Danglars, à qui aucun de ces symptômes n’échappait, fixa sur lui un regard plus assuré qu’il n’avait coutume de le faire.
— Remerciez-moi de ne pas m’expliquer davantage, dit-il.
Un tremblement nerveux, qui venait sans doute d’une colère contenue, agitait Morcerf.
— J’ai le droit, répondit-il en faisant un v*****t effort sur lui-même, j’ai le projet d’exiger que vous vous expliquiez ; est-ce donc contre madame de Morcerf que vous avez quelque chose ? Est-ce ma fortune qui n’est pas suffisante ? Sont-ce mes opinions qui, étant contraires aux vôtres…
— Rien de tout cela, monsieur, dit Danglars ; je serais impardonnable, car je me suis engagé connaissant tout cela. Non, ne cherchez plus, je suis vraiment honteux de vous faire faire cet examen de conscience ; restons-en là, croyez-moi. Prenons le terme moyen du délai, qui n’est ni une rupture, ni un engagement. Rien ne presse, mon Dieu ! Ma fille a dix-sept ans, et votre fils vingt et un. Pendant notre halte, le temps marchera, lui ; il amènera les événements ; les choses qui paraissent obscures la veille sont parfois trop claires le lendemain ; parfois ainsi, en un jour, tombent les plus cruelles calomnies.
— Des calomnies, avez-vous dit, monsieur ! s’écria Morcerf en devenant livide. On me calomnie, moi !
— Monsieur le comte, ne nous expliquons pas, vous dis-je.
— Ainsi, monsieur, il me faudra subir tranquillement ce refus ?
— Pénible surtout pour moi, monsieur. Oui, plus pénible pour moi que pour vous, car je comptais sur l’honneur de votre alliance, et un mariage manqué fait toujours plus de tort à la fiancée qu’au fiancé.
— C’est bien, monsieur, n’en parlons plus, dit Morcerf.
Et froissant ses gants avec rage, il sortit de l’appartement.
Danglars remarqua que, pas une seule fois, Morcerf n’avait osé demander si c’était à cause de lui, Morcerf, que Danglars retirait sa parole.
Le soir il eut une longue conférence avec plusieurs amis, et M. Cavalcanti, qui s’était constamment tenu dans le salon des dames, sortit le dernier de la maison du banquier.
Le lendemain, en se réveillant, Danglars demanda les journaux, on les lui apporta aussitôt : il en écarta trois ou quatre et prit l’Impartial.
C’était celui dont Beauchamp était le rédacteur-gérant.
Il brisa rapidement l’enveloppe, l’ouvrit avec une précipitation nerveuse, passa dédaigneusement sur le premier Paris, et, arrivant aux faits divers, s’arrêta avec son méchant sourire sur un entre-filets commençant par ces mots : On nous écrit de Janina.
— Bon, dit-il après avoir lu, voici un petit bout d’article sur le colonel Fernand qui, selon toute probabilité, me dispensera de donner des explications à M. le comte de Morcerf.
Au même moment, c’est-à-dire comme neuf heures du matin sonnaient, Albert de Morcerf, vêtu de noir, boutonné méthodiquement, la démarche agitée et la parole brève, se présentait à la maison des Champs-Élysées.
— M. le comte vient de sortir il y a une demi-heure à peu près, dit le concierge.
— A-t-il emmené Baptistin ? demanda Morcerf.
— Non, monsieur le vicomte.
— Appelez Baptistin, je veux lui parler.
Le concierge alla chercher le valet de chambre lui-même, et un instant après revint avec lui.
— Mon ami, dit Albert, je vous demande pardon de mon indiscrétion, mais j’ai voulu vous demander à vous-même si votre maître était bien réellement sorti ?
— Oui, monsieur, répondit Baptistin.
— Même pour moi ?
— Je sais combien mon maître est heureux de recevoir monsieur, et je me garderais bien de confondre monsieur dans une mesure générale.
— Tu as raison, car j’ai à lui parler d’une affaire sérieuse. Crois-tu qu’il tardera à rentrer ?
— Non, car il a commandé son déjeuner pour dix heures.
— Bien, je vais faire un tour aux Champs-Élysées, à dix heures je serai ici ; si M. le comte rentre avant moi dis-lui que je le prie d’attendre.
— Je n’y manquerai pas, monsieur peut en être sûr.
Albert laissa à la porte du comte le cabriolet de place qu’il avait pris et alla se promener à pied.
En passant devant l’allée des Veuves, il crut reconnaître les chevaux du comte qui stationnaient à la porte du tir de Gosset ; il s’approcha, et, après avoir reconnu les chevaux, reconnut le cocher.
— Monsieur le comte est au tir ? demanda Morcerf à celui-ci.
— Oui, monsieur, répondit le cocher.
En effet, plusieurs coups réguliers s’étaient fait entendre depuis que Morcerf était aux environs du tir.
Il entra.
Dans le petit jardin se tenait le garçon.
— Pardon, dit-il, mais monsieur le vicomte voudrait-il attendre un instant ?
— Pourquoi cela, Philippe ? demanda Albert, qui, étant un habitué, s’étonnait de cet obstacle qu’il ne comprenait pas.
