Chapitre I-2

2122 Words
– Ah ! voilà Blanche ! cria-t-elle. C ’est elle qui m ’a dit que tu avais couché avec Nana. Blanche de Sivry, une grosse fille blonde dont le joli visage s ’empâtait, arrivait en compagnie d ’un homme fluet, très soigné, d ’une grande distinction. – Le comte Xavier de Vandeuvres, souffla Fauchery à l ’oreille de La Faloise. Le comte échangea une poignée de main avec le journaliste, tandis qu ’une vive explication avait lieu entre Blanche et Lucy. Elles bouchaient le passage de leurs jupes chargées de volants, l ’une en bleu, l ’autre en rose, et le nom de Nana revenait sur leurs lèvres, si aigu, que le monde les écoutait. Le comte de Vandeuvres emmena Blanche. Mais, à présent, comme un écho, Nana sonnait aux quatre coins du vestibule sur un ton plus haut, dans un désir accru par l ’attente. On ne commençait donc pas ? Les hommes tiraient leurs montres, des retardataires sautaient de leurs voitures avant qu ’elles fussent arrêtées, des groupes quittaient le trottoir, où les promeneurs, lentement, traversaient la nappe de gaz restée vide, en allongeant le cou pour voir dans le théâtre. Un gamin qui arrivait en sifflant se planta devant une affiche, à la porte ; puis, il cria : « Ohé ! Nana ! » d ’une voix de rogomme, et poursuivit son chemin, déhanché, traînant ses savates. Un rire avait couru. Des messieurs très bien répétèrent : « Nana, ohé ! Nana ! » On s ’écrasait, une querelle éclatait au contrôle, une clameur grandissait, faite du bourdonnement des voix appelant Nana, exigeant Nana, dans un de ces coups d ’esprit bête et de brutale sensualité qui passent sur les foules. Mais, au-dessus du vacarme, la sonnette de l ’entracte se fit entendre. Une rumeur gagna jusqu ’au boulevard : « On a sonné, on a sonné » ; et ce fut une bousculade, chacun voulait passer, tandis que les employés du contrôle se multipliaient. Mignon, l ’air inquiet, reprit enfin Steiner, qui n ’était pas allé voir le costume de Rose. Au premier tintement, La Faloise avait fendu la foule, en entraînant Fauchery, pour ne pas manquer l ’ouverture. Cet empressement du public irrita Lucy Stewart. En voilà de grossiers personnages, qui poussaient les femmes ! Elle resta la dernière, avec Caroline Héquet et sa mère. Le vestibule était vide ; au fond, le boulevard gardait son ronflement prolongé. – Comme si c ’était toujours drôle, leurs pièces ! répétait Lucy, en montant l ’escalier. Dans la salle, Fauchery et La Faloise, devant leurs fauteuils, regardaient de nouveau. Maintenant, la salle resplendissait. De hautes flammes de gaz allumaient le grand lustre de cristal d ’un ruissellement de feux jaunes et roses, qui se brisaient du cintre au parterre en une pluie de clarté. Les velours grenat des sièges se moiraient de laque, tandis que les ors luisaient et que les ornements vert tendre en adoucissaient l ’éclat, sous les peintures trop crues du plafond. Haussée, la rampe, dans une nappe brusque de lumière, incendiait le rideau, dont la lourde draperie de pourpre avait une richesse de palais fabuleux, jurant avec la pauvreté du cadre, où des lézardes montraient le plâtre sous la dorure. Il faisait déjà chaud. À leurs pupitres, les musiciens accordaient leurs instruments, avec des trilles légers de flûte, des soupirs étouffés de cor, des voix chantantes de violon, qui s ’envolaient au milieu du brouhaha grandissant des voix. Tous les spectateurs parlaient, se poussaient, se casaient, dans l ’assaut donné aux places ; et la bousculade des couloirs était si rude, que chaque porte lâchait péniblement un flot de monde, intarissable. C ’étaient des signes d ’appel, des froissements d ’étoffe, un défilé de jupes et de coiffures, coupées par le noir d ’un habit ou d ’une redingote. Pourtant, les rangées de fauteuils s ’emplissaient peu à peu ; une toilette claire se détachait, une tête au fin profil baissait son chignon, où courait l ’éclair d ’un bijou. Dans une loge, un coin d ’épaule nue avait une blancheur de soie. D ’autres femmes, tranquilles, s ’éventaient avec langueur, en suivant du regard les poussées de la foule ; pendant que de jeunes messieurs, debout à l ’orchestre, le gilet largement ouvert, un gardénia à la boutonnière, braquaient leurs jumelles du bout de leurs doigts gantés. Alors, les deux cousins cherchèrent les figures de connaissance. Mignon et Steiner étaient ensemble, dans une baignoire, les poignets appuyés sur le velours de la rampe, côte à côte. Blanche de Sivry semblait occuper à elle seule une avant-scène