Sans résistance, Niamie se laissa entraîner dans la chaleur de son foyer, saisissant au passage les doigts de Hang entre les siens. L'homme l'embrassa avec tendresse, puis s'éloigna, choisissant de leur accorder ce petit moment entre elles.
Aila posa son panier sur la table et en sortit quelques préparations concoctées avec amour. Après quelques années à dispenser ses connaissances sur les plantes, elle n'utilisait plus ces dernières que rarement, poussée par une circonstance exceptionnelle, comme la grossesse de Niamie. Installée dans son fauteuil à bascule, son amie se balançait lentement, une main sur son ventre, les paupières closes, si rayonnante et heureuse qu'Aila s'en voulut d'assombrir cet instant par son attitude égoïste. Naturellement, elle s'empressait autour d'elle, la choyant au point de se replonger dans l'élaboration de baumes ou des mélanges d'herbes pour la soulager des maux habituels de son état. Un véritable défi personnel, en fait. Renonçant progressivement à soigner, puisqu'elle ne pouvait plus guérir, le précieux livre offert par Hamelin avait fini rangé à l'abri de son regard. Étrangement, nul besoin de le rouvrir, lui ou n'importe quel autre ouvrage, pour se souvenir du nom de chaque plante et de bien plus encore. Peut-être ses déambulations dans l'Oracle avaient-elles rendu sa mémoire si performante qu'elle n'oubliait rien de ce qu'elle avait appris, même des années plus tôt. À présent, cet objet qu'elle avait chéri au même titre que son kenda lui renvoyait trop d'émotion ou de regrets sur ce qu'elle avait cessé d'être. Malgré sa tristesse, elle esquissa un vague sourire en songeant à l'état pitoyable du présent du mage, qui, après avoir voyagé dans son sac pendant son interminable périple, avait atterri entre les mains de Naaly. Petite, celle-ci le feuilletait avec empressement dès que toutes les deux, rentrant de longues marches en forêt, rapportaient des plantes et des graines à profusion. Si Aila les avait toutes identifiées au premier coup d'œil, en revanche, sa fille s'adonnait à l'époque au plaisir de leur découverte. Enfin, c'était avant… avant que celle-ci commençât à la détester, avant de désirer un troisième enfant, avant de déceler la peine dans les yeux de Pardon… Son sourire s'effaça, mais elle se ressaisit rapidement, en dépit du flot d'idées douloureuses qu'elle ne parvenait pas à arrêter.
Vérifiant une dernière fois la composition de chacun des produits posés sur la table, ses pensées se tournèrent vers Aubin. S'il ne participait pas à une mission pour Avotour, dans moins d'une semaine, elle l'aurait rejoint. Son cœur se serra, tandis qu'elle songeait au soulagement qu'elle ressentirait à quitter les siens, mais elle préféra s'absorber dans le plaisir de retourner à Avotour, loin de l'actuelle atmosphère pesante. Là-bas, auprès de lui, de Bonneau ou de Lomaï, elle pourrait souffler, prendre de la distance et, éventuellement, réveiller un peu de joie dans son existence. Entre autres, elle serait ravie de retrouver les jumeaux, derniers enfants de Sérain, Sekkaï et Merielle, qu'elle n'avait pas revus depuis un bon moment. Conçus sur le champ de bataille qui les opposait aux guerriers du Tancral et nés presque six mois après Naaly, le frère et la sœur avaient hérité chacun d'un de leurs parents, comme à l'issue d'un partage net des gènes entre eux deux. Ainsi, si les traits du garçon confirmaient son ascendance wallane, la princesse, elle, ne démentait pas son origine avotourine. De plus, Aila pourrait vérifier par elle-même l'état de Sérain, son roi de cœur, à propos de qui circulaient quelques rumeurs dérangeantes, une, en particulier, annonçait sa volonté de transmettre prématurément sa charge à Adrien. Ce fait n'augurait rien de bon, mais probablement s'alarmait-elle pour rien. Elle n'imaginait pas le souverain autrement que comme celui qu'elle avait toujours connu : un esprit vif, charismatique, épris de justice, une main de fer dans un gant de velours, un monarque clairvoyant derrière lequel Adrien, héritier de la prestance de son père, reprendrait le flambeau avec tous les honneurs. D'ailleurs, peut-être le cadet de la famille royale serait-il également à la forteresse, avec Hara et leur fils, Timoé. Il lui semblait qu'il se déplaçait beaucoup ces derniers temps pour entretenir les alliances avec les contrées voisines, accorder son attention à chaque comté, s'occuper des demandes et des réclamations, et régler les différends ; gérer le pays exigeait beaucoup d'énergie, de diplomatie et bien plus de présence. À une époque lointaine, quand les fées avaient vécu en Avotour, leur magie avait protégé leurs habitants de tout malheur. Après avoir disparu une première, puis une seconde fois de la vie des hommes, ceux-ci, comme l'avait si justement fait remarquer Pardon, se débrouillaient seuls pour se préserver des tracas quotidiens. En un sens, l'absence de ces créatures fascinantes les avait obligés à grandir d'un seul coup. Certes, les voies empruntées avaient hésité et hésitaient encore entre ingéniosité et approximation, mais la confiance et l'espoir avaient toujours dominé l'adversité. La voix de Niamie troubla le défilé de pensées d'Aila.