— Parce que la personne qui s’exerce en ce moment prend le tir à elle seule, et ne tire jamais devant quelqu’un.
— Pas même devant vous, Philippe ?
— Vous voyez, monsieur, je suis à la porte de ma loge.
— Et qui lui charge ses pistolets ?
— Son domestique.
— Un Nubien ?
— Un n***e.
— C’est cela.
— Vous connaissez donc ce seigneur ?
— Je viens le chercher ; c’est mon ami.
— Oh ! alors, c’est autre chose. Je vais entrer pour le prévenir.
Et Philippe, poussé par sa propre curiosité, entra dans la cabane de planches. Une seconde après, Monte-Cristo parut sur le seuil.
— Pardon de vous poursuivre jusqu’ici, mon cher comte, dit Albert ; mais je commence par vous dire que ce n’est point la faute de vos gens, et que moi seul suis indiscret. Je me suis présenté chez vous ; on m’a dit que vous étiez en promenade, mais que vous rentreriez à dix heures pour déjeuner. Je me suis promené à mon tour en attendant dix heures, et, en me promenant, j’ai aperçu vos chevaux et votre voiture.
— Ce que vous me dites là me donne l’espoir que vous venez me demander à déjeuner.
— Non pas, merci, il ne s’agit pas de déjeuner à cette heure ; peut-être déjeunerons-nous plus tard, mais en mauvaise compagnie, pardieu !
— Que diable contez-vous là ?
— Mon cher, je me bats aujourd’hui.
— Vous ? et pour quoi faire ?
— Pour me battre, pardieu !
— Oui, j’entends bien, mais à cause de quoi ? On se bat pour toute espèce de choses, vous comprenez bien.
— À cause de l’honneur.
— Ah ! ceci, c’est sérieux.
— Si sérieux, que je viens vous prier de me rendre un service.
— Lequel ?
— Celui d’être mon témoin.
— Alors cela devient grave ; ne parlons de rien ici, et rentrons chez moi. Ali, donne-moi de l’eau.
Le comte retroussa ses manches et passa dans le petit vestibule qui précède les tirs, et où les tireurs ont l’habitude de se laver les mains.
— Entrez donc, monsieur le vicomte, dit tout bas Philippe, vous verrez quelque chose de drôle.
Morcerf entra. Au lieu de mouches, des cartes à jouer étaient collées sur la plaque.
De loin Morcerf crut que c’était le jeu complet ; il y avait depuis l’as jusqu’au dix.
— Ah ! ah ! fit Albert, vous étiez en train de jouer au piquet ?
— Non, dit le comte, j’étais en train de faire un jeu de cartes.
— Comment cela ?
— Oui, ce sont des as et des deux que vous voyez ; seulement mes balles en ont fait des trois, des cinq, des sept, des huit, des neuf et des dix.
Albert s’approcha.
En effet, les balles avaient, avec des lignes parfaitement exactes et des distances parfaitement égales, remplacé les signes absents et troué le carton aux endroits où il aurait dû être peint. En allant à la plaque, Morcerf ramassa, en outre, deux ou trois hirondelles qui avaient eu l’imprudence de passer à portée de pistolet du comte, et que le comte avait abattues.
— Diable ! fit Morcerf.
— Que voulez-vous, mon cher vicomte, dit Monte-Cristo en s’essuyant les mains avec du linge apporté par Ali, il faut bien que j’occupe mes instants d’oisiveté ; mais venez, je vous attends.
Tous deux montèrent dans le coupé de Monte-Cristo qui, au bout de quelques instants, les eut déposés à la porte du n° 30.
Monte-Cristo conduisit Morcerf dans son cabinet, et lui montra un siège. Tous deux s’assirent.
— Maintenant, causons tranquillement, dit le comte.
— Vous voyez que je suis parfaitement tranquille.
— Avec qui voulez-vous vous battre ?
— Avec Beauchamp.
— Un de vos amis !
— C’est toujours avec des amis qu’on se bat.
— Au moins faut-il une raison.
— J’en ai une.
— Que vous a-t-il fait ?
— Il y a, dans un journal d’hier soir… Mais tenez, lisez.
Albert tendit à Monte-Cristo un journal où il lut ces mots :
« On nous écrit de Janina :
« Un fait jusqu’alors ignoré, ou tout au moins inédit, est parvenu à notre connaissance ; les châteaux qui défendaient la ville ont été livrés aux Turcs par un officier français dans lequel le vizir Ali-Tebelin avait mis toute sa confiance, et qui s’appelait Fernand. »
— Eh bien ! demanda Monte-Cristo, que voyez-vous là-dedans qui vous choque ?
— Comment ! ce que je vois ?
— Oui. Que vous importe à vous que les châteaux de Janina aient été livrés par un officier nommé Fernand ?
— Il m’importe que mon père, le comte de Morcerf, s’appelle Fernand de son nom de baptême.
— Et votre père servait Ali-Pacha ?
— C’est-à-dire qu’il combattait pour l’indépendance des Grecs ; voilà où est la calomnie.
— Ah çà ! mon cher vicomte, parlons raison.
