Chapitre 5-1

2522 Words
Chapitre 5 M ais oui », disait-il, « j’assistais à l’enquête, et je n’ai jamais cessé de me demander depuis ce qui m’y avait conduit. Je veux bien croire que nous avons tous un ange gardien, si vous m’accordez que chacun de nous possède aussi son démon familier. Je vous prie d’en convenir parce que je n’aime me sentir exceptionnel en rien, et que je suis certain d’en avoir un, – un démon, s’entend. Je ne l’ai jamais vu, évidemment, mais toutes les circonstances de la vie me démontrent son existence. Il se tient près de moi, et c’est sa malignité foncière qui me lance dans ce genre d’aventures. Quelles aventures, me demandez-vous ? Mais celle de l’enquête, cette espèce d’histoire de chien jaune, – (voyez-vous un roquet galeux du pays qu’on laisse se lancer dans vos jambes, sous la véranda d’un tribunal ?) – cette espèce de hasard qui, par des voies détournées, inattendues et vraiment diaboliques, place sur mon chemin des hommes tarés de points faibles, affligés de rudes misères et de plaies secrètes, par Jupiter ! et qui leur délie la langue en ma présence, et les pousse à leurs infernales confidences, – comme si vraiment je n’avais déjà pas assez de confidences à me faire à moi-même, comme si, – Dieu me pardonne, – je n’avais pas assez de pensées secrètes dans mon sac pour me ronger le cœur jusqu’au dernier de mes jours ! Et ce que j’ai pu faire pour m’attirer une telle faveur, je voudrais le savoir ! Je vous assure que je suis aussi préoccupé de mes propres soucis que mes voisins, et que j’ai autant de mémoire que la moyenne des pèlerins de notre vallée de larmes ; alors, vous voyez que je ne suis pas spécialement désigné comme réceptacle de confessions ! Alors, pourquoi ? Je ne saurais le dire,… à moins que ce ne soit pour m’aider à tuer le temps après dîner. Charles, mon ami, votre table était excellente, et de nature à faire considérer par ces Messieurs un robre paisible comme une occupation tumultueuse. Ils se vautrent dans vos bons fauteuils, en se disant : « Au diable tout effort ! Laissons parler ce Marlow ! » « Parler ! Soit ! Il n’est pas bien difficile de parler de Maître Jim, au sortir d’un bon repas, à deux cents pieds au-dessus de la mer, avec une boîte de cigares convenables sous la main. C’est une de ces soirées bénies de fraîcheur et d’étoiles, propres à faire oublier aux meilleurs d’entre nous que nous ne sommes ici-bas que par tolérance, et devons chercher notre chemin dans l’ombre, avec l’éternelle inquiétude de faire à chaque minute un pas irrémédiable, avec l’appréhension de nous dire que, si nous gardons encore l’espoir de nous tirer d’affaire en définitive, nous n’en avons aucune certitude, et ne pouvons attendre aucune aide sérieuse des gens qui nous coudoient à droite et à gauche. Il y a des hommes, évidemment, pour qui la vie ressemble à cette fin de dîner, agrémentée d’un bon cigare, pour qui elle est facile, douce, vide, tout au plus animée parfois par quelque lutte imaginaire, oubliée avant que l’histoire en soit achevée, avant que la fin en soit connue… s’il y a jamais une fin à connaître. « C’est au cours de l’enquête que mes yeux rencontrèrent les siens pour la première fois. Vous saurez que tout ce qui tenait de près ou de loin à la mer était à l’audience, parce que l’affaire était notoire depuis des jours, depuis ce mystérieux message câblé d’Aden qui avait soulevé tous les caquetages. Je dis mystérieux parce qu’il comportait une part de mystère, bien qu’il affirmât un fait tout nu, aussi nu et aussi vilain qu’un fait puisse l’être. Personne ne parlait plus que de cela. Le matin quand je m’habillais dans ma cabine, le premier bruit qui me frappait les oreilles, c’était la voix de mon Parsi Dubash, jacassant avec le steward sur l’affaire du Patna, devant une tasse de thé que, par faveur spéciale, on lui donnait à l’office. A peine descendu à terre, je rencontrais une connaissance qui m’abordait en disant : « Avez-vous jamais rien vu pour enfoncer cela ? », et, selon sa nature, l’homme souriait cyniquement, prenait une mine contrite, ou lâchait quelques jurons. Des gens totalement étrangers l’un à l’autre s’accostaient familièrement, dans le simple but de se soulager l’esprit sur le sujet, et l’affaire était prétexte pour les maudits badauds de la ville à des beuveries copieuses ; on vous en rebattait les oreilles dans les bureaux du port, chez tous les courtiers maritimes et chez les affréteurs ; les blancs, les métis, les indigènes, jusqu’aux bateliers à demi nus, accroupis sur les marches de pierre que vous montiez, tout le monde en parlait, par Jupiter ! L’affaire soulevait quelque indignation, beaucoup de plaisanteries, mais surtout des discussions sans fin sur leur sort, vous comprenez. Ceci pendant deux semaines ou plus, et l’opinion commençait à prévaloir que le mystère pourrait bien, en définitive, se corser de tragédie, lorsque me trouvant un beau matin, devant le perron et dans l’ombre des bureaux du port, j’aperçus quatre hommes qui s’avançaient vers moi le long du quai. Je me demandai un instant d’où sortait ce singulier groupe, lorsque, tout à coup, je me criai véritablement à moi-même : – « Les voilà ! » « Et c’étaient bien eux, en effet, trois d’entre eux grands comme nature, et le quatrième plus gros qu’aucun être humain n’ait le droit de l’être ; ils venaient de débarquer, avec un bon déjeuner dans le ventre, d’un vapeur de la ligne Dale, entré au port, en route pour l’Orient, une heure après le lever du soleil. Il n’y avait pas d’erreur possible, et du premier coup d’œil, j’avais reconnu le jovial patron du Patna, l’homme le plus gros de toute la région tropicale, sur tout le tour de notre bonne vieille planète. Je l’avais d’ailleurs rencontré déjà à Samarang, neuf ou dix mois auparavant. On chargeait son vapeur en rade, et du matin au soir, jour après l’autre, il sacrait sur les institutions tyranniques de l’Empire allemand, en s’abreuvant de bière dans l’arrière-boutique de de Jongh ; de Jongh, qui faisait sans sourciller payer un guilder la bouteille, m’attirait à part, d’un signe de tête, et me disait, sur un ton de confidence, en plissant sa petite figure couleur de cuir : « Les affaires sont les affaires, capitaine, mais un homme comme cela, ça fait mal au cœur ! Pfui… ! » « De l’ombre, je le regardais ; il marchait un peu en avant de ses compagnons, et le soleil qui le frappait, faisait d’étrange façon ressortir son énormité. Il me faisait songer à un jeune éléphant dressé, qui aurait marché sur les pattes de derrière. Il était vêtu de façon ridiculement voyante aussi, attifé d’un pyjama sali à raies verticales vert pomme et orange, avec aux pieds une paire de savates déchirées, et sur le crâne un casque de liège de rebut, trop étroit de deux pointures, très crasseux et attaché au sommet de sa grosse tête par un cordon de carêt de Manille. Vous comprenez qu’un homme pareil n’a pas l’ombre d’une chance quand il s’agit d’emprunter des vêtements. Très bien. Il courait à grands pas, sans un regard à droite ou à gauche, passa à trois pieds de moi, et, dans l’innocence de son cœur, gravit au galop l’escalier du bureau du port, pour faire sa déposition, son rapport, ou ce qu’il vous plaira de l’appeler. « Il s’adressa d’abord, paraît-il, au premier maître de la navigation. Archie Ruthwell venait d’arriver, et commençait sa rude journée, comme il le raconte lui-même, en lavant la tête à son premier commis. Certains d’entre vous ont peut-être connu ce petit métis portugais au pauvre cou décharné, un garçon très obligeant et toujours prêt à tirer quelque chose, en fait de victuailles, des patrons de navires : morceau de porc salé, sac de biscuits, pommes de terre, que sais-je ? A l’un de mes voyages, je m’en souviens, je lui avais refilé un mouton vivant qui me restait à bord, non que je voulusse rien lui demander, – il ne pouvait rien pour moi, vous pensez, – mais parce que sa foi puérile dans son droit sacré aux gratifications me touchait le cœur. Une telle conviction devenait belle à force d’être profonde. La race… les deux races plutôt,… et le climat… Mais passons ! Je sais où trouver un ami pour le reste de mes jours. « Ruthwell raconte donc qu’il lui administrait une bonne semonce, – sur la moralité du fonctionnaire, sans doute, – lorsqu’il sentit, dans son dos, une sorte de secousse amortie, et, selon ses propres termes, vit en tournant la tête quelque chose de rond et d’énorme, une sorte de demi-muid de huit cents, vêtu de flanelle rayée, et planté au milieu du plancher du bureau. A l’en croire, la stupeur l’empêcha, pendant un temps appréciable, de réaliser que la chose fût vivante. Il restait figé, se demandant dans quel but et par quel moyen cet objet avait été apporté dans son bureau. La porte de l’antichambre était obstruée par les tireurs de punkah, les balayeurs, les péons de police, le patron et les hommes de la vedette du port, tous allongeant le cou et se grimpant sur le dos les uns des autres. Une vraie manifestation. Cependant l’individu avait fini par enlever son chapeau de sa tête, et il s’avançait avec de petits saluts vers Ruthwell pour qui le spectacle était si déconcertant, qu’il écouta d’abord sans pouvoir comprendre ce qu’on lui voulait. La grosse masse parlait d’une voix dure et morne, mais intrépide, et le jour se fit peu à peu dans la tête d’Archie ; il comprit que c’était une suite à l’affaire du Patna. Il prétend s’être senti fort mal à l’aise dès qu’il eut reconnu l’homme (Archie est très impressionnable et se démonte facilement) – ; mais il se redressa vivement en criant : – « Arrêtez ; je ne puis vous entendre : il faut