VI
Vers la fin du mois d’octobre de l’année 1840, c’est-à-dire vingt-quatre ans après les événements que nous racontions tout à l’heure, un soir, à Rome, un homme, qu’à sa tournure et à son costume on devinait être Français, traversa le Tibre et gagna le Transtevere d’un pas leste. Cet homme était de haute taille, il était jeune et pouvait avoir vingt-huit ans. Sa beauté mâle et hardie, son œil noir, où brillait un regard fier et doux, son large front, où déjà apparaissait ce pli précoce et profond qui n’est point une ride peut-être, mais qui trahit les soucis prématurés et les tristesses mystérieuses du penseur et de l’artiste, cet adorable mélange, en un mot, de jeunesse énergique et de mélancolie qui était en lui, attirait l’attention curieuse et pleine d’une secrète admiration des Transtévérines, ces femmes du peuple de Rome si connues par leur beauté et leur vertu. Le jour tombait, cependant il n’était pas encore nuit. Un dernier rayon de soleil, qui s’éteignait dans les flots du Tibre, glissait au sommet des édifices de la ville éternelle, couvrant d’un reflet de pourpre et d’or les fenêtres des palais et les vitraux des églises.
L’air était tiède et doux, et les Transtévérins étaient sur le pas de leur porte, les femmes tournant leur fuseau, les enfants jouant dans la rue, les hommes fumant avec gravité en écoutant une chanson venue des marais Pontins, en passant de bouche en bouche jusqu’à celle d’un artiste en plein vent qui glanait en ce moment quelques baiocchi dans la rue étroite et tortueuse où notre personnage venait de s’enfoncer.
Au milieu de cette ruelle était une petite maison d’apparence coquette, aux toits en terrasse et aux murs de laquelle grimpait un lierre d’Irlande dont les rameaux vivaces s’entrelaçaient à un pied de vigne aux grappes dorées et mûrissantes.
Cette maison était silencieuse et parfaitement close sur la rue. Aucun bruit, aucun mouvement ne se produisaient derrière les persiennes immobiles de son rez-de-chaussée et de son premier étage. On eût dit qu’elle était complètement inhabitée.
Le jeune Français s’arrêta devant la porte, et tira de sa poche une clef, au moyen de laquelle il pénétra dans la maison. Un petit vestibule en marbre blanc et rose conduisait à un escalier en coquille que le visiteur gravit lestement.
– Où donc est Fornarina ? se demanda-t-il en se dirigeant vers le premier étage de la maison. Malgré mes ordres, elle abandonne toujours sa maîtresse. J’ai là un pauvre dragon pour garder mon trésor... un trésor sans prix !
Il frappa discrètement à une petite porte ouvrant sur le palier de l’escalier.
– Entrez ! dit une voix douce à l’intérieur.
Le visiteur poussa la porte et se trouva dans un joli boudoir tendu d’une étoffe perse à fond gris perle, meublé en bois de rose, encombré de caisses de fleurs d’où s’exhalaient de pénétrants parfums, et au fond duquel, à demi couchée sur un divan à la turque, se trouvait une ravissante créature, devant laquelle le jeune homme s’arrêta, comme ébloui, bien qu’il fût loin de la voir pour la première fois.
C’était une femme d’environ vingt-trois ans, petite et délicate, au teint blanc et un peu pâle, aux cheveux d’un blond cendré, aux yeux bleus : une fleur éclose au tiède soleil du nord et transportée momentanément sous les arbres du ciel italien.
La beauté de cette jeune femme était merveilleuse, et ceux des Transtévérins qui l’avaient aperçue derrière ses persiennes, à la brune du soir ou au soleil levant, étaient demeurés muets d’admiration.
À la vue du Français, la jeune femme se leva et jeta un cri de joie :
– Ah ! dit-elle, je vous attendais, Armand ; et il me semblait que vous tardiez aujourd’hui plus que de coutume.
– Je sors de mon atelier à l’heure même, répondit-il, et je serais accouru plus tôt auprès de vous, chère Marthe, si je n’avais reçu la visite du cardinal Stenio Landy, qui veut acquérir une statue. Le cardinal est resté chez moi plusieurs heures... mais, reprit l’artiste, – c’était, en effet, un sculpteur français, prix de Rome, – vous êtes pâle et triste plus qu’à l’ordinaire, Marthe ; vous paraissez agitée...
