Chapitre 1

2747 Words
Au moment où Levine rentrait chez lui, de la plus belle humeur du monde, il entendit un son de clochettes du côté du perron d’entrée. « Quelqu’un arrive du chemin de fer, pensa-t-il : c’est l’heure du train de Moscou… Qui peut venir ? Serait-ce mon frère Nicolas ? Ne m’a-t-il pas dit qu’au lieu d’aller à l’étranger, il viendrait peut-être chez moi ? » Il eut peur un moment que cette arrivée n’interrompît ses plans de printemps ; mais, honteux de ce sentiment égoïste, il ouvrit aussitôt, dans sa pensée, les bras à son frère, et se prit à espérer, avec une joie attendrie, que c’était bien lui que la clochette annonçait. Il pressa son cheval, et, au tournant d’une haie d’acacias qui lui cachait la maison, il aperçut dans un traîneau de louage un voyageur en pelisse. – Ce n’était pas son frère. « Pourvu que ce soit quelqu’un avec qui l’on puisse causer ! » pensa-t-il. « Mais, s’écria-t-il en reconnaissant Stépane Arcadiévitch, c’est le plus aimable des hôtes ! Que je suis content de te voir ! « J’apprendrai certainement de lui si elle est mariée, » se dit-il. Même le souvenir de Kitty ne lui faisait plus de mal, par ce splendide jour de printemps. « Tu ne m’attendais guère ? dit Stépane Arcadiévitch en sortant de son traîneau, la figure tachetée de boue, mais rayonnante de santé et de plaisir. Je suis venu : 1° pour te voir ; 2° pour tirer un coup de fusil, et 3° pour vendre le bois de Yergoushovo. – Parfait ? Que dis-tu de ce printemps ? Comment as-tu pu arriver jusqu’ici en traîneau ? – En télègue c’est encore plus difficile, Constantin Dmitritch, dit le cocher, une vieille connaissance. – Enfin je suis très heureux de te voir, » dit Levine en souriant avec une joie enfantine. Il mena son hôte dans la chambre destinée aux visiteurs, où l’on apporta aussitôt son bagage : un sac, un fusil dans sa gaine, et une boite de cigares. Levine se rendit ensuite chez l’intendant pour lui faire ses observations sur le trèfle et le labourage. Agathe Mikhaïlovna, qui avait à cœur l’honneur de la maison, l’arrêta au passage dans le vestibule pour lui adresser quelques questions au sujet du dîner. « Faites ce que vous voudrez, mais dépêchez-vous, » répondit-il en continuant son chemin. Quand il rentra, Stépane Arcadiévitch, lavé, peigné et souriant, sortait de sa chambre. Ils montèrent ensemble au premier. « Que je suis donc content d’être parvenu jusqu’à toi ! Je vais enfin être initié aux mystères de ton existence ! Vraiment je te porte envie. Quelle maison ! Comme tout y est commode, clair, gai, disait Stépane Arcadiévitch, oubliant que les jours clairs et le printemps n’étaient pas toujours là. Et ta vieille bonne ! quelle brave femme ! Il ne manque qu’une jolie soubrette en tablier blanc ; mais cela ne cadre pas avec ton style sévère et monastique. » Entre autres nouvelles intéressantes, Stépane Arcadiévitch raconta à son hôte que Serge Ivanitch comptait venir à la campagne cet été ; il ne dit pas un mot des Cherbatzky, et se contenta de transmettre les amitiés de sa femme ; Levine apprécia cette délicatesse. Comme toujours, il avait amassé pendant sa solitude une foule d’idées et d’impressions qu’il ne pouvait communiquer à son entourage et qu’il versa dans le sein de Stépane Arcadiévitch. Tout y passa : sa joie printanière, ses plans et ses déboires agricoles, ses remarques sur les livres qu’il avait lus, et surtout l’idée fondamentale du travail qu’il avait entrepris d’écrire, lequel, sans qu’il s’en doutât, était la critique de tous les ouvrages d’économie rurale. Stépane Arcadiévitch, aimable et prompt à tout saisir, se montra plus particulièrement cordial cette fois ; Levine crut même remarquer une certaine considération pour lui, qui le flatta, jointe à une nuance de tendresse. Les efforts réunis d’Agathe Mikhaïlovna et du cuisinier eurent pour résultat que les deux amis, mourant de faim, se jetèrent sur la zakouska en attendant la soupe, mangèrent du pain, du beurre, des salaisons, des champignons, et que Levine fit enfin monter la soupe, sans attendre les petits pâtés confectionnés par le cuisinier avec l’espoir d’éblouir leur hôte ; mais Stépane Arcadiévitch, habitué à d’autres dîners, ne cessa de trouver tout excellent : les liqueurs faites à la maison, le pain, le beurre, les salaisons, les champignons, la soupe aux orties, la poule à la sauce blanche, le vin de Crimée, furent jugés délicieux. « Parfait, parfait ! dit-il en allumant une grosse cigarette après le rôti. Je me fais l’effet d’avoir échappé aux secousses et au tapage d’un navire, pour aborder sur une rive hospitalière. Ainsi tu dis que l’élément représenté par le travailleur doit être étudié en dehors de tout autre, et servir de guide dans le choix des procédés économiques ? Je suis un profane dans ces questions, mais il me semble que cette théorie et ses applications auront une influence sur le travailleur… – Oui, mais attends ; je ne parle pas d’économie politique, mais d’économie rurale considérée comme une science. Il faut en étudier les données, les phénomènes, de même que pour les sciences naturelles, et l’ouvrier au point de vue économique et ethnographique… » Agathe Mikhaïlovna entra en ce moment avec des confitures. « Mes compliments, Agathe Mikhaïlovna, dit Stépane Arcadiévitch en baisant le bout de ses doigts potelés. – Quelles salaisons et quelles liqueurs ! Eh bien, Kostia, n’est-il pas temps de partir ? » ajouta-t-il. Levine jeta un regard par la fenêtre sur le soleil qui disparaissait derrière la cime encore dénudée des arbres. « Il en est temps ; Kousma, qu’on attelle, » cria-t-il, descendant l’escalier en courant. Stépane Arcadiévitch descendit aussi, et alla soigneusement retirer lui-même son fusil de sa gaine ; c’était une arme d’un modèle nouveau et coûteux. Kousma, qui sentait venir un bon pourboire, ne le quittait pas ; il l’aida à mettre ses bas et ses bottes de chasse, et Stépane Arcadiévitch se laissa faire avec complaisance. « Si le marchand Rébenine vient en notre absence, fais-moi le plaisir, Kostia, de dire qu’on le reçoive et qu’on le fasse attendre. – C’est à lui que tu vends ton bois ? – Oui ; le connais-tu ? – Certainement, j’ai eu affaire à lui positivement et définitivement ! » Stépane Arcadiévitch se mit à rire. « Positivement et définitivement » étaient les mots favoris du marchand. « Oui, il parle très drôlement. – Elle comprend où va son maître ! » ajouta-t-il en caressant Laska, qui tournait en jappant autour de Levine, lui léchant tantôt la main, tantôt la botte ou le fusil. Un petit équipage de chasse les attendait à la porte. « J’ai fait atteler, quoique ce soit tout près d’ici ; mais si tu le préfères, nous irons à pied. – Du tout, j’aime autant la voiture, » dit Stépane Arcadiévitch en s’asseyant dans le char à bancs ; il s’enveloppa les pieds d’un plaid tigré et alluma un cigare. « Comment peux-tu te passer de fumer, Kostia ! Le cigare, ce n’est pas seulement un plaisir, c’est comme le couronnement du bien-être. Voilà la vraie existence ! c’est ainsi que je voudrais vivre ! – Qui t’en empêche ? dit Levine en souriant. – Oui, tu es un homme heureux, car tu possèdes tout ce que tu aimes : tu aimes les chevaux, tu en as ; des chiens, tu en as, ainsi qu’une belle chasse ; enfin, tu adores l’agronomie, et tu peux t’en occuper ! – C’est peut-être que j’apprécie ce que je possède, et ne désire pas trop vivement ce que je n’ai pas, » répondit Levine en pensant à Kitty. Stépane Arcadiévitch le comprit, mais le regarda sans mot dire. Levine lui était reconnaissant de n’avoir pas encore parlé des Cherbatzky, et d’avoir deviné, avec son tact ordinaire, que c’était là un sujet qu’il redoutait ; mais en ce moment il aurait voulu, sans faire de questions, savoir à quoi s’en tenir sur ce même sujet. « Comment vont tes affaires ? » dit-il enfin, se reprochant de ne penser qu’à ce qui l’intéressait