Chapitre X

1805 Words
Chapitre XCette journée se passa à peu près comme la précédente : Mme Hurst et miss Bingley demeurèrent auprès de la malade une partie de la matinée… Elle continuait à se rétablir, quoique lentement. Le soir Élisabeth se rendit au salon, où la famille était réunie. M. Darcy écrivait ; Mlle Bingley, assise près de lui, et l’œil sur son papier, suivait la trace de sa plume ; M. Hurst et M. Bingley jouaient au piquet, et Mme Hurst regardait le jeu. Élisabeth prit son ouvrage et s’amusa à écouter M. Darcy et sa voisine. Les louanges qu’elle lui prodiguait sur son écriture, la régularité de ses lignes, la longueur de sa lettre, et l’indifférence avec laquelle il les recevait, formaient un contraste curieux ; et leur dialogue confirma l’opinion qu’Élisabeth s’était faite de ces deux personnages. « Combien miss Darcy sera charmée de recevoir une aussi longue lettre ! » Il ne fit point de réponse. « Vous écrivez bien vite ! – Vous vous trompez, j’écris plutôt doucement. – Que de lettres vous devez écrire dans le courant de l’année ! et des lettres d’affaires aussi : combien je les trouverais ennuyeuses ! – Heureusement, c’est mon partage, et non le vôtre, d’en écrire. – Dites, je vous prie, à votre sœur le vif désir que j’ai de la revoir. – Je le lui ai déjà dit une fois, d’après vos ordres. – Je crois votre plume mauvaise, laissez-moi la retoucher ; j’ai un talent pour les tailler. – Je vous remercie, je les taille toujours moi-même. – Dites à votre sœur que je suis enchantée d’apprendre qu’elle fasse autant de progrès sur la harpe. Je vous prie de lui faire savoir aussi que je suis tout enthousiasmée de son charmant paysage, je le trouve infiniment mieux dessiné que ceux de Mlle Granthey. – Permettez-moi de remettre vos compliments à une autre fois, à présent j’ai trop peu de papier. – Oh ! je n’y tiens pas beaucoup. Je la verrai au mois de janvier. Lui écrivez-vous toujours des lettres aussi longues et aussi jolies…, M. Darcy ? – Elles sont ordinairement longues, mais jolies…, ce n’est pas à moi d’en décider. – J’ai la persuasion qu’une personne qui écrit facilement une longue lettre doit bien écrire. – Vous avez mal choisi votre compliment pour Darcy, Caroline ! s’écria son frère, car il n’écrit pas avec facilité ; il cherche trop les grands mots : n’est-il pas vrai, Darcy ? – Mon style est bien différent du vôtre. – Oh ! s’écria Mlle Bingley, Charles écrit sans le moindre soin ; il oublie la moitié de ses mots, et barbouille le reste. – Mes idées viennent si rapidement que je n’ai pas le temps de les exprimer, et par là mes lettres sont souvent inintelligibles pour mes correspondants. – Votre modestie, M. Bingley, dit Élisabeth, doit désarmer la critique. – Il n’y a rien qui soit plus trompeur, dit Darcy, que cette apparente humilité ; ce n’est souvent qu’une insouciance de l’opinion d’autrui, ou une manière plus adroite de se faire honneur. – Lequel des deux m’attribuez-vous ? – Le désir de vous faire honneur, car réellement vous tirez vanité des fautes que vous faites en écrivant, parce que vous les croyez produites par une imagination vive et une certaine étourderie, qui, si elle n’est point estimable, est du moins, selon vous, très intéressante. La facilité de faire vite est quelquefois trop prisée par la personne qui la possède et qui ne voit pas les imperfections de son ouvrage. Quand vous avez dit, ce matin, à Mme Bennet, que si vous quittiez Netherfield la résolution serait prise et exécutée en cinq minutes, vous aviez l’intention de vous faire un compliment ; et cependant qu’y a-t-il de si louable dans cette précipitation qui doit vous faire négliger beaucoup d’affaires, et ne peut être d’aucun avantage ni pour vous ni pour les autres ? – Fi donc ! s’écria Bingley, c’est avoir trop de mémoire de se rappeler le soir les folies du matin. Sur mon honneur, ce que j’ai dit de moi est très vrai, et je pense de même maintenant : ce n’est donc pas un air que je me suis donné seulement pour plaire aux dames. – Je ne doute nullement de votre bonne foi, mais je suis loin d’être convaincu que vous partissiez avec tant de précipitation ; votre conduite serait aussi soumise au hasard que celle d’aucun autre ; et si, au moment de votre départ, un ami vous disait : Bingley, vous feriez mieux de rester ici encore une semaine ! vous suivriez probablement son conseil ; et s’il vous disait un mot de plus, vous pourriez bien rester un mois. – Par ceci vous nous faites voir, dit Élisabeth, que M. Bingley ne s’était pas rendu justice ; vous venez de nous montrer son caractère sous un point de vue beaucoup plus favorable qu’il ne l’avait fait lui-même. – Je suis charmé, dit Bingley, que vous preniez ce que mon ami dit de moi pour un éloge ; mais je crains bien que ce ne soit pas là sa pensée, car bien certainement il m’aimerait mieux si, dans une pareille circonstance, je refusais net et partais sur-le-champ. – Croirait-il donc l’étourderie de votre premier dessein réparée par l’entêtement que vous mettriez à le suivre ? – Je ne puis réellement vous expliquer cela ; il faut que Darcy le fasse lui-même. – Vous voulez que j’explique une opinion qu’il vous plaît d’appeler la mienne, bien que je ne l’aie pas adoptée ; mais en imaginant les choses comme vous les représentez, il faut vous ressouvenir, Mlle Bennet, que l’ami qui est supposé désirer le retard de son voyage ne fait que le désirer, et le demande simplement, sans dire si aucun avantage en peut résulter pour M. Bingley. – Céder facilement, sans hésiter, à la prière d’un ami n’est pas un mérite à vos yeux ? dit Élisabeth. – Céder sans conviction ne peut donner une grande idée du jugement de l’un ni de l’autre. – Vous me paraissez ne rien accorder à l’influence de l’amitié : le nom du demandeur, lorsque c’est un ami, justifie la demande, sans qu’il soit besoin de raisons ni de conviction. Je ne dis rien particulièrement de la circonstance imaginée pour M. Bingley, nous ferons, ce me semble, aussi bien d’attendre qu’elle ait lieu pour y appliquer ses principes et en discuter la sagesse. – Avant d’en dire davantage, ne vaudrait-il pas mieux examiner premièrement l’importance attachée à la demande, puis le degré d’intimité entre les deux personnes ? – Oh ! sans doute ! s’écria Bingley ; ces choses sont à considérer, et bien d’autres rapports encore qu’il faudrait soigneusement comparer, comme la taille, la hauteur et l’air des deux personnes ; car tout cela, Mademoiselle, doit entrer pour beaucoup dans une pareille discussion. Je vous jure que si Darcy n’était pas tellement supérieur à moi, par la taille, j’entends, j’aurais pour lui bien moins de déférence. Je ne connais pas d’être plus imposant que Darcy, quand il le veut ; chez lui, par exemple, ou le dimanche au soir, quand il n’a rien à faire ». M. Darcy sourit, mais Élisabeth, croyant le voir un peu offensé, tint son sérieux ; Mlle Bingley ressentit vivement les plaisanteries de son frère, et lui fit des reproches. « Je vois votre dessein, Bingley, lui dit son ami, vous détestez les discussions, et vous voulez que celle-ci finisse. – Cela se peut. Les discussions ressemblent trop à des disputes ; si Mlle Bennet et vous voulez différer la vôtre jusqu’à ce que je sois hors du salon, je vous en remercierai ; alors vous pourrez dire de moi tout ce qu’il vous plaira. – Ce que vous désirez n’est pas un sacrifice pour moi, dit Élisabeth, et je crois que M. Darcy fera infiniment mieux de finir sa lettre. » M. Darcy suivit cet avis ; et, sa lettre finie, il pria Mlle Bingley et Élisabeth de faire de la musique. Mlle Bingley se leva vivement et, après une invitation polie à Élisabeth de la précéder au piano, ce que celle-ci refusa non moins poliment, mais avec plus de sincérité, elle s’y assit elle-même. Mme Hurst chanta avec sa sœur, et, pendant qu’elles étaient ainsi occupées, Élisabeth ne put s’empêcher de remarquer, tout en feuilletant un cahier de musique, que les yeux de M. Darcy