Chapitre Deux
Sasha
— Où est-ce que tu vas avec ça ? Arrête ! C’est à ma mère, dis-je d’un ton cassant à Viktor, l’un des hommes de mon père.
C’est l’un des quatre abrutis qui viennent de débarquer dans le deux-pièces que j’habite depuis un an armé de cartons pour tout emballer dans la journée. Sauf que là, Viktor est en train d’emballer le saladier que j’ai emprunté à ma mère la semaine dernière.
— Je suis les ordres, c’est tout, répond-il.
Les ordres de Maxim. Amusant, que tout le monde lui obéisse au doigt et à l’œil alors qu’il n’appartient même pas à cette cellule.
Moi aussi, il m’a envoyé des ordres, ce matin : fais tes adieux et prépare deux valises, parce qu’on part cette après-midi.
Contrairement à Viktor, Alexei et les deux autres sous-fifres, je n’ai pas obéi.
Je refuse d’aller où que ce soit avec Maxim. J’ignore à quel jeu tordu teinté de karma mon père jouait avec nos vies, mais me marier à un homme qui me déteste, c’est le pompon.
Ma mère, dont l’appartement ‒ celui où j’ai grandi ‒ se trouve juste à côté, entre sans frapper et observe le chaos.
— Tu pars aujourd’hui, dit-elle.
C’est une affirmation, pas une question.
Je secoue la tête.
— Non. Aide-moi. Ils ne m’écoutent pas. Dis-leur d’arrêter d’emballer mes affaires. Je n’irai nulle part.
Ma mère me prend par la main et me traîne jusqu’à ma petite chambre à moitié vidée. Quand nous tombons là aussi sur un homme, elle m’entraîne dans la salle de bains et ferme la porte.
— Écoute-moi, Sasha, murmure-t-elle d’un ton cassant.
Je reprends ma main.
— Quoi ?
— Il faut que tu partes. Ton père ne m’a rien laissé. Rien. Il a tout légué à Vladimir et à toi, par l’intermédiaire de ton ancien amant.
— Ce n’était pas mon...
Ma mère agite une main impatiente.
— Peu importe. C’est Maxim qui gère tout, désormais. Alors il faut que tu le suives bien sagement et que tu t’assures que cet argent reste à sa place : avec nous.
Je la dévisage. Je suis surprise de découvrir cette facette d’elle. Elle a toujours été si passive, si obéissante avec mon père. Elle acceptait ce qu’il voulait bien nous donner et ne demandait jamais rien de plus.
Mais à présent qu’il est mort, elle réalise sans doute qu’elle risque de tout perdre. Et moi aussi.
La rebelle en moi a envie de l’envoyer promener. J’ai des principes, et ils ne me permettent pas de me laisser vendre à un type de l’organisation de mon père.
Mais je n’ai aucun moyen de subsistance, et ma mère non plus. Mon diplôme d’arts dramatiques américain ne nous servirait à rien, ici. Le seul travail que j’aie jamais eu, c’était un petit boulot à la fac, quand il me suffisait de me faire belle et de vendre les produits que nous proposions. Et je l’avais seulement fait pour m’amuser, pas pour l’argent.
Honnêtement ? Je ne devrais pas avoir à bosser. L’argent de mon père devrait nous revenir. Ce n’est pas de notre faute s’il a décidé de nous le transmettre de la pire manière qui soit.
— Et Vladimir ? Je croyais qu’il était censé subvenir à tes besoins ?
Je n’ai pas encore osé aborder le sujet, car je doutais d’être capable de taire ce que je pense de cette situation tordue.
Ma mère serre les dents.
— Vladimir est censé prendre soin de moi, oui. Mais c’est toi qui obtiens tout. Et rien ne me garantit qu’il tiendra parole. Il est hors de question que tu renonces à ton héritage juste pour jouer les têtes de mule.
J’ai un mouvement de recul, surprise par la méchanceté et le désespoir dans sa voix. Elle semble au bord de la crise de nerfs. Ou du coup de folie.
— Je n’y renoncerai pas, lui assuré-je. Maxim et moi, on trouvera un arrangement.