personnellement. Les yeux de Stépane Arcadiévitch s’allumèrent. « Tu n’admets pas qu’on puisse désirer du pain chaud quand on a sa portion congrue ; selon toi, c’est un crime, et moi, je n’admets pas qu’on puisse vivre sans amour, répondit-il, ayant compris à sa façon la question de Levine. Je n’y puis rien, je suis ainsi fait, et vraiment, quand on y songe, on fait si peu de tort à autrui, et tant de plaisir à soi-même ! – Eh quoi ? y aurait-il un nouvel objet, demanda son ami. – Oui, frère ! Tu connais le type des femmes d’Ossian, ces femmes qu’on ne voit qu’en rêve ? Eh bien, elles existent parfois en réalité, et sont alors terribles. La femme, vois-tu, c’est un thème inépuisable : on a beau l’étudier, on rencontre toujours du nouveau. – Ce n’est pas la peine de l’étudier alors. – Oh si ! Je ne sais plus quel est le grand homme qui a dit que le bonheur consistait à chercher la vérité et non à la trouver… » Levine écoutait sans rien dire, mais il avait beau faire, il ne pouvait entrer dans l’âme de son ami, et comprendre le charme qu’il éprouvait à ce genre d’études. L’endroit où Levine conduisit Oblonsky était non loin de là, dans un petit bois de trembles : il le posta dans un coin couvert de mousse et un peu marécageux, quoique débarrassé de neige ; quant à lui, il se plaça du côté opposé, près d’un bouleau double, appuya son fusil à une des branches inférieures, ôta son caftan, se serra une ceinture autour du corps, et fit quelques mouvements de bras pour s’assurer que rien ne le gênerait pour tirer. La vieille Laska, qui le suivait pas à pas, s’assit avec précaution en face de lui, et dressa les oreilles. Le soleil se couchait derrière le grand bois, et du côté du levant les jeunes bouleaux mêlés aux trembles se dessinaient nettement avec leurs branches tombantes et leurs bourgeons presque épanouis. Dans le grand bois, là où la neige n’avait pas complètement disparu, on entendait l’eau s’écouler à petit bruit en nombreux ruisselets ; les oiseaux gazouillaient en voltigeant d’un arbre à l’autre. Par moments, le silence semblait complet ; on entendait alors le bruissement des feuilles sèches remuées par le dégel ou par l’herbe qui poussait. « En vérité, on voit et l’on entend croître l’herbe ! » se dit Levine en remarquant une feuille de tremble, humide et couleur d’ardoise, que soulevait la pointe d’une herbe nouvelle sortant du sol. Il était debout, écoutant et regardant tantôt la terre couverte de mousse, tantôt Laska aux aguets, tantôt la cime encore dépouillée des arbres de la forêt, qui s’étendait comme une mer au pied de la colline, puis le ciel obscurci qui se couvrait de petits nuages blancs. Un vautour s’envola dans les airs en agitant lentement ses ailes au-dessus de la forêt ; un autre prit la même direction et disparut. Dans le fourré, le gazouillement des oiseaux devint plus vif et plus animé ; un hibou éleva la voix au loin ; Laska dressa l’oreille, fit quelques pas avec prudence et pencha la tête pour mieux écouter. De l’autre côté de la rivière, un coucou poussa deux fois son petit cri, puis s’arrêta tout enroué. « Entends-tu ? déjà le coucou ! dit Stépane Arcadiévitch en quittant sa place. – Oui, j’entends, dit Levine, mécontent de rompre le silence. Attention maintenant : cela va commencer. » Stépane Arcadiévitch retourna derrière son buisson, et l’on ne vit plus que l’étincelle d’une allumette, suivie de la petite lueur rouge de sa cigarette, et une légère fumée bleuâtre. « Tchik, tchik ; » Stépane Arcadiévitch armait son fusil. « Qu’est-ce qui crie là ? demanda-t-il en attirant l’attention de son compagnon sur un bruit sourd, qui faisait penser à la voix d’un enfant s’amusant à imiter le hennissement d’un cheval. – Tu ne sais pas ce que c’est ? C’est un lièvre mâle. Mais attention, ne parlons plus, » cria presque Levine en armant son fusil à son tour. Un sifflement se fit entendre dans le lointain avec le rythme si connu du chasseur, et, deux