La Danse des Ombres-3

1964 Words
Asdrubale en déduisit que le montant devait être exact et qu’aucune monnaie ne devait lui être rendue. Après avoir pris le billet, il le glissa dans sa poche de manteau et salua l’homme: «Bonsoir.» «Bonsoir à vous» répondit le guichetier, sans rien ajouter d’autre. Alors qu’Asdrubale, désormais le dos tourné, se dirigeait vers la sortie pour rejoindre le quai, il entendit ces mots, prononcés à voix haute: «Et bon voyage.» Enfin, il trouvait un peu de gentillesse dans ce lieu oublié. Cette fois-ci, il ne répondit pas. Il sortit. Étrangement, c’est seulement à ce moment-là qu’il se rendit compte qu’il n’y avait qu’un seul quai. Pour autant qu’il sache, même dans les petites gares, il devait toujours y en avoir au moins deux, ou plus. Comme quoi, on fait des découvertes intéressantes lorsqu’on va se promener pour la dernière fois. Peut-être que cet endroit n’était qu’un petit point de transit, une zone d’échange, ou qui sait quoi d’autre. Après tout, il ne comprenait pas grand-chose aux trains. Mais, deux rails et une forêt tout autour: c’était sûrement peu commun, pensa-t-il . Allez savoir. Dès lors, il put se remettre à songer à l’eau et à ses récits fantasmagoriques. Comme par exemple ce matin-là où elle lui raconta ses migrations: la goutte retournait sur la Terre et à un moment donné abandonnait l’élément dont elle avait fait partie, en s’évaporant. Elle raconta comment, tandis qu’elle s’élevait dans le ciel, elle regardait la Terre se faire de plus en plus petite, fascinée. Entre les nuages, elle rencontrait d’autres gouttes, et parfois certaines ne lui étaient pas inconnues, leurs chemins s’étant croisés dans le passé. Elles se saluaient et échangeaient des histoires de toutes sortes. Et ensemble elles devenaient des nuages spectaculaires qui, à un moment donné, partaient lentement en voyage. Et quels panoramas, et quelles traversées aériennes! En tant que cirrus, nimbus, cumulus. À dessiner des formes, à décrire des circonvolutions. À survoler des océans, des montagnes, des campagnes, des fleuves et des étendues immenses. Jusqu’à ce que, sur ordre du vent, soit venu le moment de redescendre. Quelle émotion, de plonger vers le sol! Un vol en chute libre. «Ce moment, c’est toujours comme si c’était la première fois.» Elle s’était confessée à lui avec ces mots exacts. Puis sur Terre elle venait terminer sa course: parfois dans une plante, parfois dans une flaque d’eau, parfois dans un être vivant. Et le cycle de la vie pouvait recommencer. Comme il en était depuis la nuit des temps. De ses rêveries il fut soudain ramené à la réalité par une lumière à l’autre bout du quai et par des bouffées de fumées cycliques et constantes qui se faisaient de plus en plus proches: le train arrivait. Quelle situation étrange, pensa-t-il: il ne savait pas où il allait, et cela ne lui importait pas. C’était justement cela qui le faisait se sentir heureux: il prenait le train pour la dernière fois, sans même savoir où ce dernier allait l’emmener. Où est-ce qu’il allait arriver. Où est-ce qu’il allait aller. Il savait seulement qu’il ne reviendrait plus jamais. Soudain, il remarqua le guichetier à ses côtés. Ce dernier tenait à présent un panneau et un sifflet. Apparemment, dans cette gare, c’est lui qui faisait tout. Cela devait être, de toute évidence, un moyen de réduire les dépenses. C’était peut-être pour cela qu’il avait été un tantinet peu courtois. Ce travail n’était probablement pas le sien à l’origine, et ainsi tout s’expliquait. Examiner plus en détails les choses permet toujours de mieux comprendre ce qui se passe autour de nous. Cet employé distrait affichait à présent un air austère et digne, et se tenait droit, comme pour souligner, par sa posture, le rôle qui lui incombait. Tel un soldat chevronné, il porta le sifflet à sa bouche d’un geste mesuré et souffla fort: trois fois, avec une intensité et une durée rigoureusement identiques. Indéniablement, la maîtrise du geste semblait être le résultat d’années d’expérience. Le train se mit à ralentir et atteignit lentement le quai, arrêtant le centre exact de la chaîne de wagons juste en face de l’entrée. Il y en avait seulement trois, au total: l’unité motrice, un seul compartiment voyageurs, et à l’arrière, une dernière voiture sans fenêtres, sûrement destinée aux marchandises. Asdrubale n’en fut pas étonné: avec un seul quai, après tout, on ne pouvait tout de même pas s’attendre à un bolide argenté dernier cri. Les portes se placèrent juste en face de lui, et s’ouvrirent en coulissant, dans des bouffées de fumée. Il posa un premier pied sur le marchepied et entra. À nouveau, il demeura abasourdi, car les surprises n’étaient décidément pas terminées. Tout le reste il avait pu, d’une certaine manière, le justifier, l’expliquer, le comprendre mais ce qu’il avait devant les yeux était vraiment insolite: les sièges étaient en bois. Et une nouvelle fois, il fut frappé par cette odeur ancienne et caractéristique, qu’il n’avait sentie que lorsqu’il était enfant. Oh, quelle belle surprise: il n’aurait jamais cru que de tels wagons circulaient encore. Il n’y avait pas de cloisons. Les sièges étaient incommodes, spartiates, bas et usés par le temps. Mais presque tous étaient occupés par des bagages de tailles diverses: paquets, boîtes, sacs. À un seul endroit apparemment, il restait des places assises disponibles: au fond vers le wagon de tête, où deux rangées de sièges en face l’une de l’autre, traversées par l’allée centrale, étaient occupées par des gens. Il s’y dirigea, l’air circonspect et quelque peu étonné, et vit qu’il n’y avait qu’un seul siège vide. Une femme bien en chair et boulotte regarda en sa direction et lui dit: «Bonsoir, Monsieur. Voulez-vous que je déplace quelques paquets, afin que vous puissiez avoir une place séparée? Veuillez nous excuser si nous avons profité de l’espace, mais dans ce train, habituellement, il n’y a jamais personne.» Ceci étant dit, elle fut sur le point de se lever, comme pour montrer qu’elle était sérieuse. «Non, non, Madame – répondit-il poliment – ne vous dérangez pas, je vous en prie. Je vais m’installer sur ce siège libre, si vous le permettez.» Il avait appris qu’il fallait toujours répondre avec courtoisie à la courtoisie, par bienveillance. La femme, simplette et rubiconde, sourit, tout en se rasseyant. Pendant ce temps, tout le monde l’observait: il y avait sept personnes. Ou plutôt six pour être exact, parce qu’à sa grande surprise il remarqua que le septième – pourtant assis et bien élevé – était un grand chien au pelage doré. Lui aussi cependant le regardait de la même manière que les autres: il avait vraiment, outre sa posture, quelque chose d’humain. Sentant tous les regards posés sur lui, Asdrubale esquissa un sourire et inclina légèrement la tête en guise de salutation. Tous répondirent de la même façon, y compris le chien: ça alors, quel drôle d’effet. Il s’agissait vraiment de la dernière soirée la plus étrange de toute sa vie, pensa-t-il, cela ne faisait aucun doute. Après avoir plié son manteau, il se pencha pour le ranger sur le porte-bagages situé en hauteur et s’assit près de la fenêtre. À la dérobée, il observa tous les passagers, à commencer par la femme rondelette, juste en face de lui. À bien les regarder, ils étaient tout à fait ordinaires: l’un d’eux était un homme âgé, absorbé par un vieux journal. Il y avait aussi un jeune homme élégant, à l’air suffisant mais en même temps courtois. Un jeune garçon, tout juste adolescent, maigrichon. Une jeune femme, la trentaine, à la mine fatiguée et au regard triste, et enfin une vieille dame qui semblait absente, ailleurs, ou peut-être n’était-ce qu’une impression. Personne n’avait prêté attention à ce discret tour d’horizon, pensa-t-il, jusqu’à ce qu’il croise les yeux du chien. Ce dernier le fixait avec insistance, et avait bien sûr remarqué son examen minutieux: son regard semblait presque réprobateur. Oh, mince alors, il était seulement en train de se laisser impressionner. Toute cette émotion, à laquelle s’ajoutait sans doute la fatigue, la marche, le train inattendu, et tout le reste. C’était sûrement ça. Et il ne s’agissait que d’un chien. Un peu humain dans son regard, oui, mais il restait