Le numéro 514 — série 23-2

2020 Words
On avait beau lui objecter que son adversaire, en emportant le meuble, ignorait la présence d’un billet de loterie, et que nul en tous cas ne pouvait prévoir que ce billet gagnerait le gros lot, il gémissait : — Allons donc, il le savait !… sinon, pourquoi se serait-il donné la peine de prendre ce misérable meuble ? A rsène lupin propose une transaction à m. gerbois Mais le douzième jour, M. Gerbois reçut d’Arsène Lupin une lettre assez inquiétante : « Monsieur, la galerie s’amuse à nos dépens. N’estimez-vous pas le moment venu d’être sérieux ? J’y suis, pour ma part, fermement résolu. « La situation est nette : je possède un billet que je n’ai pas le droit de toucher, et vous avez le droit de toucher un billet que vous ne possédez pas. Donc nous ne pouvons rien l’un sans l’autre. « Or, ni vous ne consentiriez à me céder votre droit, ni moi à vous céder mon billet. « Que faire ? « Je ne vois qu’un moyen, séparons. Un demi-million pour vous, un demi-million pour moi. N’est-ce pas équitable ? Et ce Jugement de Salomon ne satisfait-il pas à ce besoin de justice qui est en chacun de nous ? « Solution juste, mais solution immédiate. Ce n’est pas une offre que vous ayez le loisir de discuter, mais une nécessité à laquelle les circonstances vous contraignent à vous plier. Je vous donne trois jours pour réfléchir. Vendredi matin, j’aime à croire que je lirai, dans les petites annonces de l’Écho de France, une note discrète adressée à M. Ars. Lup. et contenant, en termes voilés, votre adhésion pure et simple au pacte que je vous propose. Moyennant quoi, vous rentrez en possession immédiate du billet et touchez le million — quitte à me remettre cinq cent mille francs par la voie que je vous indiquerai ultérieurement. « En cas de refus, j’ai pris mes dispositions pour que le résultat soit identique, mais, outre les ennuis très graves que vous causerait une telle obstination, vous auriez à subir une retenue de vingt-cinq mille francs pour frais supplémentaires. « Veuillez agréer, etc… » Exaspéré, M. Gerbois commit la faute énorme de montrer cette lettre et d’en laisser prendre copie. Son indignation le poussait à toutes les sottises. — Rien ! il n’aura rien ! s’écria-t-il devant l’assemblée des reporters. Partager ce qui m’appartient ? Jamais. Qu’il déchire son billet, s’il le veut ! — Cependant cinq cent mille francs valent mieux que rien. — Il ne s’agit pas de cela, mais de mon droit, et ce droit je l’établirai devant les tribunaux. — Attaquer Arsène Lupin ? ce serait drôle. — Non, mais le Crédit Foncier. Il doit me délivrer le million. — Contre le dépôt du billet ou du moins contre la preuve que vous l’avez acheté. La preuve existe, puisque Arsène Lupin avoue qu’il a volé le secrétaire. — La parole d’Arsène Lupin suffira-t-elle aux tribunaux ? — N’importe ! je poursuis. La galerie trépignait de joie. Des paris furent engagés, les uns tenant que Lupin réduirait M. Gerbois, les autres qu’il en serait pour ses menaces. Et l’on éprouvait une sorte d’appréhension, tellement les forces étaient inégales entre les deux adversaires, l’un si rude dans son assaut, l’autre effaré comme une bête que l’on traque. Le vendredi, on s’arracha l’Écho de France, et on scruta fièvreusement la cinquième page à l’endroit des petites annonces. Pas une ligne n’était adressée à M. Ars. Lup. Aux injonctions d’Arsène Lupin, M. Gerbois répondait par le silence. C’était la déclaration de guerre. Le soir, on apprenait par les journaux l’enlèvement de Mlle Gerbois. L a maison b. w., spécialité d’enlèvements Ce qui nous réjouit dans ce qu’on pourrait appeler les spectacles Arsène Lupin, c’est le rôle éminemment comique de la police. Tout se passe en dehors d’elle. Il parle, lui, il écrit, prévient, commande, menace, exécute, comme s’il n’existait ni chef de la Sûreté, ni agents, ni personne enfin qui pût l’entraver dans ses desseins. Tout cela est considéré comme nul et non avenu, L’obstacle ne compte