que vous alliez à la Chefferie ; c’est au capitaine Elliott que vous raconterez votre histoire ; par ici, par ici ! » Il bondit et fit en courant le tour de la longue table ; il tirait et poussait l’homme qui, malgré sa surprise, se laissa d’abord faire docilement mais, à la porte du bureau de la Chefferie, une sorte d’instinct animal le redressa, renâclant comme un taureau effarouché. – « Allons, qu’est-ce que c’est ? Laissez donc ! Voyons ! » Archie poussa violemment la porte sans frapper. – « Le patron du Patna, Monsieur ! », cria-t-il. « Entrez, capitaine. » Il vit le vieillard lever la tête au-dessus de son travail avec une telle vivacité que son pince-nez sauta ; sans en attendre davantage, il repoussa la porte, et courut à son bureau, où des papiers attendaient sa signature ; mais à l’en croire, le vacarme qui éclata était si affreux, qu’il ne put assez reprendre ses esprits pour retrouver l’orthographe de son nom. Archie est le plus sensible des maîtres de la navigation des deux hémisphères. Il affirme qu’il avait l’impression d’avoir jeté un homme à un lion affamé. Il faut avouer que le bruit était v*****t ; je l’entendais d’en bas, et j’ai tout lieu de croire qu’on l’entendait d’un bout à l’autre de l’esplanade, jusqu’au kiosque à musique. Le vieux père Elliott avait un beau choix de mots et savait crier, sans trop chercher, d’ailleurs, après qui il criait. Il aurait aussi bien crié après le Vice-Roi. Comme il me disait : – « J’ai mon bâton de maréchal, et ma pension est assurée ; j’ai mis quelques livres de côté, et si on n’est pas content de ma notion du devoir, j’aime autant retourner chez moi. Je suis un vieillard, et je n’ai jamais mâché mon opinion. Tout mon désir, maintenant, c’est de voir mes filles mariées avant ma mort. » Sur ce point-là, il était un peu toqué. Ses trois filles étaient charmantes, tout en lui ressemblant d’extraordinaire façon, et les matins où il s’éveillait avec des inquiétudes sur leurs perspectives matrimoniales, le bureau lisait la chose dans ses yeux et tremblait, « parce que », disaient ces jeunes gens, « on était sûr qu’il allait manger quelqu’un pour son déjeuner ». Pourtant, ce matin-là, il ne mangea pas le renégat, mais, si vous me permettez de poursuivre la métaphore, il le mâchonna en tous petits morceaux, et… il le recracha… « Aussi ne fus-je pas long à revoir la masse monstrueuse descendre en hâte et s’arrêter sur les degrés extérieurs du perron. Plongé dans une méditation profonde, l’homme se tenait tout près de moi ; ses grosses joues violettes tremblaient. Il se mordait le pouce, et finit par s’apercevoir de ma présence ; il me jeta de côté un regard hargneux. Les trois hommes débarqués avec lui formaient un petit groupe à quelque distance. Il y avait un petit bonhomme maigriot, à figure blême, avec le bras en écharpe, et un grand diable en flanelle bleue, sec comme un copeau et gros comme un manche à balai, qui regardait autour de lui par-dessus sa moustache grise tombante, avec un air d’imbécillité insouciante. Le troisième était un jeune homme aux épaules larges ; très droit, les mains dans les poches, il tournait le dos aux autres, qui paraissaient plongés dans une discussion animée. Il regardait l’Esplanade vide. Une guimbarde délabrée, aux stores vénitiens poussiéreux, s’arrêta tout près du groupe, et le cocher, plaçant son pied droit sur son genou gauche, s’absorba dans l’examen critique de ses orteils. Le jeune homme ne faisait pas un mouvement, ne bougeait pas la tête ; il regardait la lumière. Telle fut ma première vision de Jim. Il avait cette insouciance hautaine dont peuvent seuls faire montre les jeunes gens. Il se tenait là, net de lignes et de visage, solide sur ses pieds, aussi riche de promesses que pouvait l’être sous le soleil aucun garçon de son âge, et à le regarder, moi qui savais tout ce qu’il savait lui-même, et un peu plus encore, je me sentais irrité comme si je l’eusse surpris à tenter de m’extorquer quelque chose sous de fallacieux prétextes. Il n’avait pas le droit d’avoir une telle mine ! – « Eh bien, me disais-je, si un homme peut agir de la sorte… », et je me sentais envie de jeter mon chapeau à terre, et de le piétiner de mortification, comme j’avais vu le faire un jour le patron d’une goélette italienne, parce que son idiot de second s’était empêtré dans ses ancres, en voulant mouiller dans une rade encombrée. Devant cet air dégagé, je me demandais : – « Est-ce de la bêtise ou de l’endurcissement ? » Il paraissait tout prêt à siffloter ! Et, remarquez-le bien, je me souciais comme de l’an quarante de ce que pouvaient faire les deux autres. Leur aspect convenait bien à l’histoire qui faisait les frais de toutes les discussions et allait être l’objet d’une enquête officielle.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD