CHAPITRE X - Un grand cœur et une petite fortune

984 Words
CHAPITRE X Un grand cœur et une petite fortuneBut passion most dissembles, yet betrays, Even by its darkness ; as the blackest sky Foretells the heaviest tempest. Don Juan, C. I, st. 73. M. de Rênal qui suivait toutes les chambres du château, revint dans celle des enfants avec les domestiques qui rapportaient les paillasses. L’entrée soudaine de cet homme fut pour Julien la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Plus pâle, plus sombre qu’à l’ordinaire, il s’élança vers lui. M. de Rênal s’arrêta et regarda ses domestiques. – Monsieur, lui dit Julien, croyez-vous qu’avec tout autre précepteur, vos enfants eussent fait les mêmes progrès qu’avec moi ? Si vous répondez que non, continua Julien sans laisser à M. de Rênal le temps de parler, comment osez-vous m’adresser le reproche que je les néglige ? M. de Rênal, à peine remis de sa peur, conclut du ton étrange qu’il voyait prendre à ce petit paysan, qu’il avait en poche quelque proposition avantageuse et qu’il allait le quitter. La colère de Julien, s’augmentant à mesure qu’il parlait : – Je puis vivre sans vous, monsieur, ajouta-t-il. – Je suis vraiment fâché de vous voir si agité, répondit M. de Rênal en balbutiant un peu. Les domestiques étaient à dix pas, occupés à arranger les lits. Ce n’est pas ce qu’il me faut, monsieur, reprit Julien hors de lui ; songez à l’infamie des paroles que vous m’avez adressées, et devant des femmes encore ! M. de Rênal ne comprenait que trop ce que demandait Julien, et un pénible combat déchirait son âme. Il arriva que Julien, effectivement fou de colère, s’écria : – Je sais où aller, monsieur, en sortant de chez vous. À ce mot, M. de Rênal vit Julien installé chez M. Valenod. – Eh bien ! monsieur, lui dit-il enfin avec un soupir et de l’air dont il eût appelé le chirurgien pour l’opération la plus douloureuse, j’accède à votre demande. À compter d’après-demain, qui est le premier du mois, je vous donne cinquante francs par mois. Julien eut envie de rire et resta stupéfait : toute sa colère avait disparu. Je ne méprisais pas assez l’animal, se dit-il. Voilà sans doute la plus grande excuse que puisse faire une âme aussi basse. Les enfants qui écoutaient cette scène bouche béante, coururent au jardin dire à leur mère que M. Julien était bien en colère, mais qu’il allait avoir cinquante francs par mois. Julien les suivit par habitude, sans même regarder M. de Rênal, qu’il laissa profondément irrité. Voilà cent soixante-huit francs, se disait le maire, que me coûte M. Valenod. Il faut absolument que je lui dise deux mots fermes sur son entreprise des fournitures pour les enfants trouvés. Un instant après, Julien se retrouva vis-à-vis de M. de Rênal : – J’ai à parler de ma conscience à M. Chélan ; j’ai l’honneur de vous prévenir que je serai absent quelques heures. – Eh, mon cher Julien ! dit M. de Rênal en riant de l’air le plus faux, toute la journée, si vous voulez, toute celle de demain, mon bon ami. Prenez le cheval du jardinier pour aller à Verrières. Le voilà, se dit M. de Rênal, qui va rendre réponse à Valenod, il ne m’a rien promis, mais il faut laisser se refroidir cette tête de jeune homme. Julien s’échappa rapidement et monta dans les grands bois par lesquels on peut aller de Vergy à Verrières. Il ne voulait point arriver sitôt chez M. Chélan. Loin de désirer s’astreindre à une nouvelle scène d’hypocrisie, il avait besoin d’y voir clair dans son âme, et de donner audience à la foule de sentiments qui l’agitaient. J’ai gagné une bataille, se dit-il aussitôt qu’il se vit dans les bois et loin du regard des hommes, j’ai donc gagné une bataille ! Ce mot lui peignait en beau toute sa position, et rendit à son âme quelque tranquillité. Me voilà avec cinquante francs d’appointements par mois, il faut que M. de Rênal ait eu une belle peur. Mais de quoi ? Cette méditation sur ce qui avait pu faire peur à l’homme heureux et puissant contre lequel une heure auparavant il était bouillant de colère acheva de rasséréner l’âme de Julien. Il fut presque sensible un moment à la beauté ravissante des bois au milieu desquels il marchait. D’énormes quartiers de roches nues étaient tombés jadis au milieu de la forêt du côté de la montagne. De grands hêtres s’élevaient presque aussi haut que ces rochers dont l’ombre donnait une fraîcheur délicieuse à trois pas des endroits où la chaleur des rayons du soleil eût rendu impossible de s’arrêter. Julien prenait haleine un instant à l’ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d’être séparé de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu’il brûlait d’atteindre au moral. L’air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre ; mais Julien sentait que la haine qui venait de l’agiter, malgré la violence de ses mouvements, n’avait rien de personnel. S’il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l’eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. Je l’ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus par an ! un instant auparavant je m’étais tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour ; la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches. Julien, debout sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un soleil d’août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses. L’œil de Julien suivait machinalement l’oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement. C’était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne ?
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