— Alors, que m'as-tu apporté ?
— En premier, de quoi soulager les tiraillements de ton ventre lors de ces derniers mois. Voici une petite gelée toute fraîche que tu pourras appliquer en massages doux et prolongés dès que tu en ressentiras le besoin.
— Tous les effets d'une grossesse sur le corps représentent une découverte pour moi et je suis si contente que tu sois là pour me les expliquer…
Aila serra la main de son amie chaleureusement et reprit :
— Tu verras, tout se passera bien. S'il est légitime d'être inquiète face à l'inconnu, tu ne dois pas oublier que les femmes donnent la vie depuis la nuit des temps. Ton bébé dans tes bras, tous tes doutes s'effaceront et il n'existera plus que lui. Tu comprendras ses souffles, ses hoquets, ses cris et ses silences, tandis que votre famille se construira, jour après jour. Finalement, nous devrions toutes commencer par le deuxième enfant en premier, cette inversion nous soulagerait tout à la fois de préoccupations inutiles et de maladresses inhérentes à notre inexpérience !
Niamie sourit.
— Excellente idée ! Je ne vois pas comment la réaliser tout de suite, mais j'y songerai sérieusement pour la grossesse suivante. Ainsi, j'éviterai de m'angoisser pour rien…
— Tu as si peur ? demanda Aila avec beaucoup de douceur.
Une nuance de frayeur traversa les yeux de Niamie avant de disparaître.
— Pas tout le temps… J'ai tant attendu pour devenir mère que, parfois, je me dis que ce bonheur est trop beau pour durer, comme une illusion avant un nouveau malheur…
Niamie saisit les mains d'Aila avec force et planta son regard dans le sien.
— Tu seras près de moi, n'est-ce pas, pour le grand moment ? Parce que, si les choses tournent mal…
— Arrête de te faire peur pour rien ! Tout se passera bien ! Même si je dois galoper nuit et jour, je serai là à temps pour toi, je te le promets. Jamais ne me viendrait l'idée de t'abandonner pour un des plus merveilleux jours de ta vie. Je ne l'ai jamais fait, souviens-toi, quand tu es restée seule sur le bord de la route, je suis revenue te chercher, et je ne commencerai pas aujourd'hui.
La jeune femme plongea dans les bras d'Aila, désireuse de retrouver dans ce contact la chaleur des câlins de son enfance et la protection dont elle avait terriblement besoin. Aila représentait tout pour elle, un substitut de mère, une amie, une sœur, une alliée. Soudain, submergée par ses émotions, elle éclata en sanglots, tandis qu'Aila resserrait son étreinte autour d'elle, laissant au chagrin une ouverture pour s'exprimer avant de disparaître.
Niamie, les joues encore trempées de larmes, finit par se reprendre, s'excusant pour tout : ses craintes, ses pleurs, sa détresse, son incapacité à se contrôler. Cette grossesse la fragilisait un peu trop par moment. D'un geste et de quelques mots, Aila balaya ses paroles, déterminée à chasser la tristesse de la future maman. Elle s'y employa, parlant de l'avenir avec enthousiasme, ajoutant une touche de gourmandise en sortant de son panier quelques biscuits appétissants. Quand, sur le visage de son amie, la sérénité réapparut, elle se décida à la quitter pour rejoindre sa maison. Sur le trajet du retour, à nouveau seule, sa légèreté s'effaça, alors qu'elle songeait de nouveau à la discussion surprise entre Pardon et Naaly. D'un certain côté, Naaly avait vu juste : elle ne ressemblait plus qu'à une brave petite femme qui prenait soin de son foyer, de sa famille et de ses proches. Ce schéma coïncidait-il toujours avec ses rêves ou attendait-elle le réveil en elle d'une ardeur nouvelle vers une renaissance inespérée ?