C’est mon plan depuis le début. Il n’a pas envie d’être coincé avec moi, pas plus que j’ai envie de jouer les épouses dévouées. Il nous suffit de l’accepter, et nous pourrons nous passer de jouer la comédie et d’emménager ensemble. Je resterai ici. Il m’enverra un chèque tous les mois. Ou mieux encore, il me fera un virement.
Je regagne la cuisine, où Viktor a presque fini de tout emballer. Il se retourne, mais son regard se pose sur ma mère.
— Ça va, Galina ? Je peux faire quelque chose pour vous ?
Il a toujours été notre garde du corps, d’aussi loin que je me souvienne. Lui et Alexei, son collègue, vivent dans notre immeuble et se relaient pour jouer les baby-sitters. Ils doivent être contents d’être débarrassés de moi. Mais soudain, je réalise que Viktor n’est peut-être pas ravi du départ de ma mère. Le regard qu’il lui jette...
Comment ai-je fait pour ne pas le remarquer plus tôt ?
— Si tu veux aider ma mère, laisse mes affaires tranquilles, lui dis-je alors qu’il emballe mon mixer. Repose-le !
— Du calme, intervient Maxim en pénétrant dans mon appartement comme s’il était chez lui.
C’est peut-être lui le propriétaire, désormais. Qui sait ?
Il porte une tenue impeccable, comme d’habitude, un pantalon de costume sur mesures et une chemise bleue. Il a les mains dans les poches et la posture nonchalante d’un mannequin en couverture de GQ. Comme si rien ne l’atteignait.
La semaine passée s’est déroulée dans un brouillard cauchemardesque, entre la cérémonie de funérailles et l’enterrement. J’étais comme engourdie pendant que j’aidais ma mère à surmonter son chagrin. Trop en colère pour examiner ma propre tristesse. Maxim a gardé ses distances, et j’espérais que cela signifie qu’il ne comptait pas jouer cet absurde rôle d’époux.
Mais apparemment, je me suis trompée. Et à présent, je regrette de ne pas avoir tenté de lui parler hier, avant qu’il lance cette histoire de déménagement. De ne pas l’avoir dissuadé de commettre une telle folie.
— Toutes tes affaires seront envoyées à Chicago. Si tu veux laisser des choses à ta mère, dis-leur, et ils les mettront à part.
Je croise les bras sur la poitrine.
— Je ne vais pas à Chicago.
— Tu n’as pas le choix, répond-il d’un ton neutre, comme s’il s’attendait à ma réponse et qu’elle n’avait aucun poids.
Son regard se pose brièvement sur mes seins, poussés en avant par mes bras croisés. Ce matin, j’ai enfilé une minirobe rose-doré, avec laquelle je fais tourner la tête de tous les hommes qui mettent les pieds chez moi aujourd’hui.
Je suis un peu top contente de moi en découvrant qu’elle fait également de l’effet à Maxim.
— Écoute, dis-je en repassant à l’anglais, que les hommes de mon père ne parlent pas. Je sais que désormais, c’est toi qui gères mon argent. Et ça ne me dérange pas. Je serai bien sage, et je ferai ce que tu me dis. Mais on n’est pas obligés de jouer les petits couples mariés. Je sais que tu ne veux pas de moi, et il est évident que c’est réciproque.
— Ce qu’on veut n’entre pas en ligne de compte dans ce mariage, sakharok.
Ce surnom, qu’il me donnait à l’époque ‒ sakharok veut dire sucre ‒, lui roule sur la langue avec beaucoup trop d’aisance, et une bouffée de honte et de désir me traverse comme si j’avais de nouveau dix-sept ans.
— Ton père voulait que tu sois en sécurité, et il m’a choisi pour te servir de protecteur.
J’agite la main vers les hommes qui mettent à sac mon appartement.
— Viktor et Alexei peuvent assurer ma sécurité, comme ils l’ont toujours fait.
Nous avons beau parler anglais, Maxim s’approche de moi et répond à voix basse :
— Réfléchis, sakharok. Si ton père te croyait en sécurité avec eux, il n’aurait pas tout fait pour que tu ailles aux États-Unis. Il ne m’aurait pas demandé de venir.
Je lève presque les yeux au ciel. Viktor et Alexei sont complètement à la botte de ma mère et moi.