ou trois secondes après, ce sifflement se répéta et se changea en un petit cri enroué. Levine leva les yeux à droite, à gauche, et vit enfin au-dessus de sa tête, dans le bleu un peu obscurci du ciel, au-dessus de la cime doucement balancée des trembles, un oiseau qui volait vers lui ; son cri, assez semblable au bruit que ferait une étoffe qu’on déchirerait en mesure, lui résonna à l’oreille ; il distinguait déjà le long bec et le long cou de la bécasse ; mais à peine l’eut-il visée, qu’un éclair rouge brilla du buisson derrière lequel se tenait Oblonsky ; l’oiseau s’agita, dans l’air comme frappé d’une flèche. Un second éclair, et l’oiseau, cherchant vainement à se rattraper, battit de l’aile pendant une seconde, et tomba lourdement à terre. « Est-ce que je l’ai manquée ? cria Stépane Arcadiévitch qui ne voyait rien à travers la fumée. – La voilà, dit Levine en montrant Laska, une oreille en l’air, l’oiseau dans la gueule, remuant le bout de sa queue, et rapportant lentement le gibier à son maître, avec une espèce de sourire, comme pour faire durer le plaisir. – Je suis bien aise que tu aies touché, dit Levine, tout en éprouvant un certain sentiment d’envie. – Mon fusil a raté du canon droit ; vilaine affaire, répondit Stépane Arcadiévitch en rechargeant son arme. Ah ! en voilà encore une ! » Effectivement des sifflements se succédèrent, rapides et perçants. Deux bécasses volèrent au-dessus des chasseurs, se poursuivant l’une l’autre ; quatre coups partirent, et les bécasses, comme des hirondelles, tournèrent sur elles-mêmes et tombèrent. La chasse fut excellente. Stépane Arcadiévitch tua encore deux pièces, et Levine également deux, dont l’une ne se retrouva pas. Le jour baissait de plus en plus. Vénus à la lueur argentée se montrait déjà au couchant, et au levant Arcturus brillait de son feu rouge un peu sombre. Levine apercevait par intervalles la Grande Ourse. Les bécasses ne se montraient plus, mais Levine résolut de les attendre jusqu’à ce que Vénus, qu’il distinguait entre les branches de son bouleau, s’élevât à l’horizon, et que la Grande Ourse fût entièrement visible. L’étoile avait dépassé les bouleaux, et le char de la Grande Ourse brillait déjà dans le ciel, qu’il attendait encore. « N’est-il pas temps de rentrer ? » demanda Stépane Arcadiévitch. Tout était calme dans la forêt : pas un oiseau n’y bougeait. « Attendons encore, répondit Levine. – Comme tu voudras. » Ils étaient en ce moment à quinze pas l’un de l’autre. « Stiva, s’écria tout à coup Levine, tu ne m’as pas dit si ta belle-sœur était mariée, ou si le mariage est près de se faire ? » Il se sentait si calme, son parti était si résolument pris, que rien, croyait-il, ne pouvait l’émouvoir. Mais il ne s’attendait pas à la réponse de Stépane Arcadiévitch. « Elle n’est pas mariée et ne songe pas au mariage, elle est très malade, et les médecins l’envoient à l’étranger. On craint même pour sa vie. – Que dis-tu là ? cria Levine. Malade…, mais qu’a-t-elle ? Comment… » Pendant qu’ils causaient ainsi, Laska, les oreilles dressées, examinait le ciel audessus de sa tête et les regardait d’un air de reproche. « Ils ont bien choisi leur temps pour causer, pensait Laska. En voilà une qui vient, la voilà, – juste. Ils la manqueront. » Au même instant, un sifflement aigu perça les oreilles des deux chasseurs, et tous deux, ajustant leurs fusils, tirèrent ensemble ; les deux coups, les deux éclairs furent simultanés. La bécasse battit de l’aile, plia ses pattes minces, et tomba dans le fourré. « Voilà qui est bien ! ensemble… s’écria Levine courant avec Laska à la recherche du gibier ; qu’est-ce donc qui m’a fait tant de peine tout à l’heure ? Ah oui ! Kitty est malade, se rappela-t-il. Que faire ? c’est triste ! – Je l’ai trouvée ! Bonne bête ! » fit-il en prenant l’oiseau de la gueule de Laska pour la mettre dans son carnier presque plein.
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