Chez un ami
Pendant toute la semaine, Patissot raconta son aventure, et il dépeignait poétiquement les lieux qu’il avait traversés, s’indignant de rencontrer si peu d’enthousiasme autour de lui. Seul, un vieil expéditionnaire toujours taciturne, M. Boivin, surnommé Boileau, lui prêtait une attention soutenue. Il habitait lui-même la campagne, avait un petit jardin qu’il cultivait avec soin ; il se contentait de peu, et était parfaitement heureux, disait-on. Patissot, maintenant, comprenait ses goûts, et la concordance de leurs aspirations les rendit tout de suite amis. Le père Boivin, pour cimenter cette sympathie naissante, l’invita à déjeuner pour le dimanche suivant dans sa petite maison de Colombes.
Patissot prit le train de huit heures et, après de nombreuses recherches, découvrit, juste au milieu de la ville, une espèce de ruelle obscure, un cloaque fangeux entre deux hautes murailles et, tout au bout, une porte pourrie, fermée avec une ficelle enroulée à deux clous. Il ouvrit et se trouva face à face avec un être innommable qui devait cependant être une femme. La poitrine semblait enveloppée de torchons sales, des jupons en loques pendaient autour des hanches, et, dans ses cheveux embroussaillés, des plumes de pigeon voltigeaient. Elle regardait le visiteur d’un air furieux avec ses petits yeux gris ; puis, après un moment de silence, elle demanda :
– Qu’est-ce que vous désirez ?
– M. Boivin.
– C’est ici. Qu’est-ce que vous lui voulez, à M. Boivin ?
Patissot, troublé, hésitait.
– Mais il m’attend.
Elle eut l’air encore plus féroce et reprit :
– Ah ! c’est vous qui venez pour le déjeuner ?
Il balbutia un « oui » tremblant. Alors, se tournant vers la maison, elle cria d’une voix rageuse :
– Boivin, voilà ton homme !
Le petit père Boivin aussitôt parut sur le seuil d’une sorte de baraque en plâtre, couverte en zinc, avec un rez-de-chaussée seulement, et qui ressemblait à une chaufferette. Il avait un pantalon de coutil blanc maculé de taches de café et un panama crasseux. Après avoir serré les mains de Patissot, il l’emmena dans ce qu’il appelait son jardin : c’était, au bout d’un nouveau couloir fangeux, un petit carré de terre grand comme un mouchoir et entouré de maisons, si hautes, que le soleil y donnait seulement pendant deux ou trois heures par jour. Des pensées, des œillets, des ravenelles, quelques rosiers, agonisaient au fond de ce puits sans air et chauffé comme un four par la réverbération des toits.
– Je n’ai pas d’arbres, disait Boivin ; mais les murs des voisins m’en tiennent lieu, et j’ai de l’ombre comme dans un bois.
Puis, prenant Patissot par un bouton :
– Vous allez me rendre un service. Vous avez vu la bourgeoise : elle n’est pas commode, hein ! Mais vous n’êtes pas au bout, attendez le déjeuner. Figurez-vous que, pour m’empêcher de sortir, elle ne me donne pas mes habits de bureau, et ne me laisse que des hardes trop usées pour la ville. Aujourd’hui j’ai des effets propres ; je lui ai dit que nous dînions ensemble. C’est entendu. Mais je ne peux pas arroser, de peur de tacher mon pantalon. Si je tache mon pantalon, tout est perdu ! J’ai compté sur vous, n’est-ce pas ?
Patissot y consentit, ôta sa redingote, retroussa ses manches et se mit à fatiguer à tour de bras une espèce de pompe qui sifflait, soufflait, râlait comme un poitrinaire, pour lâcher un filet d’eau pareil à l’écoulement d’une fontaine Wallace. Il fallut dix minutes pour emplir un arrosoir. Patissot était en nage. Le père Boivin le guidait :
– Ici, à cette plante… encore un peu… Assez ! À cette autre.
Mais l’arrosoir, percé, coulait, et les pieds de Patissot recevaient plus d’eau que les fleurs ; le bas de son pantalon, trempé, s’imprégnait de boue. Et vingt fois de suite, il recommença, retrempa ses pieds, ressua en faisant geindre le volant de la pompe ; et quand, exténué, il voulait s’arrêter, le père Boivin, suppliant, le tirait par le bras.
– Encore un arrosoir, un seul, et c’est fini.
Pour le remercier, il lui fit don d’une rose ; mais d’une rose tellement épanouie qu’au contact de la redingote de Patissot elle s’effeuilla complètement, laissant à sa boutonnière une sorte de poire verdâtre qui l’étonna beaucoup. Il n’osa rien dire, par discrétion. Boivin fit semblant de ne pas voir.
Mais la voix éloignée de Mme Boivin se fit entendre :
– Viendrez-vous, à la fin ? Quand on vous dit que c’est prêt !
Ils se dirigèrent vers la chaufferette, aussi tremblants que deux coupables.
Si le jardin se trouvait à l’ombre, la maison, par contre, était en plein soleil, et aucune chaleur d’étuve n’égalait celle de ses appartements.
Trois assiettes, flanquées de couverts en étain mal lavés, se collaient sur la graisse ancienne d’une table de sapin, au milieu de laquelle un vase en terre contenait des filaments de vieux bouilli réchauffés dans un liquide quelconque, où nageaient des pommes de terre tachetées. On s’assit. On mangea.