pas. Et pourtant elle se démène, la police. Dès qu’il s’agit d’Arsène Lupin, du haut en bas de l’échelle, tout le monde prend feu, bouillonne, écume de rage. C’est l’ennemi, et l’ennemi qui vous nargue, vous provoque, vous méprise, ou, qui pis est, vous ignore. Et que faire contre un pareil ennemi ? À dix heures moins vingt, selon le témoignage delà bonne, Suzanne partait de chez elle. À dix heures cinq minutes, en sortant du lycée, son père ne l’apercevait pas sur le trottoir où elle avait coutume de l’attendre. Qu’était-elle devenue ? Deux voisins affirmèrent l’avoir croisée à trois cents pas de la maison. Une dame avait vu marcher le long de l’avenue une jeune fille dont le signalement correspondait au sien. Et après ? Après on ne savait pas. En plein jour, sur une route extrêmement fréquentée, l’enlèvement avait eu lieu sans éveiller l’attention. Pas un cri ne fut entendu, pas un mouvement suspect ne fut observé. On perquisitionna de tous côtés, on interrogea les employés des gares et de l’octroi. Ils n’avaient rien remarqué ce jour-là qui pût se rapporter à l’enlèvement d’une jeune fille. Cependant, à Ville-d’Avray, un épicier déclara qu’il avait fourni de l’huile à une automobile qui arrivait de Paris. Sur le siège se tenait un mécanicien, à l’intérieur une dame blonde. Une heure plus tard l’automobile revenait de Versailles. Un embarras de voiture l’obligea de ralentir, ce qui permit à l’épicier de constater la présence d’une autre dame. Il donna le signalement de l’automobile, une limousine 24 chevaux de la maison Peugeon, à carrosserie bleu foncé. À tout hasard, on s’informa auprès de la directrice du Grand-Garage, Mme Bob-Walthour, qui s’est fait une spécialité d’enlèvements par automobile. Le vendredi matin, en effet, elle avait loué pour la journée une limousine Peugeon à une dame blonde qu’elle n’avait du reste point revue. — Mais le mécanicien ? — C’était un nommé Ernest, engagé la veille sur la foi d’excellents certificats. — Il est ici ? — Non, il a ramené la voiture, et il n’est plus revenu. On se rendit chez les personnes dont le mécanicien s’était recommandé. Aucune d’elles ne connaissait le nommé Ernest. Ainsi donc, quelque piste que l’on suivît pour sortir des ténèbres, on aboutissait à d’autres ténèbres, à d’autres énigmes. Désespéré, M. Gerbois capitula. Une petite annonce parue à l’Écho de France, et que tout le monde commenta, affirma sa soumission pure et simple, sans arrière-pensée. C’était la victoire, la guerre terminée en quatre fois vingt-quatre heures. M onsieur gerbois touche le million et ganimard entre en scène Deux jours après, M. Gerbois traversait la cour du Crédit Foncier. Introduit auprès du gouverneur, il tendit le numéro 514, série 23. Le gouverneur sursauta. — Ah ! vous l’avez ? il vous a été rendu ? — Je l’avais égaré, le voici, répondit M. Gerbois. Le reste n’est que racontars et mensonges. — Vous avez aussi la lettre du commandant ? — La voici. — C’est bien. Veuillez laisser ces pièces en dépôt. Il nous est donné quinze jours pour vérification. Je vous préviendrai dès que vous pourrez vous présenter à notre caisse. Ainsi donc, Arsène Lupin avait eu l’audace de renvoyer à M. Gerbois le numéro 514, série 23 ! La nouvelle fut accueillie avec une admiration stupéfaite. Décidément c’était un beau joueur que celui qui jetait sur la table un atout de cette importance, le précieux billet ! Certes, il ne s’en était dessaisi qu’à bon escient et pour une carte qui rétablissait l’équilibre. Mais si la jeune fille s’échappait ? Si l’on réussissait à reprendre l’otage qu’il détenait ? La police sentit le point faible de l’ennemi et redoubla d’efforts. Arsène Lupin désarmé, dépouillé par lui-même, pris dans l’engrenage de ses combinaisons, ne touchant pas un traître sou du million convoité… du coup les rieurs passaient dans l’autre camp. Mais il fallait retrouver Suzanne. Et on ne la retrouvait pas, et pas davantage, elle ne s’échappait ! Soit, disait-on, le point est