II
Quatre ans après la scène terrible que nous venons de raconter, c’est-à-dire au mois de mai 1816, nous aurions retrouvé le capitaine Felipone colonel et l’heureux époux de madame Hélène de Kergaz.
Le colonel habitait, durant l’été, une belle terre d’apparence seigneuriale, située en Bretagne, aux limites extrêmes du Finistère. Kerloven, c’était son nom, était une propriété de famille que feu le colonel Armand de Kergaz avait léguée à sa femme.
Le château était bâti au bord de la mer, en haut d’une falaise, et du côté de la terre il dominait une jolie petite vallée bretonne couverte de bruyères roses et bordée de grands bois.
Rien n’était plus sauvage et plus pittoresque, plus isolé et plus charmant d’aspect, que ce vieux manoir féodal complètement restauré dans le goût moderne à l’intérieur, grâce à la fortune immense du colonel Felipone, et auquel, à l’extérieur, on avait conservé son poétique manteau de vétusté.
Un grand parc aux ormes séculaires entourait le château de l’ouest à l’est. La façade était battue en brèche par la mer, cette mer houleuse et grise, aux grandioses colères, qui ronge éternellement les côtes bretonnes.
Une plate-forme, dont la construction remontait aux croisades, s’étendait, de ce côté, d’une tour à l’autre.
En bas, à plusieurs centaines de pieds, grondait le vieil Océan.
Le colonel était arrivé à Kerloven vers la fin d’avril, en compagnie de sa femme, qui touchait au terme d’une grossesse, fruit premier de son nouvel hymen, et d’un enfant de cinq ans environ qui s’appelait Armand, comme son père, l’infortuné colonel de hussards que nous avons vu mourir assassiné par l’Italien.
Le colonel Felipone avait été fait comte par la Restauration, ce qui faisait que la veuve de M. de Kergaz, qui était gentilhomme de la vieille roche, avait conservé ainsi son titre de comtesse.
Le comte, – nous appellerons ainsi désormais l’Italien, – le comte, disons-nous, passait son temps à chasser dans les environs, et s’était lié avec tous les hobereaux d’alentour.
La comtesse vivait dans la retraite la plus absolue.
Certes, ceux qui avaient connu jadis à la cour de l’empereur Napoléon la brillante et belle Hélène de Kergaz auraient eu peine à la reconnaître dans cette femme pâle et flétrie, au regard navré, à la démarche emplie de mornes lassitudes, au sourire triste et résigné.
Quatre années plus tôt, madame de Kergaz, qui depuis plusieurs mois était en proie à une mortelle inquiétude sur le sort de son mari, avait vu entrer chez elle, un matin, le capitaine Felipone tout vêtu de noir.
Le capitaine, on le sait, avait aimé Hélène ; mais son amour n’avait eu d’autre résultat que celui d’inspirer à la jeune femme une aversion profonde pour cet homme, dont elle devinait instinctivement la nature fausse et perverse.
Bien souvent, depuis son mariage, elle avait essayé d’ouvrir les yeux à M. de Kergaz sur son amitié pour l’Italien ; malheureusement, le colonel avait pour lui une aveugle affection que rien n’aurait su altérer.
À la vue du capitaine, la comtesse avait poussé un cri, devinant un malheur.
Felipone s’était approché d’elle lentement ; il avait pris ses deux mains dans les siennes, et dit, en essuyant une larme hypocrite :
– Dieu est sévère pour nous, madame : il nous a pris, à vous, votre époux ; à moi, mon ami. Pleurons ensemble...
Ce ne fut que quelques jours plus tard que la malheureuse veuve prit connaissance du testament de son mari, de ce testament où il la suppliait, l’insensé ! d’épouser celui qui devait être son meurtrier, et de donner un second père à son enfant.
Mais l’aversion de la comtesse pour Felipone était si grande, qu’elle se révolta et lui refusa sa main.
L’Italien était souple et patient : il parut s’étonner du vœu de son ami défunt ; il se déclara indigne de prendre sa place. Il sollicita l’humble faveur de demeurer le simple protecteur, l’ami dévoué de la pauvre veuve, le tuteur du jeune orphelin.
Et pendant trois années, cet homme joua si bien son rôle, il se montra si affectueux, si bon, si plein de dévouement et d’abnégation, qu’il finit par désarmer la comtesse ; elle crut s’être trompée et l’avoir mal jugé.
Puis, les revers de l’ère impériale arrivèrent.