étaient continuellement fixés sur elle ; elle ne croyait guère pouvoir inspirer quelque intérêt à un homme si supérieur, et cependant la regarder ainsi par un sentiment d’aversion eût été une chose encore plus surprenante ; à la fin elle s’imagina qu’elle attirait son attention par des manières à ses yeux moins aimables que celles des autres : cette idée ne lui fit pas de peine, elle l’aimait trop peu pour s’embarrasser de lui plaire. Après des ariettes italiennes, Mlle Bingley exécuta un air écossais ; et M. Darcy, s’approchant d’Élisabeth, lui dit : « Cet air, Mademoiselle, ne vous fait-il pas désirer de danser un reel ? » Elle sourit, mais ne fit point de réponse ; il répéta la question, un peu surpris de son silence. « Je vous avais bien entendu, monsieur, mais je n’ai pu sur-le-champ me décider. Vous vouliez, je le sais, me faire dire oui, afin d’avoir la satisfaction de critiquer mon goût ; mais j’ai toujours grand plaisir à faire échouer de tels projets. J’ai donc pris la résolution de vous dire que je ne désire nullement danser le reel ; ainsi, moquez-vous de moi maintenant, si vous l’osez ! – Non, en vérité, je ne l’oserais. » Élisabeth, s’étant presque attendue à le fâcher, fut surprise de l’air galant dont il dit ces mots. Elle avait dans les manières un mélange de malice et de douceur qui la mettait, pour ainsi dire, dans l’impossibilité d’offenser qui que ce fût ; et jamais M. Darcy n’avait rencontré de femme pour laquelle il se sentît un goût si marqué. Son cœur aurait pu être en danger si la famille d’Élisabeth eût été plus distinguée, se disait-il en lui-même… Mlle Bingley en vit assez pour devenir jalouse, et son extrême impatience de voir sa bien-aimée Hélen rétablie fut augmentée par le désir de se défaire d’Élisabeth. Elle essaya souvent d’en dégoûter Darcy en parlant de leur mariage comme d’une chose à faire ; elle affectait aussi de lui proposer des plans et de lui vanter le bonheur qu’il trouverait dans cette union. « J’espère, dit-elle en se promenant avec lui le lendemain, que vous ferez entendre à votre belle-mère, après cet heureux évènement, les avantages qu’elle trouverait à se taire… ; et tâchez d’empêcher vos jeunes sœurs de courir après les officiers… ; et, si j’ose toucher un sujet aussi délicat…, dites à votre belle de se corriger de je ne sais quoi qui approche de l’impertinence. – Avez-vous quelque chose encore à me proposer qui puisse ajouter à mon bonheur domestique ? – Oui ! Faites placer le portrait de son oncle Philips dans votre galerie, à Pimberley ; mettez-le avec celui de votre grand-père le juge ; c’est la même profession, quoique dans des rangs différents. Quant à l’image chérie de votre Élisabeth, il ne faut pas penser seulement à la peindre : quel art pourrait jamais représenter ces beaux yeux ? – Il serait difficile, il est vrai, d’en saisir l’expression ; mais leur couleur, leur forme et leurs longues paupières pourraient être rendues jusqu’à un certain point. » En ce moment, ils furent joints par Mme Hurst et Élisabeth elle-même. « Je ne savais pas que vous dussiez sortir, dit Mlle Bingley avec quelque embarras, craignant d’avoir été entendue. – Vous nous avez joué un bon tour de vous sauver ainsi sans rien dire », dit Mme Hurst. Alors elle prit le bras de M. Darcy, qui déjà conduisait Mlle Bingley ; Élisabeth ainsi marchait seule, l’allée n’étant pas assez large pour quatre personnes. M. Darcy sentit cette malhonnêteté et dit : « Cette allée est trop étroite, allons à l’avenue. » Mais Élisabeth, qui ne désirait nullement rester avec eux, répondit en riant : « Non, non, restez ici ; vous formez un groupe charmant et paraissez avec beaucoup d’avantage ; une quatrième figure gâterait le tableau… Adieu ! » Elle s’éloigna gaiement, pensant avec plaisir que bientôt elle serait de retour à Longbourn. Hélen était déjà assez bien pour quitter la chambre et devait descendre au salon dans le courant du jour.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD