Chapitre II-4

1622 Words
– Au revoir, messieurs, dit-elle, en s ’arrêtant sur le seuil du salon. Elle les enveloppait de son rire et de son regard clair. Le comte Muffat s ’inclina, troublé malgré son grand usage du monde, ayant besoin d ’air, emportant un vertige de ce cabinet de toilette, une odeur de fleur et de femme qui l ’étouffait. Et, derrière lui, le marquis de Chouard, certain de n ’être pas vu, osa adresser à Nana un clignement d ’œil, la face tout d ’un coup décomposée, la langue au bord des lèvres. Lorsque la jeune femme rentra dans le cabinet, où Zoé l ’attendait avec des lettres et des cartes de visite, elle cria, en riant plus fort : – En voilà des pannés qui m ’ont fait mes cinquante francs ! Elle n ’était point fâchée, cela lui semblait drôle que des hommes lui eussent emporté de l ’argent. Tout de même, c ’étaient des cochons, elle n ’avait plus le sou. Mais la vue des cartes et des lettres lui rendit sa mauvaise humeur. Les lettres, passe encore ; elles venaient de messieurs qui, après l ’avoir applaudie la veille, lui adressaient des déclarations. Quant aux visiteurs, ils pouvaient aller se promener. Zoé en avait mis partout ; et elle faisait remarquer que l ’appartement était très commode, chaque pièce ouvrant sur le corridor. Ce n ’était pas comme chez M me Blanche, où il fallait passer par le salon. Aussi M me Blanche avait-elle eu bien des ennuis. – Vous allez tous les renvoyer, reprit Nana, qui suivait son idée. Commencez par le moricaud. – Celui-là, Madame, il y a beau temps que je l ’ai congédié, dit Zoé avec un sourire. Il voulait simplement dire à Madame qu ’il ne pouvait venir ce soir. Ce fut une grosse joie. Nana battit des mains. Il ne venait pas, quelle chance ! Elle serait donc libre ! Et elle poussait des soupirs de soulagement, comme si on l ’avait graciée du plus abominable des supplices. Sa première pensée fut pour Daguenet. Ce pauvre chat, auquel justement elle avait écrit d ’attendre le jeudi ! Vite, M me Maloir allait faire une seconde lettre ! Mais Zoé dit que M me Maloir avait filé sans qu ’on s ’en aperçût, comme à son habitude. Alors, Nana, après avoir parlé d ’envoyer quelqu ’un, resta hésitante. Elle était bien lasse. Toute une nuit à dormir, ce serait si bon ! L ’idée de ce régal finit par l ’emporter. Pour une fois, elle pouvait se payer ça. – Je me coucherai en rentrant du théâtre, murmurait-elle d ’un air gourmand, et vous ne me réveillerez pas avant midi. Puis, haussant la voix : – Houp ! maintenant, poussez-moi les autres dans l ’escalier ! Zoé ne bougeait pas. Elle ne se serait pas permis de donner ouvertement des conseils à Madame ; seulement, elle s ’arrangeait pour faire profiter Madame de son expérience, quand Madame paraissait s ’emballer avec sa mauvaise tête. – Monsieur Steiner aussi ? demanda-t-elle d ’une voix brève. – Certainement, répondit Nana. Lui avant les autres. La bonne attendit encore pour donner à Madame le temps de la réflexion. Madame ne serait donc pas fière d ’enlever à sa rivale, Rose Mignon, un monsieur si riche, connu dans tous les théâtres ? – Dépêchez-vous donc, ma chère, reprit Nana, qui comprenait parfaitement, et dites-lui qu ’il m ’embête. Mais, brusquement, elle eut un retour ; le lendemain, elle pouvait en avoir envie ; et elle cria avec un geste de gamin, riant, clignant les yeux : – Après tout, si je veux l ’avoir, le plus court est encore de le flanquer à la porte. Zoé parut très frappée. Elle regarda Madame, prise d ’une subite admiration, puis alla flanquer Steiner à la porte, sans balancer. Cependant, Nana patienta quelques minutes, pour lui laisser le temps de balayer le plancher, comme elle disait. On n ’avait pas idée d ’un pareil assaut ! Elle allongea la tête dans le salon ; il était vide. La salle à manger, vide également. Mais, comme elle continuait sa visite, tranquillisée, certaine qu ’il n ’y avait plus personne, elle tomba tout d ’un coup sur un petit jeune homme, en poussant la porte d ’un cabinet. Il était assis en haut d ’une malle, bien tranquille, l ’air très sage, avec un énorme bouquet sur les genoux. – Ah ! mon Dieu ! cria-t-elle. Il y en a encore un là-dedans ! Le petit jeune homme, en l ’apercevant, avait sauté à terre, rouge comme un coquelicot. Et il ne savait que faire de son bouquet, qu ’il passait d ’une main dans l ’autre, étranglé par l ’émotion. Sa jeunesse, son embarras, la drôle de mine qu ’il avait avec ses fleurs, attendrirent Nana, qui éclata d ’un beau rire. Alors, les enfants aussi ? Maintenant, les hommes lui arrivaient au maillot ? Elle s ’abandonna, familière, maternelle, se tapant sur les cuisses et demandant par rigolade : – Tu veux donc qu ’on te mouche, bébé ? – Oui, répondit le petit d ’une voix basse et suppliante. Cette réponse l ’égaya davantage. Il avait dix-sept ans, il s ’appelait Georges Hugon. La veille, il était aux Variétés. Et il venait la voir. – C ’est pour moi, ces fleurs ? – Oui. – Donne-les donc, nigaud ! Mais, comme elle prenait le bouquet, il lui sauta sur les mains, avec la gloutonnerie de son bel âge. Elle dut le battre pour qu ’il lâchât prise. En voilà un morveux qui allait raide ! Tout en le grondant, elle était devenue rose, elle souriait. Et elle le renvoya, en lui permettant de revenir. Il chancelait, il ne trouvait plus les portes. Nana retourna dans son cabinet de toilette, où Francis se présenta presque aussitôt pour la coiffer définitivement. Elle ne s ’habillait que le soir. Assise devant la glace, baissant la tête sous les mains agiles du coiffeur, elle restait muette et rêveuse, lorsque Zoé entra, en disant : – Madame, il y en a un qui ne veut pas partir. – Eh bien ! il faut le laisser, répondit-elle tranquillement. – Avec ça, il en vient toujours. – Bah ! dis-leur d ’attendre. Quand ils auront trop faim, ils s ’en iront. Son esprit avait tourné. Cela l ’enchantait de faire poser les hommes. Une idée acheva de l ’amuser : elle s ’échappa des mains de Francis, courut mettre elle-même les verrous ; maintenant, ils pouvaient s ’entasser à côté, ils ne perceraient pas le mur, peut-être. Zoé entrerait par la petite porte qui menait à la cuisine. Cependant, la sonnerie électrique marchait de plus belle. Toutes les cinq minutes, le tintement revenait, vif et clair, avec sa régularité de machine bien réglée. Et Nana les comptait, pour se distraire. Mais elle eut un brusque souvenir. – Mes pralines, dites donc ? Francis, lui aussi, oubliait les pralines. Il tira un sac d ’une poche de sa redingote, du geste discret d ’un homme du monde offrant un cadeau à une amie ; pourtant, à chaque règlement, il portait les pralines sur sa note. Nana posa le sac entre ses genoux, et se mit à croquer, en tournant la tête sous les légères poussées du coiffeur. – Fichtre ! murmura-t-elle au bout d ’un silence, voilà une b***e. Trois fois, coup sur coup, la sonnerie avait tinté. Les appels du timbre se précipitaient. Il y en avait de modestes, qui balbutiaient avec le tremblement d ’un premier aveu ; de hardis, vibrant sous quelque doigt brutal ; de pressés, traversant l ’air d ’un frisson rapide. Un véritable carillon, comme disait Zoé, un carillon à révolutionner le quartier, toute une cohue d ’hommes tapant à la file sur le bouton d ’ivoire. Ce farceur de Bordenave avait vraiment donné l ’adresse à trop de monde, toute la salle de la veille allait y passer. – À propos, Francis, dit Nana, avez-vous cinq louis ? Il se recula, examina la coiffure, puis tranquillement : – Cinq louis, c ’est selon. – Ah ! vous savez, reprit-elle, s ’il vous faut des garanties … Et, sans achever la phrase, d ’un geste large, elle indiquait les pièces voisines. Francis prêta les cinq louis. Zoé, dans les moments de répit, entrait pour préparer la toilette de Madame. Bientôt elle dut l ’habiller, tandis que le coiffeur attendait, voulant donner un dernier coup à la coiffure. Mais la sonnerie, continuellement, dérangeait la femme de chambre, qui laissait Madame à moitié lacée, chaussée d ’un pied seulement. Elle perdait la tête, malgré son expérience. Après avoir mis des hommes un peu partout, en utilisant les moindres coins, elle venait d ’être obligée d ’en caser jusqu ’à trois et quatre ensemble, ce qui était contraire à tous ses principes. Tant pis s ’ils se mangeaient, ça ferait de la place ! Et Nana, bien verrouillée, à l ’abri, se moquait d ’eux, en disant qu ’elle les entendait souffler. Ils devaient avoir une bonne tête, tous la langue pendante, comme des toutous assis en rond sur leur derrière. C ’était son succès de la veille qui continuait, cette meute d ’hommes l ’avait suivie à la trace. – Pourvu qu ’ils ne cassent rien, murmura-t-elle. Elle commençait à s ’inquiéter, sous les haleines chaudes qui passaient par les fentes. Mais Zoé introduisit Labordette, et la jeune femme eut un cri de soulagement. Il voulait lui parler d ’un compte qu ’il avait réglé pour elle, à la justice de paix. Elle ne l ’écoutait pas, répétant : – Je vous emmène … Nous dînons ensemble … De là, vous m ’accompagnez aux Variétés. Je n ’entre en scène qu ’à neuf heures et demie. Ce bon Labordette, tombait-il à propos ! Jamais il ne demandait rien, lui. Il n ’était que l ’ami des femmes, dont il bibelotait les petites affaires. Ainsi, en passant, il venait de congédier les créanciers, dans l ’antichambre. D ’ailleurs, ces braves gens ne voulaient pas être payés, au contraire ; s ’ils avaient insisté, c ’était pour complimenter Madame et lui faire en personne de nouvelles offres de service, après son grand succès de la veille. – Filons, filons, disait Nana qui était habillée. Justement, Zoé rentrait, criant : – Madame, je renonce à ouvrir … Il y a une queue dans l ’escalier. Une queue dans l ’escalier ! Francis lui-même, malgré le flegme anglais qu ’il affectait, se mit à rire, tout en rangeant les peignes. Nana, qui avait pris le bras de Labordette, le poussait dans la cuisine. Et elle se sauva, délivrée des hommes enfin, heureuse, sachant qu ’on pouvait l ’avoir seul avec soi, n ’importe où, sans craindre des bêtises. – Vous me ramènerez à ma porte, dit-elle pendant qu ’ils descendaient l ’escalier de service. Comme ça, je serai sûre … Imaginez-vous que je veux dormir toute une nuit, toute une nuit à moi. Une toquade, mon cher !
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