IX

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IX Or, tandis qu’on dansait dans l’atelier, quelques rares promeneurs demeuraient à l’écart sur la terrasse, et y bravaient l’air frais de la nuit et un commencement de petite pluie pénétrante et froide. Il était alors onze heures du soir environ ; l’un d’eux s’était accoudé sur la rampe du balcon et regardait mélancoliquement à ses pieds, tandis que la valse lui envoyait par bouffées ses notes enivrantes et plaintives. Vêtu de noir et portant un masque, cet homme, qui représentait un seigneur de la cour de Marie Stuart, était de haute taille et paraissait être jeune encore. Le front appuyé dans ses mains, rêveur et triste comme s’il eût été à cent lieues de la fête, il murmurait tout bas : – Ainsi va la vie ! les hommes courent après le bonheur, et n’atteignent, hélas ! qu’un peu de plaisir éphémère. Dansez, fous que vous êtes, jeunes fous qui n’avez point souffert encore, dansez et chantez... Vous ne songez point qu’à cette heure il en est qui pleurent et sont torturés. Et l’œil du rêveur embrassa l’horizon d’un regard. À ses pieds, le colosse de pierre et de boue, Paris, dormait de son fébrile et bruyant sommeil, enveloppé dans le brouillard. Tout près, au bas de la colline, l’Opéra couronnait son fronton d’une auréole de clarté ; les boulevards étaient illuminés de guirlandes de feux gigantesques, et semblaient réunir le Paris brillant et doré de la Madeleine au Paris sombre et morne du faubourg Saint-Antoine, le Paris des riches et celui des pauvres, le Paris de l’oisiveté dorée et celui de l’opiniâtre travail. Puis, plus loin encore, à l’horizon, sur l’autre rive de la Seine, à demi noyé dans les brumes pluvieuses, l’œil du rêveur découvrit le Panthéon élevant sa coupole sombre vers la sombre coupole du ciel. À droite de ce monument, l’austère faubourg Saint-Germain, capitale découronnée depuis quinze ans, quartier d’une monarchie sans roi, abri des vieilles races en deuil. À gauche, et s’étendant jusqu’aux berges bourbeuses de la Bièvre, le misérable faubourg Saint-Marceau, qu’éclairaient à peine, çà et là, de lointains réverbères, semblables à des phares dispersés sur une mer orageuse. « Ô grande ville ! murmura cet homme qui embrassait du regard cet immense et sublime panorama de la reine de l’univers, n’es-tu point, à toi seule, l’emblème énigmatique du monde ? Ici le plaisir qui veille, là le travail qui dort ; à mes pieds les bruits du bal, à l’horizon la lampe matinale du labeur ; à droite la chanson des heureux, les sourires de l’amour, les rêves d’or et les mirages sans fin de cette ivresse qu’on nomme l’espérance, à gauche les pleurs de la souffrance, les larmes du père qui n’a plus de fils, de l’enfant qui n’a plus de mère, du fiancé à qui la mort ou la séduction a pris sa fiancée. « Là, le bruit du carrosse emmenant deux époux jeunes, heureux et beaux ; plus loin, le coup de sifflet mystérieux des filous et le grincement de la fausse clef du voleur de nuit. Ô grande ville ! tu renfermes à toi seule plus de vertus et plus de crimes que tout le reste du monde ! « Patrie du drame sombre et terrible, il se commet dans tes murs de ces infamies ténébreuses, de ces crimes sans nom que la loi ne saurait punir... de ces transactions honteuses que la justice humaine ne peut atteindre et châtier. « Dans ton océan de boue, de fumée et de bruit, un œil investigateur découvrirait bien vite de ces infortunes navrantes que la bienfaisance publique est impuissante à soulager, de ces vertus sublimes qui passent ignorées, auxquelles nul n’a songé à accorder leur juste récompense. « Ô Paris ! continua le jeune homme, menaçant de son bras étendu la ville colossale, il ferait de grandes choses dans tes