Après le bannissement de Maxim, j’ai réalisé le pouvoir que me conférait ma sexualité. Et comme c’est le seul pouvoir que je détiens, je m’en suis servie. J’ai manipulé les hommes de mon père. En les titillant, en me mettant à genoux devant eux. En les suçant. Avant de les menacer de tout raconter à mon père s’ils ne me donnaient pas ce que je voulais. Un peu de liberté, en général.
Mais les mots de Maxim me glacent. Il a raison. Maintenant que mon père est mort, tout est différent. Je n’ai plus le moindre pouvoir.
— Va faire tes valises. Notre avion décolle dans quelques heures.
Je secoue la tête, butée.
— Je ne pars pas.
Maxim reste parfaitement immobile, et des alarmes se mettent à retentir dans ma tête. Il a quelque chose de dangereux.
— Fais tes valises immédiatement, sinon tu ne voyageras qu’avec ce que j’emballerai pour toi.
— Laisse-moi ici, insisté-je. Garde l’argent si tu veux. C’est la seule chose qui me met en danger, non ? Garde-le. Verse-moi une allocation suffisante pour vivre, et je te laisserai tranquille. Mais laisse-moi ici.
— Tu crois vraiment que je t’ai épousée pour le fric ? crache-t-il.
Il retrousse les lèvres. Il ne devrait pas être aussi beau alors qu’il me regarda d’un air dédaigneux.
— Crois-moi, mon sucre, tout ça, je n’en veux pas. Cet argent et toi, vous me vaudrez trop d’ennuis pour que ça en vaille le coup.
Je lève les mains.
— Alors va-t’en. Je te décharge de tes responsabilités. Vladimir pourra me protéger.
— J’ai fait une promesse à ton père, Sasha. Je ne lui manquerai pas de respect en revenant sur ma parole.
Je lève les yeux au ciel.
Il regarde sa montre.
— Le temps presse, sakharok. Apparemment, tu vas devoir voyager avec ce qui est déjà emballé. Va dans la voiture qui attend dehors.
J’ignore pourquoi je me sens obligée d’insister. L’entêtement a toujours été mon point faible. Je croise les bras, lève le menton, et je dis :
— Va te faire foutre.
Il penche la tête sur le côté. Je m’attends à moitié à ce qu’il me donne une gifle, comme le faisait parfois mon père, mais il semble imperturbable.
— Si je suis obligé de te forcer à y aller, il y aura des conséquences, Sasha.
— Vas-y, oblige-moi, le défié-je.
Maxim n’est pas content du tout. Sa posture détendue vole en éclat, et il bondit, tel un lion sur sa proie. D’un geste souple, il me jette sur son épaule et se dirige vers la porte tout en ordonnant aux autres hommes de mettre mes valises dans la voiture.
Une fois que nous sommes dans le couloir, il me donne une tape sur les fesses.
— Ta désobéissance a des conséquences, sakharok.
Étonnamment, il n’a pas l’air énervé. Sa voix est neutre et régulière, bien qu’il soit en train de me porter. Je me tortille sur son épaule, ce qui fait remonter ma minirobe jusqu’à ma taille. Il me donne une nouvelle tape sur les fesses et ouvre la porte de la cage d’escalier d’un coup de pied au lieu d’attendre l’ascenseur.
— Arrête de gigoter, sinon on risque de se casser le cou, me conseille-t-il alors qu’il descend les marches d’un pas vif.
Je m’accroche à l’arrière de sa ceinture. Ses fesses musclées remplissent bien son pantalon et se contractent à chacun de ses pas. Une vague de chaleur me monte dans le ventre alors que mon attirance pour lui revient à la vie. Je me souviens de ce à quoi il ressemblait sur le yacht de mon père. Torse nu, bronzé au soleil. Un véritable Adonis, tout en muscles sculptés et en lignes parfaites, à la fleur de l’âge.
Et maintenant qu’il a trente ans, il est tout aussi attirant.
Il sort de l’immeuble, et je tends les bras en arrière pour faire redescendre ma robe, furieuse qu’il m’expose ainsi à son chauffeur et aux hommes qui se trouvent dehors. Il me repose sur mes pieds, et quand le chauffeur ouvre la portière de la voiture, il me pousse vers la vaste banquette arrière de la berline de luxe.
Maxim dit quelque chose au chauffeur avant de se glisser à mes côtés et de fermer la portière, ainsi que la vitre qui nous sépare des sièges avant. Le regard qu’il me jette me trouble au plus haut point. Ses yeux sont lourds d’une promesse sombre. Comme si la punition qui m’attendait le réjouissait.
Il y aura des conséquences.
Je tente de maîtriser mon rougissement. C’est l’un des désavantages, quand on est rousse.
— Alors, quoi ? Tu comptes me punir, comme l’a suggéré mon père ?
Je suis complètement inconsciente d’insister. Mais c’est Maxim, et je ne me suis jamais remise de la façon dont il m’a rejetée quand j’étais adolescente.
Je jurerais avoir vu la commissure de ses lèvres frémir avant qu’il me couche sur ses genoux.
Je suis à la fois ravie et horrifiée. Mon corps est déjà dans tous ses états après la façon dont il m’a forcée à quitter l’immeuble. À présent qu’il s’apprête à me punir, je suis électrisée.
Il me donne plusieurs grandes tapes ‒ cinq, pour être exacte ‒ avant de me masser les fesses d’un geste brusque. Ma minirobe me remonte sur les hanches, dévoilant le bas de mes fesses. Comme le tissu laisse tout apparaître, je porte un string, aussi Maxim a une vue imprenable sur mon postérieur.
Je ne fais pas un bruit. Je respire fort, mais c’est plus à cause de la surprise que de la peur, même si une brûlure commence à s’installer sur ma peau alors qu’il continue de pétrir ma chair.
C’est agréable. Humiliant, mais torride. Et quand ses doigts me caressent entre les jambes à travers mon string, je réalise que Maxim est toujours mon homme idéal.
Je suis tombée amoureuse de lui ‒ le terme est peut-être un peu fort ‒ sur ce yacht en Croatie, et même si tout a tourné au vinaigre, j’ai l’impression que cette attirance n’a jamais vraiment disparu. La chaleur pulse entre mes cuisses. Maxim passe le doigt sur la couture de mon string, d’avant en arrière entre mes fesses. Le petit triangle de tissu est trempé, tant je suis excitée.
Quand il glisse les doigts en dessous, cependant, les alarmes se remettent à retentir dans ma tête, et je rue sur ses genoux.
À dire vrai, je n’ai jamais laissé un homme me toucher à cet endroit. Je me vantais de mon expérience sexuelle pour me rebeller contre mon père, mais en fin de compte, je suis restée la petite fille sage qu’il voulait que je sois.
Et Maxim a beau croire qu’il peut faire tout ce qu’il veut avec moi, qu’il a des droits sur mon corps parce qu’il m’a mis la bague au doigt devant un fonctionnaire, il se trompe.
Je fais glisser mes jambes vers le sol de la voiture, et il me lâche. J’atterris à quatre pattes.
— Je ne coucherai pas avec toi, annoncé-je, le visage couvert par mes cheveux ébouriffés.
Maxim me jette un regard indéchiffrable. J’ai toujours eu du mal à le cerner.
— J’espère que tu sais te donner du plaisir, alors, parce qu’aucun homme ne se glissera jamais entre tes jambes.
Je rougis d’indignation, et j’ai sans doute pris une teinte encore plus vive que celle de mes cheveux, mais avant que je trouve une réplique, la portière de Maxim s’ouvre, et l’un des hommes lui tend mon sac à main.
— Je vais mettre ses valises dans le coffre, dit-il avec un sourire en coin en me voyant à quatre pattes devant mon mari.
— Ne la regarde pas, lui ordonne Maxim en lui claquant la porte au nez, avant de m’aider à me rasseoir. Désolé pour ça. Il aurait dû frapper.
Je suis surprise qu’il me dise ça.
— Tu crois sûrement que je t’appartiens, craché-je, toujours agacée qu’il ait revendiqué mon corps.
— Je crois surtout que tu es ma femme, répond-il d’un ton neutre qui m’indique qu’il me trouve exaspérante. Et je te promets que si un homme te touche, je le tuerai.