Chapitre Un
Sasha
Les hommes de mon père disent qu’il ne lui reste plus que quelques jours à vivre. Peut-être même seulement quelques heures. Nous nous trouvons chez lui, à Moscou, dans une résidence qu’il me permet rarement de visiter.
Un endroit que je détestais, quand j’étais petite.
Ces lieux n’étaient pas très haut dans mon estime à l’époque. Et à présent que mon père est au seuil de la mort, ça n’a pas changé.
Je ne peux pas dire que j’aime cet homme. C’était un mauvais père et un mauvais compagnon pour ma mère. Compagnon, pas mari : il ne pouvait pas l’épouser.
C’est contraire au code de la bratva.
Il l’a gardée pour maîtresse pendant trente ans, jusqu’à la semaine dernière, quand il l’a informée qu’elle était désormais la maîtresse de Vladimir, son bras droit. Eh oui, il l’a carrément refilée à un autre type. Comme si c’était sa p**e. Non, pas sa p**e. Son esclave.
Elle n’a pas eu le choix.
Comme je l’ai déjà dit, mon père n’est pas un homme bien.
— Viens, Sasha, ton père veut te voir, me chuchote ma mère.
Autrefois très belle, elle me paraît soudain vieille. Elle est pâle, et ses traits sont tirés, pincés par le chagrin.
Malgré tout, elle continue d’aimer profondément mon père.
Je la suis dans la chambre. Il ne voulait pas mourir à l’hôpital, alors cette pièce a été transformée en salle de soins. Il est entouré par des machines, et des infirmières se relaient à ses côtés jour et nuit. Les rideaux sont ouverts, laissant entrer le soleil estival par les hautes fenêtres.
— Aleksandra, dit-il, m’appelant par mon nom complet.
Je sursaute. Il est toujours aussi impressionnant qu’avant, même frêle et maigre dans sa robe de chambre rouge à rayures.
— Viens.
Il me convoque à son chevet. Je m’y rends à contrecœur. J’ai beau avoir vingt-trois ans, quelque chose chez lui me donne l’impression d’être une gamine perdue. Il me prend la main, et je m’efforce de ne pas frémir en sentant ses doigts secs et osseux.
— Sasha, je m’assurerai que tu ne manques de rien, dit-il avant de toussoter.
Je déglutis.
S’assurer que nous ne manquions de rien, c’est la seule chose positive qu’il ait faite pour ma mère et moi. Je devrais lui en être reconnaissante. Nous avons toujours vécu dans le luxe. J’ai même pu faire des études dans l’université de mon choix aux États-Unis. Celle de Californie du Sud, où j’ai étudié les arts dramatiques. Mais bien sûr, il m’a ordonné de revenir dès que j’ai obtenu mon diplôme.
Et j’ai obéi, parce qu’il nous tient par le porte-monnaie.
S’il me lègue assez d’argent dans son testament, je compte retourner aux États-Unis pour vivre mes rêves.
— Ton mari arrive aujourd’hui.
Au début, je ne comprends même pas ce qu’il vient de dire. Je le regarde d’un air hébété. Je jette un coup d’œil à la mère par-dessus mon épaule.
— Comment ?
J’ai dû mal entendre.
— L’homme qui va t’épouser. Pour te protéger et gérer ton patrimoine.
J’ôte ma main de la sienne.
— Attends, quoi ?
La colère s’empare des traits de mon père, et je me mets immédiatement à trembler. J’ai beau essayer d’être indifférente, je suis toujours la petite fille désireuse de lui faire plaisir, de gagner son amour. D’attirer son attention et de le convaincre de me donner la sienne.
Bien sûr, je ne le montre pas. En sa présence, je joue les adolescentes rebelles depuis longtemps. Je rejette mes cheveux en arrière pour souligner mes propos.
— Je n’épouserai personne.
Il pointe un doigt vers moi et rétorque :
— Tu feras ce que je te dis, et tu seras bien contente que j’aie trouvé le moyen de te protéger et de t’entretenir même après la mort.
Quelques postillons lui échappent.
Mon estomac se révolte. C’est dur, de voir la mort s’emparer de son corps, mais je n’ai pas envie de me laisser amadouer. J’ai envie de le haïr.
Oui, je le hais.
— Qui ça ? m’enquiers-je. Qui est-ce que je suis censée épouser ?
Quelqu’un frappe à la porte, et mon père hoche la tête d’un air satisfait. Vladimir entre dans la pièce.
— Maxim est arrivé.
J’en ai le souffle coupé, comme si l’on venait de me donner un coup de poing dans le ventre.
Maxim.
C’est impossible, n’est-ce pas ? Mon père n’aurait pas concocté un plan aussi tordu ?
Maxim, l’ancien protégé charmant et puissant de mon père ? Celui que j’ai poussé à l’exil avec mes mensonges ?
Il entre, et je m’éloigne de mon père pour me mettre dans le coin plongé dans l’ombre avec ma mère, qui se tord les mains.
— Tu étais au courant, l’accusé-je.
Ses yeux s’embuent. Je suis contente, car cela m’aide à ravaler mes propres larmes.
— Maxim, dit mon père en lui tendant la main.
Le nouveau venu nous jette un regard, et je fais mine de partir, mais ma mère me retient par le bras. Vladimir, qui a lui aussi pénétré dans la chambre, se place devant la porte comme pour barrer l’issue. Comme un gardien de prison.
Le visage séduisant de Maxim ne laisse rien paraître. Le simple fait de le voir fait battre la chamade à mon cœur. Il a la même expression insondable que dans mes souvenirs. Il doit me détester, après ce que j’ai fait. Sa main se referme sur celle de mon père, et il s’agenouille à son chevet.
— Papa.
Papa. C’est comme ça qu’ils appellent tous mon père, car c’est leur chef. Et puis d’une certaine façon, il a tenu un rôle paternel avec Maxim, qui, si mes souvenirs sont bons, s’est enfui d’un orphelinat à l’âge de quatorze ans. Mon père a sans doute mieux tenu son rôle avec lui qu’avec moi, sa chair et son sang.
— Te voilà enfin, lui dit mon père en posant sa main libre sur son épaule comme un prêtre donnant sa bénédiction. J’ai quelque chose à te demander avant de mourir, Maxim.
— Quoi donc ?
La voix de Maxim est basse et pleine de respect. En les regardant, on ne devinerait jamais que mon père l’a banni, et pas seulement de sa cellule, mais du pays.
— Tu as honoré le Code des Voleurs ?
Maxim hoche la tête.
— Tu n’as pris ni femme ni famille ?
— Niet.
— Bien. Tu vas briser le code pour épouser Sasha.
Je m’y attendais à moitié, mais ses mots me font l’effet d’une douche froide, et la panique me submerge.
Maxim me tourne le dos, alors je ne vois pas sa réaction, mais il est sans doute aussi horrifié que moi.
Il se remet lentement debout, glisse les mains dans ses poches et patiente, sans rien répondre.
— Je vais léguer mes actions dans les puits de pétrole à Sasha, à condition qu’elle t’épouse. Tu géreras son patrimoine et tu la protégeras des menaces extérieures. Si elle meurt avant que vous ayez des enfants, mon argent sera transmis à Vladimir, qui va reprendre la tête de la cellule de Moscou et s’occupera de Galina, la mère de Sasha.
— Tu es en train de me vendre, dis-je d’une voix étranglée, toujours dans un recoin de la pièce.
Oui, tout comme il a vendu ma mère.
— Silence !
Mon père tend la main dans ma direction et ne daigne même pas poser les yeux sur moi.
Maxim, lui, se retourne. Il me jette un long regard songeur. Il se remémore sans doute la façon dont j’ai foutu sa vie en l’air. Sans moi, c’est sans doute lui qui serait à la place de Vladimir.
Je pince les lèvres pour qu’il ne les voie pas trembler.
— Elle n’est pas vierge, déclare mon père comme s’il s’excusait de lui livrer des biens endommagés.
J’ai envie de vomir.
— Elle a eu une période délurée quand elle est allée étudier aux États-Unis. Mais bon, tu as l’habitude des Américaines, non ?
Maxim ne dit toujours rien.
— Tu feras ça pour moi, poursuit mon père.
Ce n’est pas une question, c’est un ordre, mais il dévisage Maxim, comme pour chercher des indices.
— Tu vas la ramener à Chicago avec toi. Tu la protégeras. Tu profiteras de son argent.
Maxim se passe une main sur le visage.
— Tu peux la punir pour le mensonge qu’elle a raconté sur ton compte. Sans rancune, hein ? Tu t’en sors bien, aux États-Unis. Il paraît que Ravil vit comme un roi, et que tu en profites aussi.
Je me fige en entendant mon père dire qu’il sait que j’avais menti.
— Et si c’est moi qui meurs avant elle ? À qui reviendra son patrimoine ? demande Maxim d’un ton professionnel.
Il s’agit d’une transaction. Mon père lui propose une dot en plus de ma main.
— À Vladimir, répond mon père.
Maxim secoue doucement la tête. Vladimir se trouve lui aussi dans la pièce, mais Maxim ne le regarde pas.
— Ravil, plutôt, négocie-t-il.
Ravil est le chef de la cellule de Chicago, et le supérieur de Maxim depuis son bannissement.
Mon père réfléchit, puis se tourne vers Vladimir, à qui il ordonne :
— Fais les changements. Et envoie-moi le clerc.
Son second quitte immédiatement la chambre.
— Tu feras ça pour moi, insiste mon père en regardant Maxim.
Ce dernier incline la tête.
— Oui.
— Ne manque pas de respect à mon nom en manquant de respect à ma fille.
— Jamais, s’empresse de répondre Maxim.
Il se tourne de nouveau vers moi et me scrute. Quelque chose papillonne dans mon ventre sous son regard sombre. Si mon père obtient ce qu’il veut, j’appartiendrai bientôt à cet homme. Il me contrôlera pleinement. Mon destin est entre ses mains.
Mais je n’ai pas pour autant l’intention de jouer les soumises, les gentilles petites maîtresses comme le faisait ma mère.
Et puis quoi encore ?
Je vais me battre.