Elle tressaillit.
– Vous trouvez ? demanda-t-elle.
– Oui, répondit-il en s’asseyant auprès d’elle et lui prenant les deux mains qu’il pressa avec amour et respect. Vous souffrez de quelque terreur inconnue, ma pauvre Marthe ; vous avez eu peur... il vous est arrivé quelque chose... dites, répondez-moi ?...
– Eh bien ! dit-elle avec effort, vous avez raison, Armand, j’ai eu peur... et je vous attendais avec impatience.
– Peur de quoi ?
– Écoutez, reprit-elle avec vivacité, il faut quitter Rome... il le faut ! En vain m’avez-vous cachée en ce faubourg solitaire de la grande ville où ne se hasarde jamais l’étranger... en vain avez-vous cru que là je serais à l’abri des poursuites de mon mauvais génie... là, plus qu’ailleurs, ici, comme à Florence, il faut partir !
Une pâleur étrange s’était répandue sur le visage de la jeune femme, tandis qu’elle parlait ainsi.
– Où est Fornarina ? interrogea brusquement le sculpteur.
– Je l’ai envoyée chez vous vous chercher. Elle aura pris la grande rue et vous la petite ; vous vous serez croisés.
– Cette femme que j’ai placée auprès de vous, avec mission de ne jamais vous quitter, cher ange, est peut-être...
– Oh ! ne le croyez pas, Armand ; Fornarina mourrait plutôt que de me trahir.
Armand s’était levé et se promenait de long en large dans le boudoir, d’un pas inégal et brusque, où se révélait son émotion.
– Mais enfin, s’écria-t-il, que vous est-il arrivé ?... qu’avez-vous vu, enfant, que vous vouliez ainsi partir ?
– Je l’ai vu.
– Qui ?
– Lui !
Et Marthe s’approcha de la croisée, et, à travers les persiennes, indiqua un endroit de la rue :
– Là, dit-elle, hier soir à dix heures, au moment où vous veniez de partir... il était blotti dans l’angle de cette porte, il attachait un regard de feu sur la maison. On eût dit qu’il me voyait... et je n’avais pas de lumière, alors que lui-même était exposé au clair de lune. J’ai reculé épouvantée... je crois que j’ai jeté un cri en m’évanouissant... Eh ! j’ai bien souffert...
Armand s’approcha de Marthe, la fit rasseoir sur le divan, reprit ses deux mains dans la sienne et s’agenouilla devant elle :
– Marthe, dit-il, voulez-vous m’écouter ? Voulez-vous avoir en moi la foi qu’on a en un père, en un vieil et sûr ami, en Dieu lui-même ?
– Oh ! oui, répondit-elle, parlez... protégez-moi... défendez-moi... je n’ai plus que vous en ce monde...
– Madame, reprit l’artiste, je vous ai rencontrée, il y a six mois, pleurant agenouillée, à minuit, sur les marches extérieures d’une église, si désespérée et si belle en ce moment, que j’ai cru voir un ange du ciel gémissant sur la perte de l’âme terrestre commise à sa garde et que l’enfer lui aurait ravie. Vous pleuriez, Marthe, vous pleuriez, madame, et vous demandiez à Dieu qu’il vous permît de retourner à lui en vous donnant la mort. Je m’approchai de vous, je pris votre main et vous murmurai quelques mots d’espérance à l’oreille. Je ne sais si ma voix vous parut éloquente alors et si elle trouva le chemin de votre âme, mais vous vous levâtes soudain et vous vous appuyâtes sur moi comme sur un protecteur.
« Vous vouliez mourir, je vous sauvai ; vous parliez de désespoir, je vous répondis espérance ; votre pauvre cœur était meurtri, j’essayai de le guérir.
« Depuis ce jour, enfant, j’ai été, moi, le plus heureux des hommes ; et peut-être avez-vous moins souffert, vous, n’est-ce pas ?
– Oui, Armand, vous êtes noble et bon, murmura-t-elle, et je vous aime !
– Hélas ! répondit le Français, je suis un pauvre artiste sans nom et peut-être sans patrie, car on m’a recueilli en pleine mer, à l’âge de cinq ans, cramponné à une épave en luttant contre la mort, malgré mon jeune âge. Je n’ai d’autre fortune que mon ciseau, d’autre avenir qu’un peu de gloire à acquérir ; mais je vous ai vue, je ferai de vous ma femme dans un temps qui n’est plus éloigné, et je saurai bien vous défendre et vous faire respecter de la terre entière.
« Mais, reprit le jeune homme après un moment de silence pendant lequel Marthe avait baissé les yeux, pour que je vous défende, madame, ne faut-il pas que j’aie votre secret ? Et me direz-vous encore, comme à Vienne, comme à Florence, partons ! partons, ne m’interrogez pas ?...
« Quel est donc cet homme terrible et maudit qui vous poursuit ? Et ne me croyez-vous point assez fort, assez brave pour vous défendre ?
Marthe était pâle et tremblait de tous ses membres, les yeux baissés vers la terre.
– Voyons, continua Armand d’une voix triste et douce à la fois et pleine de caresses ; voyons, ma bien-aimée, quel que soit ce passé dont le souvenir te tourmente, crois-tu donc que mon amour en pourra être altéré ?
Marthe redressa fièrement la tête :
– Oh ! dit-elle, à moins que l’amour ne soit un crime, mon passé ne me fera point rougir. J’ai aimé ardemment, saintement, avec la crédulité de mes dix-huit ans, un homme au sourire infernal, au cœur infâme, à l’âme lâche et vile, et que j’avais cru loyal et bon. Cet homme m’a séduite, arrachée à la maison de mon père ; cet homme a été mon bourreau ; mais Dieu m’est témoin que je l’ai fui du jour où je l’ai connu.
Armand s’était de nouveau agenouillé devant la jeune femme.
– Dis-moi tout cela, murmura-t-il, dis-le-moi, et je te défendrai, je tuerai ce misérable !
– Eh bien, répondit-elle, écoutez-moi.
Et, pleine de confiance dans ce regard rempli d’amour et de fier courage dont l’enveloppait l’artiste français, elle lui dit :
« – Je suis née à Blois, cette vieille et bonne ville qui mire dans la Loire les tours moussues de son château et ses coteaux chargés de vignes. Mon père était un honorable négociant, ma mère appartenait à la petite noblesse de la province.
« J’ai perdu ma mère à dix ans, et jusqu’à ma dix-septième année j’ai été enfermée dans un couvent à Tours. C’est en sortant du couvent que j’ai rencontré mon séducteur. Mon père, retiré du commerce avec une fortune médiocre, mais honnêtement acquise, avait acheté, à six lieues de Blois, en remontant la Loire vers Orléans, une petite propriété où il me conduisit à mon arrivée de Tours.
« À une heure de la Marnière, c’était le nom de notre habitation, se trouvait le château de Haut-Coin ; cette belle terre appartenait au général de division comte Felipone, un officier italien naturalisé Français.
« Le comte passait l’été au Haut-Coin avec sa femme et son fils, le vicomte Andréa.
« Le comte était un homme dur, v*****t, acariâtre, qui avait dû tourmenter sa femme et être son bourreau, car la pauvre comtesse était pâle, maladive et courbée sur elle-même comme une octogénaire, bien qu’elle eût cinquante ans à peine.
« Lorsque j’arrivai à la Marnière, quelques difficultés de limites, à propos de bois, avaient mis mon père en relation avec le comte.
« Je fus présentée au château.
« Le vicomte Andréa était absent. Il ne devait arriver de Paris que vers la fin du mois.
« La comtesse me prit en affection, et je devins pour elle une compagne que la solitude lui rendit chère bientôt. La pauvre femme était rongée par un mal mystérieux dont le comte et elle sans doute avaient seuls le secret. Jamais les deux époux ne se trouvaient en tête-à-tête. Échangeant devant les étrangers quelques mots affectueux, ils ne s’adressaient jamais la parole lorsqu’ils étaient seuls.
« Au bout d’un mois, j’étais devenue la commensale du Haut-Coin, lorsque le vicomte arriva.
« Il était beau : il avait ce regard ardent et moqueur à la fois des races méridionales, tempéré par la réserve du nord ; sa lèvre souriait d’un sourire railleur, et il me parut dès les premiers jours n’avoir pour sa mère qu’une affection banale.
« À partir de son arrivée, la comtesse, déjà si pâle et si souffrante, devint de plus en plus faible ; et me serrant un jour la main avec une effusion indicible, elle me dit :
« – Je crois que je m’en vais.
« Quelques jours plus tard en effet, au milieu de la nuit, un domestique arriva du Haut-Coin à la Marnière. Il venait me chercher.