murs, l’homme qui, armé, comme d’un levier, d’une grande fortune, guidé par une vaste intelligence et une volonté à toute épreuve, se ferait le redresseur de tous ces torts, le bienfaiteur de toutes ces infortunes, et récompenserait toutes ces vertus ignorées. « Ah ! si j’avais de l’or, de l’or à monceaux, je crois que je serais cet homme, moi ! » Et il poussa un de ces soupirs qui n’appartiennent qu’à ceux dont le génie se heurte aux âpres nécessités de la vie. Il quitta l’appui du balcon et se promena un moment de long en large sur la terrasse, aussi indifférent aux bruits de la fête qu’aurait pu l’être un passant dans la rue. « Mon Dieu ! ajouta-t-il, ce serait une noble et grande mission que celle-là, une mission que je pourrais remplir, moi qui n’ai aimé au monde qu’un seul être, et qui l’ai perdu à jamais, et qui n’ai ni famille, ni nom, ni patrie ! » En parlant ainsi, le promeneur se heurta à un autre promeneur qui était venu respirer sur la terrasse et s’y soustraire, comme le premier, à la brûlante atmosphère du bal. Comme lui, il était masqué ; seulement, au lieu du sombre costume écossais, il portait le pourpoint rouge, les chausses bleu du ciel et la fraise de don Juan. – Parbleu ! monsieur, dit-il à l’Écossais, d’un ton railleur et léger, vous êtes sombre d’attitude comme votre costume. – Vous trouvez ? demanda le rêveur, qui tressaillit au son de cette voix, qu’il lui semblait avoir entendu déjà quelque part. – Vous vous adressez, je crois, un discours bien pathétique et bien intéressant, si j’en juge par quelques mots qui vous sont échappés, continua le don Juan, raillant toujours. – Peut-être... – Ne disiez-vous pas tout à l’heure : « Oh ! si j’avais de l’or, je serais cet homme-là ! » Et vous regardiez Paris en parlant ainsi, n’est-il pas vrai ? – Oui, répondit l’Écossais ; et je me disais qu’il y avait là, dans ce Paris immense qui dort sous nos pieds, une grande et noble mission à remplir pour celui qui aurait beaucoup d’or... – Ma foi ! monsieur, dit le don Juan, je suis peut-être l’homme qu’il faudrait... moi. – Vous ? – Mon vieux père, qui ne peut tarder à rejoindre nos ancêtres, ce qui est dans l’ordre, me laissera bien quatre ou cinq cent mille livres de rente. – À vous ? – À moi. – Eh bien, dit l’Écossais, regardez : voyez-vous ce géant qui s’allonge et déroule ses anneaux immenses aux deux bords de ce grand fleuve, cette Babylone moderne dix fois plus grande que la Babylone antique ? Là, le crime coudoie la vertu ; l’éclat de rire croise le cri de deuil dans l’air ; la chanson d’amour, les pleurs du désespoir ; le forçat marche sur le même trottoir que le martyr. Ne croyez-vous pas qu’un homme intelligent et riche y puisse jouer un grand rôle ? – En effet, répondit le don Juan d’une voix railleuse et mordante qu’on eût dite sortie de l’enfer. Et comme si le vrai don Juan, le don Juan de Marana des poètes, cet homme sans cœur, ce bandit qui foulait tout aux pieds, ce héros du scepticisme chanté par lord Byron, l’impie, ce ravisseur de nonnes et ce bourreau de vierges, eût fait passer son âme maudite et damnée toute entière dans l’âme de celui qui lui avait emprunté son costume : – En effet, reprit-il, il y a là de grandes choses à faire, mon maître, et Satan, qui, sous la forme du diable boiteux, soulevait le couvercle de Madrid et en montrait l’intérieur à son élève pour prix de sa délivrance, Satan n’en saurait pas plus long que moi là-dessus. Voyez-vous cette ville immense ? eh bien, il y a là, pour l’homme qui a du temps et de l’or, des femmes à séduire, des hommes à vendre et à acheter, des filous à enrégimenter, des mansardes où le cuivre du travail entre sou à sou à convertir en boudoirs somptueux avec l’or de la paresse. Voilà