du rez-de-chaussée. Mais La Faloise examina surtout Daguenet, qui avait un fauteuil d ’orchestre, deux rangs en avant du sien. Près de lui, un tout jeune homme, de dix-sept ans au plus, quelque échappé de collège, ouvrait très grands ses beaux yeux de chérubin. Fauchery eut un sourire en le regardant. – Quelle est donc cette dame, au balcon ? demanda tout à coup La Faloise. Celle qui a une jeune fille en bleu près d ’elle. Il indiquait une grosse femme, sanglée dans son corset, une ancienne blonde devenue blanche et teinte en jaune, dont la figure ronde, rougie par le fard, se boursouflait sous une pluie de petits frisons enfantins. – C ’est Gaga, répondit simplement Fauchery. Et, comme ce nom semblait ahurir son cousin, il ajouta : – Tu ne connais pas Gaga ?… Elle a fait les délices des premières années du règne de Louis-Philippe. Maintenant, elle traîne partout sa fille avec elle. La Faloise n ’eut pas un regard pour la jeune fille. La vue de Gaga l ’émotionnait, ses yeux ne la quittaient plus ; il la trouvait encore très bien, mais il n ’osa pas le dire. Cependant, le chef d ’orchestre levait son archet, les musiciens attaquaient l ’ouverture. On entrait toujours, l ’agitation et le tapage croissaient. Parmi ce public spécial des premières représentations, qui ne changeait pas, il y avait des coins d ’intimité où l ’on se retrouvait en souriant. Des habitués, le chapeau sur la tête, à l ’aise et familiers, échangeaient des saluts. Paris était là, le Paris des lettres, de la finance et du plaisir, beaucoup de journalistes, quelques écrivains, des hommes de Bourse, plus de filles que de femmes honnêtes ; monde singulièrement mêlé, fait de tous les génies, gâté par tous les vices, où la même fatigue et la même fièvre passaient sur les visages. Fauchery, que son cousin questionnait, lui montra les loges des journaux et des cercles, puis il nomma les critiques dramatiques, un maigre, l ’air desséché, avec de minces lèvres méchantes, et surtout un gros, de mine bon enfant, se laissant aller sur l ’épaule de sa voisine, une ingénue qu ’il couvait d ’un œil paternel et tendre. Mais il s ’interrompit, en voyant La Faloise saluer des personnes qui occupaient une loge de face. Il parut surpris. – Comment ! demanda-t-il, tu connais le comte Muffat de Beuville ? – Oh ! depuis longtemps, répondit Hector. Les Muffat avaient une propriété près de la nôtre. Je vais souvent chez eux … Le comte est avec sa femme et son beau-père, le marquis de Chouard. Et, par vanité, heureux de l ’étonnement de son cousin, il appuya sur des détails : le marquis était conseiller d ’État, le comte venait d ’être nommé chambellan de l ’impératrice. Fauchery, qui avait pris sa jumelle, regardait la comtesse, une brune à la peau blanche, potelée, avec de beaux yeux noirs. – Tu me présenteras pendant un entracte, finit-il par dire. Je me suis déjà rencontré avec le comte, mais je voudrais aller à leurs mardis. Des chut ! énergiques partirent des galeries supérieures. L ’ouverture était commencée, on entrait encore. Des retardataires forçaient des rangées entières de spectateurs à se lever, les portes des loges battaient, de grosses voix se querellaient dans les couloirs. Et le bruit des conversations ne cessait pas, pareil au piaillement d ’une nuée de moineaux bavards, lorsque le jour tombe. C ’était une confusion, un fouillis de têtes et de bras qui s ’agitaient, les uns s ’asseyant et cherchant leurs aises, les autres s ’entêtant à rester debout, pour jeter un dernier coup d ’œil. Le cri : « Assis ! assis ! » sortit violemment des profondeurs obscures du parterre. Un frisson avait couru : enfin on allait donc connaître cette fameuse Nana, dont Paris s ’occupait depuis huit jours ! Peu à peu, cependant, les conversations tombaient, mollement, avec des reprises de voix grasses. Et, au milieu de ce murmure pâmé, de ces soupirs mourants, l ’orchestre éclatait en petites notes vives, une valse dont le rythme canaille avait le rire d ’une polissonnerie. Le public, chatouillé, souriait déjà. Mais la claque, aux premiers bancs du parterre, tapa furieusement des mains. Le rideau se levait. – Tiens ! dit La Faloise, qui causait toujours, il y a un monsieur avec Lucy. Il regardait l ’avant-scène de balcon, à droite, dont Caroline et Lucy occupaient le devant. Dans le fond, on apercevait la face digne de la mère de Caroline et le profil d ’un grand garçon, à belle chevelure blonde, d ’une tenue irréprochable. – Vois donc, répétait La Faloise avec insistance, il