néanmoins un quadrupède privé de parole. Il regarda au dehors, et vit la lumière du quai s’éloigner peu à peu: le train s’était mis en marche à présent. Sur le quai, aucune trace du guichetier chef de gare: de lui, on avait seulement entendu, peu de temps avant, le triple coup de sifflet austère et précis. Eh bien, il devait sûrement s’en être retourné à son poste. Asdrubale s’installa tranquillement, tout en regardant autour de lui. Posé sur lui, cependant, il sentait encore le regard du chien. Il n’osa pas vérifier, et continua de se répéter que ce n’était qu’une impression. Et le voilà ici, à présent. S’étant volontairement dirigé vers l’inconnu, pour le dernier soir de la dernière fois qu’il faisait chaque chose: quelle émotion! La seule possible, désormais, mais plus que suffisante. Toujours mieux que le contraire, ou que le vide qui engourdissait son esprit. Durant ces journées alors rongées par la fatigue, ces soirées maussades, ces nuits vides et remplies de silence, ces matinées interminables, tourmentées par la tristesse à la lumière du matin qu’il supportait à contrecoeur avec sa sourde indifférence. Rien. Rien à quoi rêver, rien à désirer, rien à espérer et rien à imaginer. Rien était un mot difficile à comprendre. Comment décrire quelque chose qui non seulement n’existe pas mais qui surtout n’est pas? Un mot capable à lui seul de bloquer les pensées dans un cercle vicieux, à bien y réfléchir. Et pourtant il le ressentait, le «rien», à l’intérieur de lui-même. Comment puis-je ressentir, se disait-il, quelque chose qui n’est pas? Néanmoins, il existe bel et bien et absorbe tout ce qui l’entoure: la lumière, la couleur, la musique et la vie. Un gouffre sans fond et sans forme, qui engloutit tout, qui anéantit, qui détruit. Mais désormais ce n’était plus un problème, heureusement. Il poussa un soupir de soulagement: depuis qu’il savait qu’il faisait les choses pour la dernière fois, tout avait disparu depuis un moment. Tout ceci avait presque débuté comme un jeu. Mais très vite, ce jeu était devenu un moyen de fuir, il avait finalement guidé ses pas, jusqu’à ce qu’il arrive à cette soirée étrange, dans ce train bizarre. Il était donc occupé à contempler l’obscurité défiler derrière la vitre, quand il entendit une voix qui le fit légèrement tressaillir. «Billets, je vous prie.» Ça alors, pensa-t-il en levant les yeux. Le chef de gare, le guichetier, avec son uniforme froissé et son béret élimé, était à présent aussi contrôleur. Mais quel genre de société est-ce donc, pour assigner toutes les tâches à la même personne?! Il eut un élan de compassion et même d’indignation. Il admirait cet homme qui, somme toute, sous sourciller, s’acquittait au mieux de chacune de ses diverses tâches. Quelle époque, quelle régression, pensa-t-il, je fais bien de ne m’attacher désormais qu’aux choses: elles seules méritent de la considération. Tous sortirent poliment leur billet, en entendant ces mots, et le présentèrent à l’homme en uniforme qui, diligent, prenait soin d’en perforer la partie supérieure avec le poinçon prévu à cet effet. Asdrubale resta de marbre, toutefois, lorsqu’il remarqua que le chien lui aussi tenait un billet dans sa gueule! À vrai dire, il faillit presque s’étouffer en voyant cela. Il secoua la tête et essaya de ne pas trop y penser: comment était-ce possible? Peut-être était-ce seulement un chien bien dressé, oui, il en avait entendu parler. Mais malgré cela, il y avait certaines choses qu’il ne s’expliquait pas. Il décida qu’il valait mieux ne pas y prêter attention et observa la main de l’homme perforer son billet, avec détermination mais courtoisie. Au même moment, un parfum intense envahit ses narines. Une odeur de pain. Reconnaissable entre toutes. Et celle du saucisson fraîchement tranché. Le vieil homme à sa gauche, qui avait placé son journal sur ses jambes en guise de petite nappe, défit deux emballages de papier crépon marron et en sortit deux belles miches de pain. D’une barquette huileuse, apparurent, bien disposées, de nombreuses tranches de l’appétissant saucisson.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD