VIII
Il est à Paris un quartier tout nouveau, où deux populations distinctes et bien différentes l’une de l’autre, mais que souvent le hasard et peut-être une certaine similitude de goût et d’habitudes réunissent, ont planté leur tente depuis tantôt quinze ou vingt ans.
Nous voulons parler de ces rues nombreuses qui convergent en tous sens vers la butte Montmartre, touchent, à leur point de départ, la rue Saint-Lazare, montent jusqu’au mur de ronde, et ont pris le nom collectif de quartier Breda.
Là, ces folles créatures qui naissent et meurent on ne sait où et brillent une dizaine d’années comme un météore, ces filles enivrées de plaisir et de paresse, qui égrènent des fortunes dans leurs doigts prodigues, escomptent par avance l’avenir et gaspillent le présent, le monde des pécheresses, enfin, a pris possession de l’entresol et du premier étage de chaque maison.
Les étages supérieurs, surtout ceux qui sont pourvus de terrasses, sont devenus la conquête de ce peuple intelligent et aristocratique dans ses goûts, à défaut d’opulence, qu’on nomme le monde des artistes. Peu de maisons, sur les hauteurs surtout, qui ne possèdent pas un ou deux ateliers ; beaucoup abritent un musicien déjà célèbre ou en chemin de le devenir, ou un poète qui se console de l’ingratitude du siècle de fer en respirant à pleins poumons, par les croisées de son cinquième, le grand air qui flotte dans l’azur du ciel.
Artistes et pécheresses, vivant un peu au jour le jour, les uns et les autres se sont fraternellement groupés pour peupler la ville nouvelle, humble colonie il y a quinze ans.
En effet, en l’année 1843, les extrémités de la rue Blanche et de la rue Fontaine-Saint-Georges étaient à peine bâties, et les maisons étaient éparpillées, çà et là et presque sans bornes, auprès du mur de ronde, comme un troupeau de moutons épars au flanc d’une colline.
Entre la rue Pigalle et la rue Fontaine, à la place même où l’on a percé depuis la rue Duperré, s’élevait une grande maison où toute une colonie artistique avait établi ses pénates.
Or, dans la nuit du mardi gras au mercredi des cendres de l’année 1843, le quatrième étage de cette maison était resplendissant de lumières. Et par les croisées entrouvertes, – car la nuit était tiède comme une nuit d’avril, bien que le mois de mars fût à peine à son début, – s’échappaient des voix bruyantes, joyeuses, et les sons d’une polka frénétique.
Un peintre de talent, à qui la fortune et la renommée étaient arrivées à la fois, et qui se nommait Paul Lorat, donnait une de ces fêtes d’atelier qui brillent par leur excentricité, et auxquelles les arts réunis apportent tout leur prestige.
Le vaste atelier du grand artiste avait été converti en salle de bal, et la terrasse, qui lui était contiguë, en jardin.
Le bal était travesti et même masqué.
Les invités se recrutaient un peu dans tous les mondes. Il y avait des artistes, des gens de lettres, des fils de famille qui se ruinaient gaiement, quelques employés des ministères, un douzième d’agent de change, un banquier célèbre, et, en somme, un échantillon de toutes les célébrités à la mode.
Les femmes appartenaient au théâtre, au monde de la galanterie.
Le costume historique était de rigueur, et aucun invité n’y avait manqué. Les dames de la cour de Louis XV dansaient avec des pages de Charles V, et la première contredanse avait vu réunis dans la même figure une reine Elisabeth d’Angleterre, un marquis de Lauzun, une Agnès Sorel et un Louis XIII.