Malgré l'heure avancée de la nuit, Aila ne parvenait pas à s'endormir. Les mêmes questions occupaient son esprit depuis qu'elle avait regagné la maison. Sa vie actuelle représentait-elle un choix par défaut ? Elle ne se sentait plus capable d'accepter son quotidien sans découvrir ses véritables objectifs. Que restait-il de la combattante d'antan ? Rien… Mais n'était-ce pas ce qu'elle avait souhaité du plus profond de son cœur ? Elle avait apprécié son existence simple, si loin de ce tourbillon permanent qui l'engloutissait corps et âme, ne lui laissant ni répit ni place pour ses propres désirs. Pour une fois, cette nouvelle réalité semblait répondre à toutes ses envies du moment, à la paix après une guerre infâme, à la quiétude après le poids de ses responsabilités. Rassérénée, elle avait goûté sa légèreté, ses décisions qui ne dépassaient pas les limites de sa ville, voire du cercle familial, l'absence de danger qui aurait menacé sa vie. Et, surtout, sa liberté pleine et entière, celle d'aller où elle voulait, quand elle le souhaitait, sans contraintes, sans regrets ni remords. Sa fille se trompait-elle lorsqu'elle cherchait à faire correspondre son idéal féminin sur une mère qui avait renoncé à son existence antérieure ? Devait-elle subir sa vision si désobligeante ou, au contraire, s'en réjouir ? Ce choix primordial devait rester le sien, sans ses proches pour lui dire comment réagir ou à quoi ressembler. Elle avait adoré combattre, mais, sans son kenda comme compagnon d'armes, son plaisir s'était dissipé. Jamais elle n'était parvenue à en surmonter la perte. Quoi que pût en penser Pardon, décider de sa vie lui appartenait et elle ne laisserait plus personne intervenir cette fois, et surtout pas le destin qui l'avait entraînée sur tant de chemins irréversibles. Brusquement, les idées d'Aila se figèrent quand un bruit léger attira son attention. Ses sens en alerte, elle se redressa sur le lit et écouta, le cœur battant. Lorsqu'un faible claquement retentit, sans hésiter, elle se leva et revêtit en toute hâte un pantalon de travail sur sa chemise. Un instant plus tard, elle contournait la maison, certaine de découvrir l'origine du son. Silencieuse, elle s'arrêta, son regard dirigé vers la toiture sur laquelle Naaly glissait lentement, s'apprêtant de toute évidence à une brève escapade au cœur de la nuit. Sa fille atterrit avec souplesse et entreprit d'allumer une torche pour éclairer son chemin. Dans la lueur vacillante, elle se figea quand elle entrevit une silhouette près du mur et ses yeux s'agrandirent de surprise en l'identifiant. Au début décontenancée, Naaly se ressaisit rapidement et, d'un ton qu'elle voulut détaché, apostropha sa mère :
— Tiens, toi aussi, tu sors le soir sans la permission de papa ?
Aila ignora la boutade et répliqua :
— Ton père te l'a strictement interdit et, avec beaucoup de tristesse, j'observe une nouvelle fois ta désobéissance envers lui.
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? Dans quelques jours, tu ne seras plus là. Enfin, voilà qui va te donner l'occasion de moucharder auprès de lui et de te lamenter sur ton odieuse adolescente, rétorqua Naaly en haussant les épaules.
La mère et la fille se jaugèrent du regard, tandis que la flamme de la torche révélait dans leurs prunelles des reflets quasi incandescents.
— Je n'aurai pas à le lui annoncer, car, c'est toi-même, demain, qui le lui avoueras, répondit Aila.
Les yeux de Naaly s'étrécirent et celle-ci ajouta, dans une provocation supplémentaire :
— Bon, en attendant, tu permets, j'ai rendez-vous et je ne voudrais pas arriver en retard.
— Hors de question, Naaly ! Tu n'iras nulle part. Ce soir, c'est moi qui te l'interdis. À présent, tu retournes dans ta chambre immédiatement et tu y restes.