acquis, Arsène gagne la première manche. Mais le plus difficile est à faire ! Mlle Gerbois est entre ses mains, nous l’accordons, et il ne la remettra que contre cinq cent mille francs. Mais où et comment s’opérera l’échange ? Pour que cet échange s’opère, il faut qu’il y ait rendez-vous, et alors qui empêche M. Gerbois d’avertir la police et, par là, de reprendre sa fille tout en gardant l’argent ? On interviewa le professeur. Très abattu, désireux de silence, il demeura impénétrable. — Je n’ai rien à dire, j’ai déposé mon billet, j’attends. — Et Mlle Gerbois ? — Les recherches continuent. — Mais Arsène Lupin vous a écrit ? Quelles sont ses instructions ? — Je n’ai rien à dire. On assiégea Me Detinan. Même discrétion. — M. Lupin est mon client, répondait-il avec une affectation de gravité, vous comprendrez que je sois tenu à la réserve la plus absolue. Tous ces mystères irritaient la galerie. Évidemment des plans se tramaient dans l’ombre. Arsène Lupin disposait et resserrait les mailles de ses filets, pendant que la police organisait autour de M. Gerbois une surveillance de jour et de nuit. Et l’on examinait les trois seuls dénouements possibles : l’arrestation, le triomphe, ou l’avortement ridicule et piteux. Le mardi 5 juin, M. Gerbois reçut l’avis du Crédit Foncier. Le jeudi, à une heure, il prenait le train pour Paris. À deux heures, les mille billets de mille francs lui furent délivrés. Tandis qu’il les feuilletait, un à un, en tremblant, — cet argent, n’était-ce pas la rançon de Suzanne ? — deux hommes s’entretenaient dans une voiture arrêtée à quelque distance du grand portail. Et l’inspecteur principal Ganimard, le vieux Ganimard, l’ennemi implacable de Lupin, disait au brigadier Folenfant : — Nous sommes prêts ? une entrée sensationnelle — Oui, il y en a huit à bicyclette et moi. — Et moi qui compte pour trois. Il ne faut pas que le Gerbois nous échappe… sinon bonsoir : il rejoint Lupin au rendez-vous fixé, on troque la demoiselle contre le demi-million, et le tour est joué. — Mais pourquoi donc le bonhomme ne marche-t-il pas avec nous ? — Il a peur. S’il essaye de mettre l’autre dedans, il n’aura pas sa fille. — Quel autre ? — Lui. Ganimard prononça ce mot d’un ton grave, un peu craintif, comme s’il parlait d’un être surnaturel qui lui aurait joué déjà de mauvais tours. — Attention, fit-il. M. Gerbois sortait. À l’extrémité de la rue des Capucines, il prit les boulevards, du côté gauche. Il s’éloignait lentement, le long des magasins, et regardait les étalages. Puis il se dirigea vers un kiosque, acheta des journaux, et, soudain, d’un bond il se jeta dans une automobile qui stationnait au bord du trottoir. Le moteur était en marche, car elle partit rapidement, doubla la Madeleine et disparut. — Nom de nom ! s’écria Ganimard, encore un coup de sa façon ! Mais il éclata de rire. À l’entrée du boulevard Malesherbes, l’automobile était arrêtée, en panne, et M. Gerbois en descendait. — Vite, Folenfant…, le mécanicien… c’est peut-être le nommé Ernest. Folenfant s’occupa du mécanicien. C’était un nommé Charles, employé à la Société des fiacres automobiles ; dix minutes auparavant, un monsieur l’avait retenu et lui avait dit d’attendre « sous pression », prés du kiosque, jusqu’à l’arrivée d’un autre monsieur. — Et le second client, demanda Folenfant quelle adresse a-t-il donnée ? — Aucune adresse… « Boulevard Malesherbes… avenue de Messine… double pourboire »… Voilà tout. Mais, pendant ce temps, M. Gerbois avait sauté dans la première voiture qui passait. — Cocher, au métro de la Concorde. Il sortit du métro place du Palais-Royal, courut vers une autre voiture et se fit conduire place de la Bourse. Deuxième voyage en métro, puis, avenue de Villiers, troisième voiture. — Cocher, 25, rue Clapeyron. Le 25 de la rue Clapeyron est séparé du boulevard des Batignolles par la maison qui fait l’angle. Il monta au premier étage et sonna. Un monsieur lui ouvrit :
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