Après avoir longé la forêt en courant, Naaly arriva tout essoufflée au point de rendez-vous. À peine parvenue à destination, elle sentit deux bras l'entourer et se retourna pour échanger un doux b****r avec le jeune homme qui l'enlaçait, un grand blond aux yeux bleus que toutes les filles s'arrachaient, mais qui, pour l'instant, n'était rien qu'à elle. Elle lui sourit.
— Tu es en retard, lui murmura Orfel.
— Désolée, un empêchement. Ne perdons pas plus de temps et allons-y.
Elle perçut une hésitation dans son attitude.
— Quoi encore ? s'exclama-t-elle.
— Je te l'ai dit. Bonneau m'a passé un sérieux savon pour mes retards et, en son absence, Pardon les comptabilise. Si je me fais pincer une nouvelle fois, je pourrai être renvoyé. Je ne peux pas prendre ce risque…
— La la… La belle affaire ! Quel poltron tu fais !
— Tu en parles à ton aise, Bonneau est ton grand-père et Pardon, ton père ! Aucune menace ne pèse vraiment sur tes épaules.
Naaly se fit caressante.
— Allez, ne m'abandonne pas ! C'est presque sur le chemin du manège, juste un tout petit détour… Et puis, ce sera vite fait ! Je lui planque sa cloche et c'est tout… Allez, viens !
Orfel hésita encore. Naaly resserra ses bras autour de lui, mutine.
— Je suis sûre qu'un grand champion tel que toi ne va pas me laisser tomber…
Elle lui sourit et, vaincu, il acquiesça.
— D'accord, mais sans traîner !
— Promis !
Elle le saisit par la main et l'entraîna vers la demeure de Rollande, un grincheux fortuné que Naaly détestait plus que tout au monde depuis le jour où, ayant ramassé une pomme dans son jardin alors qu'elle n'avait que neuf ans, il l'avait accusée devant tous d'être une voleuse. Son père s'était immédiatement interposé et la situation s'était calmée. Cependant, la jeune fille ne lui avait jamais pardonné sa façon d'agir et, depuis, prenait un malin plaisir à commettre tous les petits tours susceptibles de le mettre en rogne, sans se faire attraper, naturellement. Ainsi, ce matin, son objectif consistait à lui dérober le carillon qu'il avait installé pour maintenir la pression sur ses serviteurs, au point que celui-ci résonnait jusqu'au village pour les rappeler à l'ordre quand, à son goût, ils tardaient trop à revenir de courses. Sale bonhomme ! Alors que le duo s'approchait du mur de clôture, la deuxième cloche de la ville tinta ; Orfel se figea.
— Naaly, je dois y aller ! Je t'accompagnerai demain, tu n'es pas à un jour près.
Elle le toisa, dédaigneuse.
— Si ! C'est maintenant ou jamais ! Cet abruti maltraite ces gens comme tous ceux qui croisent son chemin ! Hors de question de le laisser les malmener une journée de plus ! Choisis ton camp !
Orfel parut encore plus mal à l'aise.
— Naaly, fit-il, suppliant, tu sais bien avec qui je suis. Mais si je suis renvoyé, je ne serai plus nulle part…
— Alors, va-t'en ! Je n'ai pas besoin de toi, s'exclama-t-elle en le repoussant fermement.
