Chapter 6

1404 Words
CHAPITRE VIDe l’autodafé que firent le curé et le barbier dans la bibliothèque de notre gentilhomme et du second départ du chevalierNotre héros fatigué dormait profondément, quand le curé et le barbier entrèrent chez lui, et demandèrent à la nièce la clef de la chambre aux livres, qu’elle leur donna de bon cœur. Ils y entrèrent tous jusqu’à la servante, et trouvèrent plus de cent gros volumes, et quantité de petits, tous bien reliés et bien conditionnés. La servante ne les eut pas plus tôt vus qu’elle sortit brusquement, et rentrant aussitôt avec une tasse pleine d’eau bénite : « Tenez, dit-elle, monsieur le curé, répandez partout de cette eau bénite, que quelqu’un des maudits enchanteurs dont ces livres sont pleins ne nous vienne ensorceler, par dépit de ce que nous les voulons chasser du monde. » Le curé sourit de cette simplicité, et dit au barbier de les jeter par les fenêtres et d’en faire un monceau dans la cour, pour les brûler tous ensemble, ou bien les porter dans la cour de derrière, et en faire là l’exécution pour éviter la fumée. C’est ce que la servante accomplit fort bien cette même nuit ; et, pour surcroît de précautions, le curé et le barbier firent murer la porte du cabinet des livres. Le barbier jeta les livres par les fenêtres.Deux jours après, don Quichotte s’étant levé, la première chose qu’il fit fut d’aller voir à ses livres ; mais comme il ne trouva point le cabinet où il l’avait laissé, il allait de côté et d’autre cherchant et ne pouvant deviner ce qu’il était devenu ; il allait cent fois où il avait autrefois vu la porte, et, tâtant avec les mains, il regardait partout sans rien dire, et assurément sans rien comprendre à cette aventure. Enfin, après avoir bien cherché, il demanda à la servante de quel côté était le cabinet de ses livres. « Quel cabinet, monsieur, répondit la servante, qui était bien instruite, et que cherchez-vous où il n’y a rien ? Il n’y a plus ni cabinet ni livres dans cette maison ; le diable n’a-t-il pas tout emporté ? – Ce n’était point le diable, dit la nièce, mais bien un enchanteur, qui vint la nuit sur une nue après que vous fûtes parti d’ici, et qui, descendant de dessus un dragon où il était monté, entra dans votre cabinet, où je ne sais ce qu’il fit ; mais au bout de quelque temps il s’envola par le toit, laissant la maison toute pleine de fumée : et quand nous nous fûmes résolues d’aller voir ce qu’il avait fait, nous ne vîmes plus ni le cabinet, ni les livres, ni même les moindres marques qu’il y en eût eu. Je me souviens seulement, et la gouvernante s’en souvient bien aussi, que le méchant vieillard dit à haute voix, en s’en allant, que c’était par une inimitié secrète qu’il portait au maître des livres, qu’il avait fait le désordre qu’on verrait. Il dit encore qu’il s’appelait le sage Mougnaton. – Dites Freston, non pas Mougnaton, dit don Quichotte. – Je ne sais, dit la nièce, si c’était Freton ou Friton, mais je sais bien que le nom finissait en ton. – Aussi est-il vrai, répliqua don Quichotte, que c’est un savant enchanteur et mon grand ennemi, qui a une aversion mortelle pour moi, parce que son art lui apprend que je dois me trouver un jour en combat singulier contre un jeune chevalier qu’il aime et qu’il protège, mais qu’il voit que je vaincrai malgré toute sa science, et, de dépit, il me rend tous les déplaisirs qu’il peut ; mais qu’il sache qu’il s’a***e, et qu’on n’évite point ce que le ciel a ordonné. » Il cherchait partout la porte.La nièce s’applaudit beaucoup avec le curé et le barbier du succès de la ruse ; mais don Quichotte était bien éloigné de renoncer à la chevalerie. Il sollicitait tous les jours en cachette un laboureur de ses voisins, homme de bien (si l’on peut parler ainsi de celui qui est pauvre), mais qui n’avait guère de cervelle dans la tête. Enfin, à force de belles paroles et de grandes promesses, il fit tant qu’il le tenta, et il le tenta si fort, qu’à la fin il le persuada de lui servir d’écuyer. Don Quichotte lui disait entre autres choses qu’il ne craignît point de venir avec lui ; qu’il y avait tout à gagner et rien à perdre, parce qu’il pourrait arriver qu’en échange du f****r et de la paille qu’il lui faisait quitter, il lui donnerait le gouvernement d’une île. Avec ces promesses et d’autres aussi bien fondées, Sancho Pança (c’était le nom du laboureur) se laissa si bien séduire, qu’il abandonna sa femme et ses enfants, et suivit son voisin en qualité d’écuyer. Don Quichotte, assuré d’une pièce si nécessaire, appliqua ses soins à ramasser de l’argent, et vendant une métairie, engageant une autre, et perdant sur tous les marchés, il se fit une somme assez considérable. Il s’accommoda aussi d’une rondache, qu’il emprunta d’un de ses amis, et ayant refait son armure de tête le mieux qu’il put, il avertit son écuyer du jour et de l’heure qu’il voulait partir, afin que, de son côté, il s’équipât de ce qui lui serait nécessaire ; mais sur toutes choses il lui ordonna de se pourvoir d’un bissac. Sancho répondit qu’il le ferait, et qu’il avait même envie de mener son âne, qui était de bonne force, n’étant pas trop accoutumé à marcher beaucoup. Le nom d’âne arrêta un peu don Quichotte, qui ne crut pas devoir permettre à son écuyer d’en mener un, parce qu’après avoir repassé dans sa mémoire tous les chevaliers qu’il connaissait, il n’en trouvait pas un seul qui eût mené un écuyer monté de la sorte. Il y consentit pourtant, dans le dessein de lui donner une plus honorable monture à la première occasion qu’il trouverait de démonter quelque chevalier discourtois et brutal. Il se pourvut aussi de chemises et d’autres choses nécessaires, suivant le conseil que lui avait donné l’hôte, et tout cela s’étant secrètement exécuté, Sancho, sans dire adieu à sa femme ni à ses enfants, et don Quichotte, sans parler de rien à sa nièce ni à sa servante, sortirent une nuit de leur village, et marchèrent avec tant de hâte qu’au point du jour ils purent croire qu’on ne les attraperait plus quand on se mettrait en devoir de les suivre. Sancho Pança, allait comme un patriarche sur son âne avec son bissac et sa calebasse, et dans une grande impatience de se voir gouverneur de l’île que son maître lui avait promise. Don Quichotte prit la même route que dans sa première sortie, c’est-à-dire par la campagne de Montiel, où il marchait avec moins d’incommodité que l’autre fois, parce qu’il était encore fort matin et que les rayons du soleil, ne donnant que de biais, ne l’incommodaient pas beaucoup. Ils sortirent une nuit de leur village.Ils avaient marché jusqu’alors sans rien dire ; mais Sancho Pança, qui ne pouvait être longtemps muet, ouvrit enfin la bouche et dit à son maître : « Seigneur chevalier errant, souvenez-vous, je vous prie, de l’île que vous m’avez promise ; car je la gouvernerai à merveille quelque grande qu’elle soit. – Écoute, ami Sancho, répondit don Quichotte, il faut que tu saches que ce fut une coutume pratiquée de tous temps par les chevaliers errants de donner à leurs écuyers le gouvernement des îles et des royaumes qu’ils conquéraient ; et pour moi, je suis si résolu de ne pas laisser perdre une si louable coutume, que je prétends même pousser la chose plus loin, et au lieu que ces chevaliers attendaient à récompenser leurs écuyers qu’ils fussent vieux et déjà las de servir, il se pourra bien faire, si nous vivons tous deux qu’avant qu’il soit six jours je gagne un royaume de telle étendue qu’il y en ait beaucoup d’autres qui en dépendent, et que je sois en état de te faire couronner roi d’un de ceux-ci : et ne pense pas que ce soit là une chose si étrange, telles fortunes arrivent souvent aux chevaliers errants, et cela se fait par des moyens si inconnus et avec tant de facilité, qu’il pourrait fort bien arriver que je te donnasse encore beaucoup plus que je ne te promets. – À ce compte-là, dit Sancho, si j’étais roi par quelque miracle de ceux que vous savez faire, Jeanne Cuttières, notre ménagère, serait pour le moins reine, et nos enfants infants. – Et qui en doute ? répondit don Quichotte. – J’en doute un petit, répondit Sancho, et je tiens pour moi que, quand il pleuvrait des couronnes, il ne s’en trouverait pas une qui s’ajustât à la tête de ma femme ; en bonne foi, monseigneur, elle ne vaut pas un oignon pour être reine, un comté lui conviendrait beaucoup mieux, et encore, Dieu me soit en aide, ce serait bien le tout. – Recommande le tout à Dieu, dit don Quichotte ; il te donnera ce qui te conviendra le mieux. – Je vous en réponds, monseigneur, dit Sancho, et m’en rapporte à vous, qui êtes bon maître et qui saurez bien me donner ce qu’il me faut, selon ma portée. » Écoute, ami Sancho.
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