I-2

1638 Words
Telle était la maison Haviland à ses derniers jours. M. Fellaire de Sisac, chargé des intérêts du propriétaire, l’avait visitée. Il avait constaté trente mètres de façade, deux boutiques avec dépendances et trente-deux exploitations diverses avec matériel, y compris la remise, où une marchande des quatre-saisons remisait sa voiture, et la mansarde, où une ouvrière cousait à la mécanique. Le tout fut mentionné dans un rapport destiné à édifier sur la valeur de l’immeuble le conseil nommé par l’administration de la Ville à l’effet d’indemniser les propriétaires expropriés. Dans le cas probable où l’affaire serait portée devant le tribunal compétent, M. Fellaire de Sisac fournirait l’avoué et l’avocat. M. Foliaire de Sisac invita M. Haviland à dîner d’abord à Paris, puis à Meudon. Il faisait passer toute sa clientèle à sa table, agissant de la sorte par politique et par inclination. C’est devant les verres qu’il savait manier les hommes ; il était persuasif au dessert. D’ailleurs, il aimait à déboucher des bouteilles ; il appelait cela : vivre. Dans les époques les moins prospères de sa vie, il sablait le vin blanc du marchand de vin, avec des marrons rôtis, sur la toile cirée, dans un cabinet de société. C’est là qu’il donnait des consultations aux boutiquiers embarrassés. Maintenant, il recevait chez lui ; il avait de l’argenterie et du linge à son chiffre. Or M. Foliaire de Sisac et M. Haviland en étaient au café. Les feux rouges et bas du soleil couchant doraient la salle à manger du chalet. L’homme d’affaires, dont les joues mortes continuaient de pendre lourdement, faisait courir sur son hôte des yeux agiles. – Goûtez-moi ce cognac, cher insulaire, dit-il. Ce nom d’insulaire lui semblait élégant. Il dit ensuite « Albion » pour dire l’Angleterre ; mais il s’excusa d’être aussi romantique. M. Haviland but le cognac, demanda un verre de vin et dit : – J’espère que l’indisposition de mademoiselle Fellaire est sans gravité. M. Fellaire l’espérait aussi, et M. Haviland rentra dans le silence. Il se leva avec une raideur anglaise compliquée d’arthritisme, car il avait les genoux perclus de douleurs rhumatismales. Son pardessus jaune sur les bras, il avait déjà franchi la grille du jardin quand il reprit la parole. – J’ai l’honneur, dit-il à son hôte, de vous demander la main de mademoiselle Fellaire, votre fille. Le petit homme allait probablement faire une réponse habile, mais pétulante. L’Anglais lui mit un papier dans la main. – Vous trouverez là, dit-il, le relevé exact de ma fortune. Envoyez-moi la réponse par lettre chargée, s’il vous plaît. Ne me reconduisez pas. Non ! Et il prit d’un pas raide le chemin de la gare. M. Fellaire, que rien ne surprenait d’ordinaire, était surpris. Il fit douze fois, avec agilité, le tour de la grotte artificielle. La lune éclairait ses grosses joues inertes qu’il semblait, en se démenant, porter comme un masque. Il songeait : – Quoi ? cet homme passe chez moi comme tant d’autres, comme tout le monde. – Je traite deux cents inconnus par an. – Il ne dit rien ; il voit ma fille six fois et n’ouvre la bouche que pour me la demander en mariage. Ah çà ! mais… est-ce qu’Hélène aurait mené si lestement cette saynète à deux personnages ? Mais non ! je ne suis pas un père de comédie, un Cassandre. Je sais ce qui se passe chez moi et je suis sûr que la pauvre enfant ne lui a pas adressé quatre fois la parole. Je crains même qu’elle n’accueille pas comme elle devrait ce… Il se mordit le pouce et s’arrêta, l’œil fixe, comme un homme qui mesure un obstacle. Puis il rentra délibérément dans le chalet. En passant par la salle à manger, il lut le papier que M. Haviland lui avait remis, puis il monta dans la chambre de sa fille. Il posa son cigare sur la perse rose qui garnissait la cheminée et s’assit, comme un médecin, au chevet du lit où Hélène était couchée. Il lui demanda : – Eh bien, comment allons-nous, ma mignonne ? Comme elle ne répondait pas, il ajouta : – Monsieur Haviland a demandé ce soir de tes nouvelles d’une façon vraiment bien affectueuse… Après une pause, de la voix grasse d’un homme qui a bien dîné : – Comment le trouves-tu ? Il n’obtint pas de réponse encore. Mais à la lueur de la bougie qui brûlait sur la cheminée, il vit qu’elle avait les yeux ouverts et fixes, le front contracté, un air de pénible réflexion. Il jugea très justement qu’elle connaissait les intentions de M. Haviland, et il ne craignit plus de frapper un coup brusque. Il lui dit : – Monsieur Haviland te demande en mariage. Elle répondit : – Je ne veux pas me marier ; je me trouve bien avec toi. Alors il se ramassa dans la causeuse, ajusta ses poings sur ses genoux et tira un souffle sifflant de sa gorge ulcérée de liqueurs et tapissée de sucreries. Il prenait son attitude d’homme d’affaires. – Fillette, tu ne me demandes pas ce que je lui ai répondu ? – Eh bien, que lui as-tu répondu ? – Mon enfant, je n’ai rien dit qui pût t’engager en aucune façon. J’ai voulu te laisser libre. Je ne me reconnais pas le droit de t’imposer ma volonté. Tu sais bien que je ne suis pas un tyran. Elle s’accouda sur l’oreiller. – Non, dit-elle, tu es un excellent père ; et, puisque je ne veux pas me marier, tu ne m’y forceras pas. Il reprit avec bonhomie : – Je te le répète, ma fille, tu seras libre comme l’air ; mais nous pouvons bien causer de nos petites affaires. Je suis ton père ; je t’aime. Je puis te dire des choses que tu es assez grande fille pour entendre. Voyons ! causons comme une paire d’amis. Nous vivons bien, tous les deux, nous vivons même très bien. Mais nous n’avons pas ce qu’on appelle une fortune assise. Je suis le fils de mes œuvres ; je suis arrivé trop tard, trop tard ! Il coulera de l’eau sous le pont avant que je t’aie amassée une dot. Et d’ici là, qui sait ce qui arrivera ? Tu as vingt-deux ans, et le parti qui s’offre à toi aujourd’hui n’est pas à dédaigner. C’est même ce que j’oserais appeler une trouvaille. Haviland n’est pas, à proprement parler, un jeune homme. Tu vois, fillette, que je suis juste. Mais c’est un gentleman, un vrai gentleman. Il est très riche. Ayant la bouche pleine de ce dernier mot, il frappait la poche de son habit, dans laquelle était le papier que l’Anglais lui avait remis. Il poursuivit en s’échauffant : – Ce diable d’Haviland est à la tête d’une fortune magnifique. Des immeubles, des bois, des fermes, des valeurs en portefeuille ! tout ! C’est superbe ! Elle fit une grimace de dégoût et haussa les épaules. Il sentit qu’il était brutal. Il reprit : – Ne crois pas, fillette, que je veuille te voir faire ce qu’on appelle un mariage d’argent. Non ; je t’aime et je veux ton bonheur ! Il aimait véritablement sa fille, et son amour paternel lui mit de l’attendrissement dans la voix. Il reprit : – Dieu m’est témoin que je ne veux que ton bonheur. Je sais ce que c’est que le sentiment, et, quand j’ai épousé ta mère, je n’ai pas regardé au magot. Veux-tu que je te dise ? Moi, je suis un rêveur, un sentimental. Oh ! je suis romantique au fond. Sais-tu ce que j’aurais fait si les circonstances