comment je comprends cette mission dont vous parliez. – Infamie ! murmura l’Écossais. – Allons donc ! mon cher, il n’y a d’infâme que la niaiserie. D’ailleurs, en parlant ainsi, ne suis-je pas dans mon rôle ? Par l’enfer ! ne suis-je pas don Juan ? Et riant toujours de ce rire où semblait s’incarner le souffle et le génie du mal, le nouveau don Juan ôta son masque. L’Écossais jeta un cri et recula d’un pas. – Andréa ! murmura-t-il. – Tiens, fit le vicomte, c’était lui ; vous me connaissez, vous ? – Peut-être, répondit l’Écossais qui avait reconquis tout son calme. – Eh bien, en ce cas, bas le masque, ô l’homme vertueux ! pour que je sache à qui j’ai développé mes théories. – Monsieur, dit froidement l’Écossais, si vous le voulez bien, j’attendrai pour cela l’heure du souper. – Et pourquoi cela ? – J’ai fait une gageure, dit-il laconiquement. Et il rentra brusquement dans le bal. – C’est drôle, murmura Andréa, il me semble que j’ai déjà entendu cette voix. – À table ! à table ! criait-on en même temps de toutes parts. Le souper était servi. Déjà une partie des invités s’étaient éclipsés ; la nuit s’avançait, et il ne restait plus pour le souper qu’une trentaine de personnes. On se mit à table gaiement, et tous les masques tombèrent, tous, à l’exception de celui que portait l’homme vêtu en seigneur écossais de la cour de Marie Stuart. Au lieu de s’asseoir, il demeura debout derrière sa chaise. – Bas le masque ! lui cria une femme d’une voix joyeuse. – Pas encore, si vous le voulez bien, madame, répondit-il. – Comment ! vous soupez avec votre masque ? – Je ne soupe pas. – Eh bien, vous boirez. – Pas davantage. – Mon Dieu ! murmura-t-on à la ronde, quelle voix sépulcrale ! – Mesdames, reprit l’Écossais, j’ai fait un pari. – Voyons le pari ? – J’ai parié de n’ôter mon masque qu’après avoir raconté une histoire triste à des gens aussi gais que vous. – Diable ! une histoire triste... c’est grave ! hasarda une jolie actrice de vaudeville vêtue en page. – Une histoire d’amour, madame. – Oh ! si c’est une histoire d’amour, s’écria une comtesse à paniers, c’est différent. Toutes les histoires d’amour sont drôles. En sa qualité de femme du règne de Louis XV, la comtesse, on le voit, ne prenait point l’amour au sérieux. – La mienne est triste pourtant, madame. – Eh bien, contez-la. – Mais elle est courte, reprit l’homme masqué. – L’histoire ! l’histoire ! demanda-t-on à grands cris. – Voici, dit le narrateur, c’est la mienne. Il y a des gens qui aiment plusieurs femmes ; moi, je n’en ai aimé qu’une. Je l’ai aimée saintement, ardemment, sans lui demander qui elle était ni d’où elle venait. – Ah ! interrompit le page, c’était donc une inconnue ? – Je la trouvai une nuit pleurant sur les marches d’une église. Elle avait été séduite et abandonnée. Son séducteur était un misérable, un assassin, un voleur. La voix du narrateur était stridente, comme celle du don Juan naguère, et le vicomte Andréa tressaillit. – Eh bien, continua l’Écossais, cet homme qu’elle méprisait et qu’elle avait fui avec horreur, il voulut me la reprendre un jour ; il s’introduisit chez elle comme un bandit, et il allait l’emporter dans ses bras lorsque j’arrivai... « Lui et moi nous n’avions d’autre arme qu’un poignard... Cette femme était le prix de la victoire... Nous nous battîmes au poignard, près d’elle évanouie. « Que se passa-t-il entre nous ? Combien dura cette horrible lutte ? Je ne l’ai jamais su... Cet homme fut vainqueur. Il me renversa d’un dernier coup, et l’on me trouva seul, deux heures après, baignant dans une mare de sang. « Mon meurtrier avait disparu, et la femme que j’aimais avec lui. Le narrateur s’interrompit et regarda le vicomte Felipone. Andréa était pâle et la sueur