Madame de Kergaz était de naissance entachée de roture, elle était la veuve d’un officier de l’empire, elle se trouva en butte à quelques persécutions ; plus que jamais elle comprit cet isolement terrible de la veuve qui est mère et qui se doit à son fils.
Felipone était devenu courtisan, il était bien en cour, et il pouvait beaucoup pour l’avenir de l’orphelin.
Cette dernière considération triompha en sa faveur dans l’esprit de la comtesse ; elle finit par céder à ses instances : elle épousa l’Italien.
Mais, chose bizarre, elle n’eut pas plus tôt lié son existence à celle de cet homme, que l’aversion première qu’il lui avait inspirée, et qu’il était parvenu à éteindre, se ranima vivace au fond du cœur de la comtesse.
Puis, le colonel, ayant atteint son but, jugea désormais inutile de continuer son rôle de longue et patiente hypocrisie. Son naturel haineux, son caractère sauvage et vindicatif reprirent insensiblement le dessus, et il parut vouloir se venger des premiers dédains d’Hélène.
Alors commença pour la pauvre femme cette vie d’isolement et de larmes qui cache ses cruels mystères sous la tyrannie conjugale. Felipone sourit à sa femme au grand jour du monde, et devint son bourreau dans l’ombre de l’intimité. Le misérable inventa des tortures sans nom pour cette noble femme qui avait cru en lui un seul jour.
Sa haine jalouse s’étendit jusqu’à l’enfant qui lui rappelait le premier époux de la comtesse, et lorsque cette dernière fut sur le point de devenir mère, l’Italien osa faire l’infâme calcul que voici :
– Si le petit Armand mourait, mon enfant hériterait d’une fortune immense... Et il est si facile qu’un enfant de quatre ans vienne à mourir !...
C’était en méditant cette pensée que le comte Felipone était arrivé à Kerloven.
La comtesse, dévorant ses larmes, vivait donc à Kerloven dans une retraite absolue, consacrant tous ses soins à son enfant, tandis que son mari menait joyeuse vie.
Un soir, – on était alors à la fin de mai, – elle avait laissé le jeune Armand jouant sur la plate-forme du manoir, et, dominée par ce besoin de prière et de recueillement qu’éprouvent les âmes meurtries, elle s’était retirée dans sa chambre pour s’y agenouiller devant un grand christ d’ivoire placé au chevet de son lit.
Elle était demeurée longtemps en prières, et la nuit était venue, une nuit nébuleuse et sombre comme on en voit si souvent sur les côtes brumeuses de la vieille Armorique. Le vent de la mer soufflait avec violence, les vagues agitées grondaient au bas des falaises. La comtesse songea à son fils, et, dominée par un pressentiment sinistre, elle allait quitter sa chambre pour appeler l’enfant, lorsque son mari entra.
Felipone était en habit de chasse, botté et éperonné. Il avait passé sa journée dans les bois voisins, et il paraissait arriver à l’instant même.
À sa vue, la comtesse sentit redoubler cette vague angoisse qui lui serrait le cœur.
– Où est donc Armand ? lui dit-elle avec vivacité.
– J’allais vous le demander, répondit tranquillement le comte ; car je suis étonné de ne point le voir auprès de vous.
La comtesse tressaillit au son de cette voix hypocrite, et son serrement de cœur s’en accrut encore.
– Armand ! Armand ! appela la comtesse en ouvrant la croisée qui donnait sur la plate-forme.
L’enfant ne répondit pas.
– Armand ! mon petit Armand ! répéta la mère avec angoisse.
Même silence.
Une lampe placée sur un guéridon n’éclairait qu’imparfaitement cette vaste pièce, à laquelle on avait laissé ses vieilles tentures, ses meubles de chêne noirci et son cachet de vétusté. Cependant un de ses reflets tomba sur le front bruni de l’Italien, et il sembla à la comtesse qu’une pâleur livide le couvrait.
– Mon enfant ! répéta-t-elle avec anxiété ; qu’avez-vous fait de mon enfant ?
– Moi ? répondit le comte avec un léger tressaillement dans la voix qui n’échappa point à la mère inquiète ; mais je ne l’ai pas vu, votre enfant, je descends de cheval à l’instant même.
En prononçant ces derniers mots, l’accent troublé de l’Italien avait retrouvé son intonation habituelle et un calme parfait.
Mais la comtesse ne s’élança pas moins au dehors, agitée des plus sinistres pensées, et appelant :
– Armand ! Armand ! où est Armand ?