle je m’attendais ; l’imagination d’une femme est bien vive, elle passe en un instant de l’admiration à l’amour, et de l’amour au mariage. Je prévoyais votre compliment. – Oh ! oh ! si vous êtes si sérieux, je croirai que c’est un parti pris absolument. Vous aurez vraiment une charmante belle-mère, et qui, sans doute, sera toujours avec vous à Pemberley. » Il l’écoutait avec une parfaite indifférence, et cette tranquillité l’ayant rassurée, elle s’égaya longtemps sur le même sujet.
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