perlait à son front. – Or, poursuivit l’homme masqué, pendant trois mois je fus entre la vie et la mort. La vie et la jeunesse l’emportèrent enfin, je fus sauvé ; je me rétablis, et alors je voulus retrouver celle que j’aimais et son infâme ravisseur... « Je la retrouvai seule, et je la retrouvai mourante, abandonnée de nouveau par le traître, dans une méchante auberge de la haute Italie, et elle expira dans mes bras en pardonnant à son bourreau... L’homme masqué s’arrêta encore et promena un regard sur les convives. Les convives l’écoutaient en silence, et le rire avait fui de leurs lèvres. – Eh bien, acheva-t-il, cet homme, ce voleur, cet assassin, ce bourreau d’une femme, je l’ai retrouvé, ce soir, il y a une heure... et je tiens enfin ma vengeance !... Je l’ai retrouvé, cet infâme, et il est ici... parmi vous ! L’homme masqué étendit la main vers le vicomte, et ajouta : – Le voilà ! Et comme Andréa bondissait sur son siège, le masque du narrateur tomba : – Armand, le sculpteur ! murmura-t-on. – Andréa ! s’exclama-t-il d’une voix tonnante, Andréa ! me reconnais-tu ? Mais au même instant, et comme les convives demeuraient pétrifiés de ce brusque et terrible dénouement, la porte s’ouvrit, et un homme vêtu de noir entra. Cet homme, comme le vieux serviteur qui vint surprendre don Juan au milieu d’une orgie et lui annoncer la mort de son père, cet homme marcha droit à Andréa, sans même regarder les convives, et il lui dit : – Monsieur le vicomte Andréa, votre père, le général comte Felipone, qui est gravement malade depuis quelque temps, se sent plus mal aujourd’hui, et il voudrait vous voir à son lit de mort, consolation que n’a pas eue madame votre mère à son agonie. Andréa se leva, et, profitant du tumulte qu’excitait une pareille nouvelle, il sortit ; mais au même instant, l’homme qui lui avait annoncé l’agonie de son père, cet homme regarda Armand qui s’élançait pour retenir Andréa, et il poussa un cri : – Ciel ! dit-il, l’image vivante de mon colonel ! Une heure plus tôt, une scène d’un autre genre, mais non moins poignante, se déroulait sur les hauteurs du faubourg Saint-Honoré. À l’extrémité de la rue des Écuries-d’Artois, se trouvait un vaste hôtel silencieux et morne comme une demeure inhabitée. Un grand jardin touffu s’étendait sur les derrières ; une cour moussue et triste précédait le corps de logis principal. Dans cet hôtel, à cette heure avancée de la nuit, au premier étage, et dans une vaste salle meublée dans le goût de l’empire, un vieillard se mourait presque seul, comme il vivait seul et abandonné depuis longtemps. Un autre vieillard, mais vert et fort, celui-là, se tenait au chevet du lit et préparait une potion au malade. – Bastien, murmurait le mourant d’une voix faible, je vais mourir !... Es-tu assez vengé ?... Au lieu de me traîner à l’échafaud comme tu le pouvais, tu as préféré t’asseoir auprès de moi sans cesse, comme le vivant remords de mes crimes ; tu t’es fait mon intendant, toi qui me méprisais ; tu m’appelais monseigneur, et je sentais à toute heure dans ta voix l’amère ironie du démon... Ah ! Bastien ! Bastien ! es-tu assez vengé ?... suis-je assez puni ?... – Pas encore, mon maître, répondit Bastien le hussard, qui, depuis trente années, torturait son meurtrier dans l’ombre et lui disait sans cesse : « Ah ! misérable, si tu n’avais point épousé la veuve de mon colonel !... » – Que te faut-il de plus, Bastien ? Tu le vois, je vais mourir... et mourir seul. – C’est là ma vengeance, Felipone, dit l’intendant d’une voix sourde. Il faut que tu meures comme est morte ta victime, ta femme... sans recevoir les derniers adieux de ton fils. – Mon fils ! murmura le vieillard, qui, par un v*****t effort, se dressa sur son séant, mon