« La comtesse était mourante et désirait me voir...
« Je suivis le domestique et je fus accompagnée par mon père. Nous arrivâmes au château vers le point du jour. C’était en automne, le ciel était gris, l’air froid. On eût dit un jour d’agonie.
« Nous trouvâmes la comtesse dans son lit, l’œil brillant de fièvre, les lèvres décolorées. Un prêtre récitait à son chevet les prières des agonisants ; les serviteurs pleuraient agenouillés.
« Mais nous cherchâmes en vain des yeux le comte et son fils :
« – Ils sont à la chasse depuis deux jours, murmura la mourante. Je ne les reverrai pas... Le comte et son fils étaient, en effet, depuis deux jours, chez leurs parents de l’Orléanais, à dix lieues de Blois ; et c’était chose sinistre à penser que cette femme, qui avait un fils et un époux, allait s’éteindre au milieu d’étrangers, et que la main de son enfant ne lui fermerait point les yeux...
« Elle mourut à dix heures du matin, et sa dernière parole fut celle-ci : “Andréa... fils ingrat !” Et j’entendis un vieux domestique murmurant tout bas :
« – C’est M. le vicomte qui a tué sa mère.
« Eh bien, le croiriez-vous, mon ami, j’aimais déjà cet homme, et il avait osé m’avouer lui-même la passion que je lui inspirais ?... Comment fit-il, de quelles séductions infernales m’environna-t-il pendant les trois mois qui suivirent la mort de sa mère ? Je ne sais... Mais il vint une heure où je crus en lui comme les anges croient en Dieu, une heure où il exerça sur moi un pouvoir étrange et fascinateur, et où il me dit :
« – Marthe, je te jure que tu seras ma femme ; mais comme jamais mon père ne consentira à notre union, car je suis riche et tu es pauvre, veux-tu fuir ? Nous irons en Italie ; là, nous nous marierons, et le temps, espérons-le, désarmera mon père.
« – Et le mien ? demandai-je épouvantée.
« – Le tien viendra nous rejoindre.
« – Mais pourquoi ne point nous ouvrir à lui ?
« Cette question parut l’embarrasser ; cependant il répondit :
« – Ton père est scrupuleux jusqu’à la chevalerie ; si nous le prenons pour complice, il ne voudra jamais tromper le mien ; il ira le trouver, et notre bonheur sera à jamais compromis.
« Je crus cet homme, je cédai, je le suivis.
« Ce fut par une sombre nuit d’hiver, mon ami, que la fille coupable abandonna furtivement le toit paternel pour suivre son ravisseur. Une chaise de poste nous attendait à une demi-lieue de la Marnière, et Andréa m’y porta à moitié folle d’émotion et de terreur.
« J’avais laissé sur une table, dans ma chambre, une longue lettre, dans laquelle je demandais pardon à mon père et l’instruisais de ma fuite.
« Huit jours après, nous étions en Italie et arrivions à Milan.
« Là, Andréa loua une maison, me présenta comme sa femme à la noblesse milanaise, tint table ouverte et mena grand train. Je le suppliai plusieurs fois d’écrire à mon père et de l’engager à venir nous rejoindre.
« – J’ai reçu, me répondit-il enfin, des nouvelles de votre père et du mien. Ils sont furieux ; mais le temps les apaisera... Attendons.
« Andréa commença alors à éluder toute conversation ayant trait à notre prochaine union.
« Deux mois s’écoulèrent. J’avais plusieurs fois écrit à mon père ; jamais il ne m’avait répondu. J’ai su, depuis, qu’Andréa faisait intercepter mes lettres par le domestique chargé de les jeter à la poste.
« Andréa, cependant, menait joyeuse vie à Milan : il avait des chevaux, des valets, de joyeux convives, et, en apparence, j’étais la plus heureuse des femmes ; mais, un jour, où je lui rappelais ses promesses, il me répondit avec impatience :
« – Attendez donc, ma chère ; mon père est vieux, il mourra au premier jour... alors, je vous épouserai. »
« Et comme j’étais atterrée d’une pareille réponse, il tira de sa poche une lettre qu’il me tendit. Elle était de son père, et je la lus en pâlissant :
« Mon très aimable fils, disait le comte, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous séduisiez les jeunes filles de nos environs et les emmeniez en Italie ; mais j’aime à croire que vous ne songez pas à les épouser ; d’autant mieux que j’ai pour vous, sous la main, un brillant mariage... »
« La lettre m’échappa des mains, et je regardai Andréa avec stupeur.