Le ton déterminé de sa mère, assez inhabituel, troubla l'adolescente. Probablement pour la première fois de sa vie percevait-elle dans l'attitude de la femme qui s'opposait à elle plus que l'aura insipide coutumière de celle-ci. Obstinée, elle ne s'attarda pas sur cette impression fugitive et plongea sans nuances dans une raillerie de plus.
— Ah bon ? Comment comptes-tu faire pour m'en empêcher ? Ici, je ne vois personne susceptible de me retenir…
Naaly tourna le dos à Aila et esquissa un pas pour s'éloigner. Le timbre d'Aila retentit clairement derrière elle :
— Si, moi…
Malgré elle, la jeune fille frissonna sous la menace à peine voilée. Cependant, incapable d'imaginer que sa mère pût la contraindre d'une façon ou d'une autre, elle s'en moqua. Pardon, alerté par les voix qui résonnaient dans la nuit, se rapprochait à toute allure. Les dernières paroles parvenues jusqu'à lui l'emplirent de crainte quant à la suite des événements. Malheureusement, avant même de pouvoir intervenir, Naaly se retourna vers sa femme, dans un ultime défi. Le cœur de Pardon se contracta. Malgré les années passées, Aila n'avait rien perdu de sa fulgurante détente. Un instant plus tard, quelques interminables secondes pour lui, sans effort apparent, Naaly se retrouva clouée au sol sans avoir esquissé le moindre mouvement pour se défendre, hurlant :
— Lâche-moi. Je t'interdis de me toucher ! Lâche-moi !
— Je te lâcherai si tu t'engages à repartir dans ta chambre et à y rester.
— Jamais, tu m'entends ! Jamais je ne t'obéirai ! Tu ne me retiendras pas !
Cependant, Naaly, malgré ses tentatives répétées, ne parvenait pas à desserrer la prise d'Aila. Pressentant une rapide dégradation de la situation, Pardon décida d'intervenir. Sa voix claqua dans la nuit :
— Naaly, tu te tais et tu rentres à la maison. Je m'occuperai de toi demain à la première heure.
Immédiatement, sa fille cessa de se débattre et l'étreinte d'Aila se relâcha. Violemment, l'adolescente repoussa sa mère et, après lui avoir lancé un dernier regard assassin, partit en courant vers la porte d'entrée. Alors que quelques gouttes de pluie commençaient à tomber, Pardon se rapprocha d'Aila dont le visage se décomposa aussitôt comme si elle réalisait enfin la façon dont elle avait neutralisé son enfant. Tandis qu'elle se mettait à trembler de tous ses membres, son mari l'entoura de ses bras. Elle lui murmura :
— Je ne pensais pas qu'un jour…
Elle laissa ses paroles en suspens avant de reprendre :
— J'ai eu tort… J'aurais dû chercher à la convaincre, pas à la retenir ainsi…
— Elle ne t'aurait pas écoutée. Elle…
Aila le coupa :
— Non, j'ai eu tort… Je fais tout de travers, elle a raison…
Pardon discerna tant de détresse dans sa voix que son visage se crispa, mais il ne tenta pas de resserrer son étreinte pour la réconforter. Le cœur douloureux, il perçut un peu plus à quel point elle s'était éloignée de lui, alors, il écarta les bras pour lui permettre de s'enfuir. Comme un oiseau libéré de sa prison, elle le quitta sans même se retourner… Il la regarda disparaître au coin de la maison, totalement désemparé. Quelques jours encore, puis elle partirait à Avotour. Mais pourrait-elle être plus distante de lui qu'à l'instant même ? Quel naïf avait affirmé que l'amour suffisait à tout réparer ?
Pardon resta dehors, essayant sans succès de clarifier cette situation familiale qui s'embourbait chaque jour davantage. Seule la pluie qui s'amplifiait le décida à rentrer. Pénétrant dans la cuisine, il se sentit à la fois surpris et touché de découvrir sur la table une boisson tiède qui lui était visiblement destinée. Il s'installa pour la déguster à petites gorgées, sans se presser. Il ne fut pas dupe de sa lenteur volontaire qui reculait d'autant le moment de rejoindre Aila. Une partie de lui supportait difficilement de s'allonger aux côtés de sa femme, avec le sentiment de plus en plus douloureux d'avoir perdu le contact tant avec son esprit qu'avec son cœur…