fils ! – Ah ! ricana Bastien, il chasse de race, ton fils. Il est égoïste et sans cœur comme toi, il séduit les filles honnêtes, il triche au jeu, assassine les gens avec qui il se bat en duel, et Paris tout entier le cite comme un modèle de corruption élégante... Cependant, c’est ton fils... et tu serais soulagé n’est-ce pas ? si tu pouvais placer ta main déjà froide dans la sienne. – Mon fils ! répéta le mourant avec un élan de tendresse paternelle. – Eh bien, non, dit Bastien, tu ne le verras pas... ton fils n’est point dans l’hôtel... ton fils est au bal, et moi seul sais à quel bal, et je n’irai point le chercher. – Bastien !... Bastien !... supplia Felipone en sanglotant ; Bastien, seras-tu donc implacable ? – Écoute, Felipone, répondit gravement l’ancien hussard, tu as assassiné mon colonel, son fils et sa femme, est-ce trop pour trois vies ? Felipone poussa un gémissement. – J’ai tué Armand de Kergaz, murmura-t-il, j’ai fait mourir de douleur sa veuve devenue ma femme ; mais, quant à son fils... – Infâme ! s’exclama Bastien, nieras-tu l’avoir jeté à la mer ? – Non, dit Felipone, mais il n’est pas mort... Cet aveu fit jeter un cri à Bastien, cri suprême où se mêlèrent l’étonnement, la stupeur, une joie immense. – Comment ! s’écria-t-il, l’enfant n’est pas mort ? – Non, murmura Felipone. Il a été sauvé par des pêcheurs, conduit en Angleterre, puis élevé en France... Je sais tout cela depuis huit jours. – Mais où est-il ? et comment le sais-tu ? La voix du malade était sifflante, entrecoupée, et le râle de l’agonie approchait. – Parle, parle ! s’écria Bastien d’un ton impérieux. – La dernière fois que je suis sorti, reprit Felipone, un embarras de voitures ayant arrêté un moment mon coupé à l’entrée de la chaussée d’Antin, je mis la tête à la portière et jetai un regard distrait aux passants ; je vis alors un homme qui marchait lentement et dont l’aspect m’arracha un cri de stupeur. Cet homme, qui pouvait avoir trente ans, c’était la vivante image d’Armand de Kergaz. – Après ? après ? demanda Bastien haletant. – Après ?... J’ai fait suivre cet homme... j’ai appris qu’il se nommait Armand, qu’il était artiste, ignorait sa naissance et ne se souvenait que d’une chose, c’est que des pêcheurs l’avaient recueilli dans leur barque au moment où il se noyait. Bastien se dressa à ces derniers mots de toute sa hauteur devant le moribond. – Eh bien, dit-il, si tu veux voir ton fils une dernière fois, misérable, si tu ne veux pas que, preuves en main et par un procès scandaleux, je déshonore ta mémoire, il faut que tu restitues sur-le-champ cette fortune dont tu jouis et que tu as volée. Il faut que, par un écrit authentique, signé de ta main, tu avoues que la fortune dont tu jouis tu l’as volée, et que l’homme dépouillé vit encore ; car il faudra bien que je le retrouve, moi ! – C’est inutile, murmura le vieillard ; je n’ai hérité des biens du colonel de Kergaz que par la mort supposée de l’enfant ; mais l’enfant n’a qu’à reparaître pour que la loi le remette en possession. – C’est juste, murmura Bastien ; mais comment constater que c’est lui ? Le mourant étendit la main vers un coffret placé sur un guéridon. – En père, dit-il, pris de remords, j’ai écrit l’histoire de mon crime, et je l’ai jointe à tous les papiers qui peuvent faire reconnaître l’enfant. Bastien prit le coffret et le porta au vieillard, qui l’ouvrit d’une main tremblante, et en retira une liasse de papiers qu’il parcourut rapidement des yeux. – C’est bien, dit-il, je retrouverai l’enfant. Puis il ajouta d’une voix émue : – Je te pardonne... et tu verras ton fils une dernière fois. Et Bastien s’élança hors de la chambre où le vieillard allait bientôt rendre le dernier soupir, et, se jetant