III

954 Words
III Vingt minutes auparavant, le comte Felipone était arrivé de la chasse et avait mis pied à terre dans la cour de Kerloven. Le domestique du château était peu nombreux et se composait d’une dizaine de serviteurs tout au plus, y compris le piqueur et les deux valets de chiens. Ces trois derniers demeuraient dans la cour, occupés au chenil et aux écuries ; les autres étaient disséminés dans le château. Le comte gravit donc le grand escalier du manoir sans rencontrer personne sur son passage, et arriva à l’entrée d’une longue galerie qui régnait tout alentour du premier étage, conduisant de droite et de gauche aux divers appartements, et ouvrant par une porte vitrée sur la plate-forme. Cette plate-forme était la promenade favorite de l’Italien. Il y venait d’ordinaire, après le déjeuner ou le dîner, fumer un cigare et jeter un regard rêveur et distrait sur la mer. La porte vitrée était entrouverte ; machinalement Felipone en franchit le seuil. Il était alors presque nuit. Un dernier rayon crépusculaire glissait à l’horizon et séparait encore les vagues extrêmes de l’Océan du dernier nuage du ciel. Le bruit de la mer se heurtant au pied de la falaise montait jusqu’à la plate-forme comme un sourd murmure. Le comte fit trois pas et trébucha. Son pied venait de rencontrer un objet qui rendit un bruit sec à ce contact. C’était un cheval de bois avec lequel jouait l’enfant. Felipone fit quelques pas encore, et, aux dernières et mourantes lueurs du soir, il aperçut l’enfant adossé au parapet de la plate-forme, dans un coin, et parfaitement immobile. Armand, lassé de jouer avec son cheval de bois, s’était assis un moment pour se reposer, puis le sommeil était venu, ce sommeil invincible qui s’empare brusquement de l’enfance, et il dormait profondément. À la vue de l’enfant, le comte s’arrêta tout à coup. Il avait chassé seul tout le jour. La solitude est mauvaise conseillère pour ceux que tourmente une pensée criminelle. Pendant cinq ou six heures, Felipone avait chevauché sous les vertes coulées de ces vastes forêts de Bretagne où le silence est si profond, l’isolement si complet. Il avait perdu la chasse, il avait cessé d’entendre la voix des chiens, et peu à peu, en proie à une vague rêverie, il avait laissé flotter la bride sur le cou de son cheval. Alors était revenue, ardente et tenace, cette pensée qui l’obsédait depuis que la comtesse était enceinte. Le petit Armand, s’était-il dit, aura un jour vingt et un ans, et toute la fortune de son père lui reviendra. S’il mourait, sa mère hériterait de lui, et mon enfant à moi hériterait de sa mère. Et, une fois encore, l’Italien avait caressé le rêve infâme de la mort de l’enfant. Or, voici qu’à son retour le premier être qui s’offrait à lui c’était cet enfant, cet enfant endormi là, dans ce lieu solitaire, loin de tout le monde, à cette heure nocturne où la pensée d’un crime germe si aisément dans une âme avilie. Le comte n’éveilla point l’enfant, mais il s’accouda sur le parapet de la plate-forme et pencha la tête. En bas, à plus de cent toises, les vagues moutonnaient, couronnées d’une écume blanche, et ces vagues pouvaient servir de cercueil. Felipone se retourna, et d’un regard rapide explora la plate-forme. La plate-forme était déserte, et l’obscurité de la nuit commençait à l’envelopper. La grande voix de la mer montait jusqu’à lui et semblait lui dire : « L’Océan ne rend point ce qu’on lui confie. » Un éclair infernal traversa l’esprit de cet homme, une tentation terrible le mordit au cœur. – Il aurait pu se faire, murmura-t-il, que l’enfant, curieux de regarder la mer, eût escaladé le parapet qui n’a pas plus de trois pieds de hauteur ; il aurait pu se faire encore qu’il se fût assis imprudemment sur le parapet, et que, là, il se fût endormi, comme il s’est endormi au pied du parapet. Puis, en dormant, il aurait perdu l’équilibre... Un sinistre sourire glissa sur les lèvres blêmes de l’Italien : – Et alors, acheva-t-il, alors, mon enfant à moi n’aurait pas de frère, et je n’aurais plus à rendre des comptes de tutelle. En prononçant ces derniers mots, le comte se pencha de nouveau vers la mer. Les flots grondaient sourdement et semblaient lui dire : « Envoie-nous cet enfant qui te gêne, nous le garderons fidèlement et lui ferons un joli linceul d’algues vertes. » Puis encore il jeta un second regard autour de lui, ce regard investigateur et rapide du criminel qui craint d’être épié. Le silence, l’obscurité, la solitude lui disaient : « Nul ne te verra, nul n’attestera jamais devant un tribunal humain que tu as assassiné un pauvre enfant ! » Et alors le comte fut pris de vertige et n’hésita plus. Il fit un pas encore, prit dans ses bras l’enfant endormi, et lança la frêle créature par-dessus le parapet. Deux secondes après, un bruit sourd qui monta des profondeurs de l’Océan lui apprit que la vague avait reçu et englouti sa proie. L’enfant n’avait pas même jeté un cri en s’éveillant dans le vide. Pendant quelques minutes, Felipone demeura immobile et saisi d’une étrange fièvre à la place même où il avait commis son forfait ; puis le misérable eut peur et voulut fuir ; puis encore le sang-froid qui caractérise les grands criminels lui revint, et il comprit qu’il se trahirait s’il fuyait. Alors, d’un pas mal assuré encore, mais déjà le front calme, il quitta la plate-forme sur la pointe du pied et se dirigea vers l’appartement de sa femme, laissant enfin résonner ses éperons et le talon de ses bottes fortes sur les dalles de la galerie.
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