Une grande carafe pleine d’eau légèrement teintée de rouge tirait l’œil de Patissot. Boivin, un peu confus, dit à sa femme :
– Dis donc, ma chérie, pour l’occasion, ne vas-tu pas nous donner un peu de vin pur ?
Elle le dévisagea furieusement :
– Pour que vous vous grisiez tous les deux, n’est-ce pas, et que vous restiez à crier chez moi toute la journée ? Merci de l’occasion !
Il se tut. Après le ragoût, elle apporta un autre plat de pommes de terre accommodées avec un peu de lard tout à fait rance ; quand ce nouveau mets fut achevé, toujours en silence, elle déclara :
– C’est tout. Filez maintenant.
Boivin la contemplait, stupéfait.
– Mais le pigeon ? le pigeon que tu plumais ce matin ?
Elle mit ses mains sur ses hanches.
– Vous n’en avez pas assez peut-être ? Parce que tu amènes des gens, ce n’est pas une raison pour dévorer tout ce qu’il y a dans la maison. Qu’est-ce que je mangerai, moi, ce soir, monsieur ?
Les deux hommes se levèrent, sortirent devant la porte, et le petit père Boivin, dit Boileau, coula dans l’oreille de Patissot :
– Attendez-moi une minute et nous filons !
Puis il passa dans la pièce à côté pour compléter sa toilette ; alors Patissot entendit ce dialogue :
– Donne-moi vingt sous, ma chérie.
– Qu’est-ce que tu veux faire avec vingt sous ?
– Mais on ne sait pas ce qui peut arriver ; il est toujours bon d’avoir de l’argent.
Elle hurla, pour être entendue du dehors :
– Non, monsieur, je ne te les donnerai pas ; puisque cet homme a déjeuné chez toi, c’est bien le moins qu’il paye tes dépenses de la journée.
Le père Boivin revint prendre Patissot ; mais celui-ci, voulant être poli, s’inclina devant la maîtresse du logis, et balbutia :
– Madame… remerciements… gracieux accueil…
Elle répondit :
– C’est bon, mais n’allez pas me le ramener soûl, parce que vous auriez affaire à moi, vous savez !
Et ils partirent.
On gagna le bord de la Seine, en face d’une île plantée de peupliers. Boivin, regardant la rivière avec tendresse, serra le bras de son voisin :
– Hein ! dans huit jours, on y sera, monsieur Patissot.
– Où sera-t-on, monsieur Boivin ?
– Mais… à la pêche : elle ouvre le quinze.
Patissot eut un petit frémissement, comme lorsqu’on rencontre pour la première fois la femme qui ravagera votre âme. Il répondit :
– Ah !… vous êtes pêcheur, monsieur Boivin ?
– Si je suis pêcheur, monsieur ! Mais c’est ma passion, la pêche !
Alors Patissot l’interrogea avec un profond intérêt. Boivin lui nomma tous les poissons qui folâtraient sous cette eau noire… Et Patissot croyait les voir. Boivin énuméra les hameçons, les appâts, les lieux, les temps convenables pour chaque espèce… Et Patissot se sentait devenir plus pêcheur que Boivin lui-même. Ils convinrent que, le dimanche suivant, ils feraient l’ouverture ensemble, pour l’instruction de Patissot, qui se félicitait d’avoir découvert un initiateur aussi expérimenté.
On s’arrêta pour dîner devant une sorte de bouge obscur que fréquentaient les mariniers et toute la crapule des environs. Devant la porte, le père Boivin eut soin de dire :
– Ça n’a pas d’apparence, mais on y est fort bien.
Ils se mirent à table. Dès le second verre d’argenteuil, Patissot comprit pourquoi Mme Boivin ne servait que de l’abondance à son mari : le petit bonhomme perdait la tête ; il pérorait, se leva, voulut faire des tours de force, se mêla, en pacificateur, à la querelle de deux ivrognes qui se battaient ; et il aurait été assommé avec Patissot sans l’intervention du patron. Au café, il était ivre à ne pouvoir marcher, malgré les efforts de son ami pour l’empêcher de boire ; et, quand ils partirent, Patissot le soutenait par les bras.
Ils s’enfoncèrent dans la nuit à travers la plaine, perdirent le sentier, errèrent longtemps ; puis, tout à coup, se trouvèrent au milieu d’une forêt de pieux, qui leur arrivaient à la hauteur du nez. C’était une vigne avec ses échalas. Ils circulèrent longtemps au travers, vacillants, affolés, revenant sur leurs pas sans parvenir à trouver le bout. À la fin, le petit père Boivin, dit Boileau, s’abattit sur un bâton qui lui déchira la figure et, sans s’émouvoir autrement, il demeura assis par terre, poussant de tout son gosier, avec une obstination d’ivrogne, des « la-i-tou » prolongés et retentissants, pendant que Patissot, éperdu, criait aux quatre points cardinaux :
– Holà, quelqu’un ! Holà, quelqu’un !
Un paysan attardé les secourut et les remit dans leur chemin.
Mais l’approche de la maison Boivin épouvantait Patissot. Enfin, on parvint à la porte, qui s’ouvrit brusquement devant eux, et, pareille aux antiques furies, Mme Boivin parut, une chandelle à la main. Dès qu’elle aperçut son mari, elle s’élança vers Patissot en vociférant :
– Ah ! canaille ! je savais bien que vous alliez le soûler !
Le pauvre bonhomme eut une peur folle, lâcha son ami qui s’écroula dans la boue huileuse de la ruelle, et s’enfuit à toutes jambes jusqu’à la gare.