dans une voiture qui attendait tout attelée en bas du perron, il cria au cocher : – Barrière Pigalle, et ventre à terre ! Le mourant, resté seul, et en qui ne survivait plus déjà qu’un désir ardent et unique, « voir son fils ! » se cramponna à la vie avec acharnement, et il attendit, luttant contre l’agonie, le retour de Bastien. Une heure s’écoula, une porte s’ouvrit, et comme si Dieu eût voulu infliger un dernier et terrible châtiment à cet homme, son fils apparut en costume de bal masqué dans cette salle où la mort apparaissait déjà dans un coin. – Ah ! murmura Felipone, dont cette apparition hâtait la dernière heure, c’en est trop ! Et il fit un brusque mouvement, se retourna la face vers la ruelle et mourut avant que son fils fût arrivé jusqu’à lui. Andréa lui prit la main et la souleva, la main retomba inerte sur la courtine blanche du lit. Il appuya la sienne sur le cœur du malade, le cœur avait cessé de battre. – Il est mort ! dit-il froidement et sans qu’une larme vînt mouiller ses yeux ; c’est dommage, en vérité, que la pairie ait cessé d’être héréditaire... Telle fut l’oraison funèbre du comte. Mais une voix tonnante se fit entendre sur le seuil de la porte ; Andréa se retourna brusquement et recula d’un pas. Deux hommes franchissaient la porte de la salle : l’un était Bastien, l’autre Armand le sculpteur. – La pairie n’est plus héréditaire, disait Bastien, mais le bagne attend les fils de pair comme toi, misérable ! Et cet homme qui, pendant trente années, avait courbé le front devant Andréa, cet homme se redressa ; et montrant au fils dénaturé le cadavre du père d’abord, la porte ensuite, et enfin l’artiste qui était demeuré sur le seuil : – Monsieur le vicomte Andréa, dit-il, votre père avait assassiné le premier époux de votre mère, puis jeté à la mer votre frère aîné. Ce frère, poursuivit Bastien, ce frère n’est pas mort... le voilà ! Et il montrait alors Armand à Andréa, qui reculait foudroyé. – Ce frère, acheva-t-il, votre père repentant, à sa dernière heure, lui a rendu cette fortune qu’il avait volée et qui devait vous échoir. Vous êtes ici chez M. le comte Armand de Kergaz, et non chez vous... Sortez !... Et comme Andréa, frappé de stupeur, reculait et regardait Armand avec épouvante, celui-ci fit un pas vers lui, le saisit brusquement par la main, le conduisit vers une croisée de laquelle on apercevait Paris tout entier, comme on l’apercevait aussi de cette terrasse où les deux frères s’étaient rencontrés une heure plus tôt, et, ouvrant cette croisée, il étendit la main : – Regarde, dit-il, le voilà, ce Paris où tu voulais être le génie du mal avec ton immense fortune ; moi, j’y serai le génie du bien ! Et maintenant, sors d’ici, car j’oublierai peut-être que nous avons eu la même mère, pour ne me souvenir que de tes crimes et de la femme que tu as assassinée... Sors ! Armand parlait en maître, et pour la première fois, peut-être, Andréa se sentait dominé et tremblant, et il obéit. Il sortit lentement, comme un tigre blessé qui se retire à reculons et menaçant encore, et puis, du seuil de la porte, promenant à son tour un regard par la croisée entrouverte sur Paris, que commençaient à baigner les premières clartés de l’aube, il s’écria, comme s’il eût jeté un terrible et suprême défi à Armand : – À nous deux, donc, frère vertueux ! nous verrons qui l’emportera entre nous, du philanthrope ou du bandit, de l’enfer ou du ciel... Paris sera notre champ de bataille ! Et il sortit la tête haute, un rire infernal aux lèvres, abandonnant, comme l’impie don Juan, sans verser une larme, la maison qui n’était plus à lui, et où son père venait de rendre le dernier soupir. L’héritage mystérieux
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