« – Eh bien ? lui dis-je, que comptez-vous donc faire, monsieur ?
« – Mais... répondit-il, attendre.
« – Attendre quoi ?
« – La mort de mon père, dit-il froidement. Je le connais, il serait homme à me déshériter »
« Et Andréa pirouetta sur les talons, et me quitta en fredonnant une ariette.
« Ah ! mon ami, murmura Marthe avec accablement, dès ce jour, je commençai à deviner l’odieux naturel de cet homme. Il n’avait jamais eu l’intention de faire autre chose de moi que sa maîtresse. Pendant huit jours, je fus en proie à une sorte de fièvre ardente, mélangée de délire... j’appelai mon père, je demandai pardon à Dieu... je me traînai aux genoux d’Andréa pour le supplier de me rendre mon honneur en me conduisant aux pieds des autels...
« Andréa me répondit par des lieux communs et des phrases évasives.
« Lorsque je fus rétablie, j’allai me jeter aux genoux d’un prêtre, je lui avouai ma faute, je lui demandai conseil.
« Le prêtre me dit :
« – Allez, mon enfant, rejoindre votre père, et Dieu, qui est grand et miséricordieux, vous pardonnera et touchera peut-être le cœur de cet homme qui refuse de réparer ses torts envers vous.
« Mon père !
« Oh ! je me souvins alors combien il était jadis indulgent et bon pour son enfant, et je regardai le conseil du ministre de Dieu comme un ordre venant d’en haut. Je voulus obéir...
« Un matin, j’annonçai mon départ à Andréa.
« – Et où vas-tu ? me demanda-t-il avec indifférence.
« – Je retourne en France, lui répondis-je avec fierté. Je vais rejoindre mon père...
« – Ton père ? fit-il avec un tressaillement dans la voix.
« – Oui, lui dis-je, et peut-être qu’il me pardonnera. »
« Il secoua la tête avec tristesse :
« – Ma pauvre Marthe, me dit-il, trop longtemps je t’ai caché la vérité... je n’osais point déchirer ton cœur... mais... mais... hélas ! il le faut bien, puisque décidément tu veux me quitter...
« – Mon Dieu ! m’écriai-je épouvantée, qu’allez-vous donc m’apprendre ? »
« Il ne répondit pas, mais il me tendit une lettre encadrée de noir et vieille d’un mois de date...
« Mon père était mort, mort de douleur... et je l’avais tué !... »
– Pauvre Marthe ! murmura l’artiste en prenant dans ses mains la main blanche de la jeune femme, qui s’était prise à fondre en larmes au souvenir de son père.
Marthe essuya ses pleurs et continua :
« – Mon père était mort. J’aimais encore Andréa, et je n’avais plus que lui à aimer en ce monde. Il redoubla pour moi de petits soins et de caresses, et je n’eus point le courage de l’abandonner.
« Pendant les premiers mois de mon deuil, il fut bon et plein de tendresse pour moi ; il me jura solennellement qu’il n’aurait jamais d’autre femme que moi, et j’eus la faiblesse de le croire.
« Mais bientôt sa nature, ardente et railleuse à la fois, reprit le dessus. Je redevins sa maîtresse et non plus sa femme. Il rouvrit notre maison à ses compagnons de débauche et d’orgie, et, dès lors, je dus comprendre que j’étais pour lui un simple jouet.
« Peut-être m’aimait-il, cependant, mais comme on aime un chien, un cheval, une chose que l’on possède et qui est à vous.
« Les égards dont il m’avait d’abord entourée s’évanouirent un à un ; il me traita cavalièrement...
« Je l’aimais encore...
« Il m’infligea la honte d’une rivale : une bouquetière qu’il avait rencontrée sous le portique du théâtre de la Scala.
« Alors je voulus fuir cet homme qui me devenait odieux... Mais où fuir ? où aller ?... D’ailleurs, il exerçait sur moi une étrange et odieuse domination du maître sur l’esclave, quelque chose comme la fascination d’un reptile sur un oiseau. L’empire qu’il exerçait sur moi allait, du reste, jusqu’à la terreur, car il ne prenait plus la peine de me dissimuler sa nature pervertie et ses instincts cruels.