— Je ne demande pas mieux.
— Dites-moi un peu : qui diable sait en France que l’officier Fernand est le même homme que le comte de Morcerf, et qui s’occupe à cette heure de Janina, qui a été prise en 1822 ou 1823, je crois ?
— Voilà justement où est la perfidie : on a laissé le temps passer là-dessus, puis aujourd’hui on revient sur des événements oubliés pour en faire sortir un scandale qui peut ternir une haute position. Eh bien ! moi, héritier du nom de mon père, je ne veux même pas que sur ce nom flotte l’ombre d’un doute. Je vais envoyer à Beauchamp, dont le journal a publié cette note, deux témoins, et il la rétractera.
— Beauchamp ne rétractera rien.
— Alors, nous nous battrons.
— Non, vous ne vous battrez pas, car il vous répondra qu’il y avait peut-être dans l’armée grecque cinquante officiers qui s’appelaient Fernand.
— Nous nous battrons malgré cette réponse. Oh ! je veux que cela disparaisse… Mon père, un si noble soldat, une si illustre carrière…
— Ou bien il mettra : Nous sommes fondés à croire que ce Fernand n’a rien de commun avec M. le comte de Morcerf dont le nom de baptême est aussi Fernand.
— Il me faut une rétractation pleine et entière ; je ne me contenterai point de celle-là !
— Et vous allez lui envoyer vos témoins ?
— Oui.
— Vous avez tort.
— Cela veut dire que vous me refusez le service que je venais vous demander.
— Ah ! vous savez ma théorie à l’égard du duel ; je vous ai fait ma profession de foi à Rome, vous vous la rappelez ?
— Cependant, mon cher comte, je vous ai trouvé ce matin, tout à l’heure, exerçant une occupation peu en harmonie avec cette théorie.
— Parce que, mon cher ami, vous comprenez, il ne faut jamais être exclusif. Quand on vit avec des fous, il faut faire aussi son apprentissage d’insensé ; d’un moment à l’autre quelque cerveau brûlé, qui n’aura pas plus de motif de me chercher querelle que vous n’en avez d’aller chercher querelle à Beauchamp, me viendra trouver pour la première niaiserie venue, ou m’enverra ses témoins, ou m’insultera dans un endroit public : eh bien ! ce cerveau brûlé, il faudra bien que je le tue.
— Vous admettez donc que vous-même vous vous battriez ?
— Pardieu !
— Eh bien ! alors, pourquoi voulez-vous que moi je ne me batte pas ?
— Je ne dis point que vous ne devez point vous battre ; je dis seulement qu’un duel est une chose grave et à laquelle il faut réfléchir.
— A-t-il réfléchi, lui, pour insulter mon père ?
— S’il n’a pas réfléchi, et qu’il vous l’avoue, il ne faut pas lui en vouloir.
— Oh ! mon cher comte, vous êtes beaucoup trop indulgent !
— Et vous, beaucoup trop rigoureux. Voyons, je suppose… écoutez bien ceci : je suppose… N’allez pas vous fâcher de ce que je vous dis !
— J’écoute.
— Je suppose que le fait rapporté soit vrai…
— Un fils ne doit pas admettre une pareille supposition sur l’honneur de son père.
— Eh ! mon Dieu ! nous sommes dans une époque où l’on admet tant de choses !
— C’est justement le vice de l’époque.
— Avez-vous la prétention de le réformer ?
— Oui, à l’endroit de ce qui me regarde.
— Mon Dieu ! quel rigoriste vous faites, mon cher ami !
— Je suis ainsi.
— Êtes-vous inaccessible aux bons conseils ?
— Non, quand ils viennent d’un ami.
— Me croyez-vous le vôtre ?
— Oui.
— Eh bien ! avant d’envoyer vos témoins à Beauchamp, informez-vous.
— Auprès de qui ?
— Eh pardieu ! auprès d’Haydée, par exemple.
— Mêler une femme dans tout cela, que peut-elle y faire ?
— Vous déclarer que votre père n’est pour rien dans la défaite ou la mort du sien, par exemple, ou vous éclairer à ce sujet, si par hasard votre père avait eu le malheur…
— Je vous ai déjà dit, mon cher comte, que je ne pouvais admettre une pareille supposition.
— Vous refusez donc ce moyen ?
— Je le refuse.
— Absolument ?
— Absolument !
— Alors, un dernier conseil.
— Soit, mais le dernier.
— Ne le voulez-vous point ?
— Au contraire, je vous le demande.
— N’envoyez point de témoins à Beauchamp.
— Comment ?
— Allez le trouver vous-même.
— C’est contre toutes les habitudes.
— Votre affaire est en dehors des affaires ordinaires.
— Et pourquoi dois-je y aller moi-même, voyons ?
— Parce qu’ainsi l’affaire reste entre vous et Beauchamp.
— Expliquez-vous.
— Sans doute ; si Beauchamp est disposé à se rétracter, il faut lui laisser le mérite de la bonne volonté : la rétractation n’en sera pas moins faite. S’il refuse, au contraire, il sera temps de mettre deux étrangers dans votre secret.