l’avaient permis ? J’aurais fait de la poésie à la campagne. Mais, que veux-tu ? j’ai été pris corps et âme par les affaires. Maintenant je suis dans l’engrenage jusqu’au cou ! Ah ! dame ! la vie n’est pas tout roses, et il faut savoir faire des sacrifices. Eh bien, ma fillette, mon rêve est de te les épargner, à toi, les sacrifices. Je veux t’éviter les gênes, les misères de l’existence. C’est assez que ta pauvre mère les ait éprouvées et soit morte à la tâche… morte à la tâche, tu m’entends ! Il passa le revers de sa main sur ses yeux. Il était vraiment ému. Dans le fait, sa femme était morte phtisique dans sa famille, à Niort, où il l’avait renvoyée pour se tirer plus lestement d’affaire, soul ; mais il se grisait et s’attendrissait à toutes les paroles qui lui venaient. Il prit entre ses mains la tête de sa fille, la couvrit de baisers et, dans un grand élan : – Écoute-moi, dit-il ; je te connais bien, ma Lili ; il te faut du bien-être, du luxe. C’est ma faute. J’ai été trop ambitieux. Je n’ai rien trouvé de trop grand ni de trop beau pour toi. Je t’ai élevée pour la fortune. Tu n’as appris ni à te servir ni à compter. Si tu ne deviens pas riche, tu seras la plus malheureuse des femmes, et c’est moi qui aurai fait ton malheur. Quelle responsabilité pour ton pauvre père ! J’en mourrais ! Mais elle est venue, la fortune. Elle est là qui frappe à ta porte. Hein ? petite, nous lui dirons d’entrer. Vois-tu bien ? je t’aime, je t’adore, ma fillette. Je sais ce qui te convient : l’amour ne trompe pas. Laisse-moi faire ! Hélène demanda d’un ton négligent si M. Haviland avait l’intention de se fixer à Paris. – Oui, certes ! s’écria M. Fellaire qui n’en savait absolument rien. Il ajouta que son futur gendre était élégant de manières et capable encore de tourner la tête à bien des jeunes femmes. Et quant à ses sentiments, ils étaient d’une délicatesse… M. Fellaire ne pouvait concevoir qu’on eût des sentiments si délicats. Il frappa le dernier coup : parla d’hôtel, de voitures, de bijoux. Hélène songeait que René Longuemare était parti, parti bien loin et pour longtemps, sans un mot d’amour, sans un mot de regret. S’il avait dit seulement qu’il reviendrait, qu’il emportait une pensée, un souvenir. Mais rien ! C’est donc que René ne l’aimait pas. Non, il n’aimait que ses livres, ses fioles, son scalpel et ses pinces. Il l’avait distinguée pour sa complaisance à l’écouter : voilà tout ! Il lui disait mille folies à elle comme à une autre, comme à toute autre. Pourtant, s’il l’aimait en secret, comme elle avait cru plusieurs fois le sentir ? Eh bien, elle se vengerait de sa désertion. Puis son père disait vrai : elle était élevée pour la richesse ; elle avait la vocation du luxe. D’ailleurs, comment résister ? Quelle fatigue de se débattre ! Le premier assaut l’avait accablée déjà ! Son père reviendrait à la charge. Hélène était de ces âmes qui acceptent d’avance la défaite. Enfin, l’amour de l’étranger la flattait. Elle savait, à des indices certains, combien cet amour était profond et vrai ; cet homme qui touchait au déclin, qui avait parcouru vingt-cinq ans la terre entière sans se désennuyer ; qui, de glace pour tout le monde, s’éprenait d’elle comme un jeune homme et qui, après trois mois de visites presque silencieuses, lui offrait son nom et sa fortune, cet homme-là n’était-il pas étrange, chevaleresque, généreux, et ne pouvait-on pas l’aimer ? Elle souleva sa belle tête d’expression indécise et murmura : – Nous verrons.
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