y a un monsieur. Fauchery se décida à diriger sa jumelle vers l ’avant-scène. Mais il se détourna tout de suite. – Oh ! c ’est Labordette, murmura-t-il d ’une voix insouciante, comme si la présence de ce monsieur devait être pour tout le monde naturelle et sans conséquence. Derrière eux, on cria : « Silence ! » Ils durent se taire. Maintenant, une immobilité frappait la salle, des nappes de têtes, droites et attentives, montaient de l ’orchestre à l ’amphithéâtre. Le premier acte de La Blonde Vénus se passait dans l ’Olympe, un Olympe de carton, avec des nuées pour coulisses et le trône de Jupiter à droite. C ’étaient d ’abord Iris et Ganymède, aidés d ’une troupe de serviteurs célestes, qui chantaient un chœur en disposant les sièges des dieux pour le conseil. De nouveau, les bravos réglés de la claque partirent tout seuls ; le public, un peu dépaysé, attendait. Cependant, La Faloise avait applaudi Clarisse Besnus, une des petites femmes de Bordenave, qui jouait Iris, en bleu tendre, une grande écharpe aux sept couleurs nouée à la taille. – Tu sais qu ’elle retire sa chemise pour mettre ça, dit-il à Fauchery, de façon à être entendu. Nous avons essayé ça, ce matin … On voyait sa chemise sous les bras et dans le dos. Mais un léger frémissement agita la salle. Rose Mignon venait d ’entrer, en Diane. Bien qu ’elle n ’eût ni la taille ni la figure du rôle, maigre et noire, d ’une laideur adorable de gamin parisien, elle parut charmante, comme une raillerie même du personnage. Son air d ’entrée, des paroles bêtes à pleurer, où elle se plaignait de Mars, qui était en train de la lâcher pour Vénus, fut chanté avec une réserve pudique, si pleine de sous-entendus égrillards, que le public s ’échauffa. Le mari et Steiner, coude à coude, riaient complaisamment. Et toute la salle éclata, lorsque Prullière, cet acteur si aimé, se montra en général, un Mars de la Courtille, empanaché d ’un plumet géant, traînant un sabre qui lui arrivait à l ’épaule. Lui, avait assez de Diane ; elle faisait trop sa poire. Alors, Diane jurait de le surveiller et de se venger. Le duo se terminait par une tyrolienne bouffonne, que Prullière enleva très drôlement, d ’une voix de matou irrité. Il avait une fatuité amusante de jeune premier en bonne fortune, et roulait des yeux de bravache, qui soulevaient des rires aigus de femme, dans les loges. Puis, le public redevint froid ; les scènes suivantes furent trouvées ennuyeuses. C ’est à peine si le vieux Bosc, un Jupiter imbécile, la tête écrasée sous une couronne immense, dérida un instant le public, lorsqu ’il eut une querelle de ménage avec Junon, à propos du compte de leur cuisinière. Le défilé des dieux, Neptune, Pluton, Minerve et les autres, faillit même tout gâter. On s ’impatientait, un murmure inquiétant grandissait lentement, les spectateurs se désintéressaient et regardaient dans la salle. Lucy riait avec Labordette ; le comte de Vandeuvres allongeait la tête, derrière les fortes épaules de Blanche ; tandis que Fauchery, du coin de l ’œil, examinait les Muffat, le comte très grave, comme s ’il n ’avait pas compris, la comtesse vaguement souriante, les yeux perdus, rêvant. Mais, brusquement, dans ce malaise, les applaudissements de la claque crépitèrent avec la régularité d ’un feu de peloton. On se tourna vers la scène. Était-ce Nana enfin ? Cette Nana se faisait bien attendre. C ’était une députation de mortels, que Ganymède et Iris avaient introduite, des bourgeois respectables, tous maris trompés et venant présenter au maître des dieux une plainte contre Vénus, qui enflammait vraiment leurs femmes de trop d ’ardeurs. Le chœur, sur un ton dolent et naïf, coupé de silences pleins d ’aveux, amusa beaucoup. Un mot fit le tour de la salle : « Le chœur des cocus, le chœur des cocus » ; et le mot devait rester, on cria : « Bis ! ». Les têtes des choristes étaient drôles, on leur trouvait une figure à ça, un gros surtout, la face ronde comme une lune. Cependant, Vulcain arrivait, furieux, demandant sa femme, filée depuis trois jours. Le chœur reprenait, implorant Vulcain, le dieu des cocus. Ce personnage de Vulcain était joué par Fontan, un comique d ’un talent canaille et original, qui avait un déhanchement d ’une fantaisie folle, en forgeron de village, la perruque flambante, les bras nus, tatoués de cœurs percés de flèches. Une voix de femme laissa échapper, très haut : « Ah ! qu ’il est laid ! » ; et toutes riaient en applaudissant.
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