Après un dernier regard un peu triste, Orfel tourna les talons et partit en courant rejoindre le manège. Furieuse contre lui, mais bien décidée à ne pas renoncer, elle serra les dents. Rollande paierait encore une fois pour ses méfaits, même si elle devait s'en occuper seule ! Connaissant par cœur la faiblesse de l'enceinte de protection, elle se dirigea immédiatement vers un endroit par lequel elle pouvait facilement escalader la clôture de ce côté du mur, en grimpant sur quelques rochers. Là, dissimulée par les feuillages, elle observa les lieux avec circonspection. La grande demeure se situait au centre d'un immense jardin dans lequel se dressaient quelques arbres magnifiques, dont certains centenaires, et de nombreux buissons qui pourraient cacher sa progression. Tout près de la porte d'entrée trônait, étincelante, la nouvelle cloche qui se tirait de l'intérieur, le dernier achat de cet homme malsain, mais plus pour longtemps… Naaly sourit, puis examina le terrain devant elle. Comment procéder ? Le mur d'enceinte possédait un double désavantage, en premier, sa hauteur, il était si élevé qu'elle préférait ne plus sauter directement sur le sol depuis qu'elle avait failli se tordre la cheville et, en second, une absence de prise qui rendrait difficile son escalade pour repartir. Elle hésita légèrement, cependant, toute à son désir de nuire au triste sire, elle oublia toute prudence. En conclusion, pour remonter, elle aviserait, mais, en attendant, une autre idée avait surgi dans sa tête. Après réflexion, elle envisageait carrément de se jeter dans l'arbre le plus proche. De là, elle profiterait des branches pour descendre tranquillement, puis récupérerait la cloche pour la faire disparaître dans le vaste terrain. En aucun cas, elle ne voulait être accusée de vol par ce nanti bouffi d'orgueil qui se comportait comme un seigneur sans en avoir l'âme. Dernière étape, elle déciderait le moment venu de la meilleure option pour repasser le mur. Rien ne la presserait si elle restait vigilante. Elle évalua la distance à franchir, puis s'élança, sans douter un instant de parvenir exactement où elle le désirait. Atterrissant avec une grâce modérée dans le feuillage, elle se figea, à l'écoute des bruits provoqués par son arrivée. De toute façon, l'ouïe vieillissante de Rollande ne percevrait pas ces quelques craquements insolites. Imperturbable, elle ignora les égratignures de ses mains, et entreprit de descendre quand une sonorité sourde, un peu comme un grognement, l'amena à baisser les yeux vers le sol, puis à s'arrêter net. Oh… par les fées. Non, pas un, mais deux grognements. En bas de l'arbre, deux gros chiens à l'allure féroce et à la mâchoire redoutable grondaient de concert. Le cœur de Naaly rata un battement. Pour une fois, sa situation devenait délicate… C'était bien Rollande pour avoir des idées aussi imbéciles que celle-ci ! Acheter, en plus de sa cloche, deux affreux molosses pour protéger son domaine. S'il arrivait, par son argent et le pouvoir qu'il lui conférait, à se faire craindre des hommes, ces deux cerbères sans amour ni discernement, entraînés à pourchasser les intrus, ne tarderaient pas à confondre voleur et volé et à mordre cet abruti jusqu'au sang. Pauvres animaux… À plus ou moins courte échéance, ils seraient tués à la demande de leur propre maître. En attendant d'en être débarrassée par leur propriétaire, l'idée intolérable de rester coincée par deux gros bâtards aux babines retroussées, puis d'obliger son père à venir la rechercher sous le regard accusateur de Rollande lui traversa l'esprit. Pas question ! Elle s'en sortirait seule ! Premier bon point, tant que les bestioles gronderaient sans aboyer, elle conserverait un peu de temps avant d'être découverte. Alors, comment s'extirper de ce guêpier ? Peut-être pourrait-elle se déplacer à califourchon sur la branche dont l'extrémité effleurait le mur. Elle entreprit d'essayer. Une faible distance parcourue lui suffit pour comprendre que, flexible, cette dernière ploierait trop sous son poids. Cependant, nécessité faisant loi, elle persista tout en modifiant sa technique, et se retrouva suspendue par ses quatre membres. Malheureusement, se rapprochant toujours plus du sol, elle décida de renoncer, effrayée par l'idée que l'un ou l'autre des chiens aurait pu l'attraper en sautant vers elle. Revenue péniblement à son point de départ, elle se lança dans une nouvelle tentative, cette fois-ci en choisissant une paire de branches presque parallèles, songeant logiquement que deux vaudraient mieux qu'une. Après avoir escaladé quelques mètres pour les rejoindre, elle commença sa progression, lentement, insensible aux marques de désapprobation qui émanaient au pied de l'arbre. Plutôt optimiste sur sa capacité à réussir, elle changea d'avis quand l'un de ses supports émit un craquement sinistre et particulièrement décourageant. Elle se raccrocha au plus vite à la ramure au-dessus d'elle pour soulager celui qui résistait encore et, le plus rapidement possible, rebroussa chemin.
Calée contre le tronc, toujours déterminée à s'en sortir par elle-même, elle réfléchit à la situation. Deux tentatives, deux échecs, mais, bonne nouvelle, malgré les grognements de ses ennemis canins, cachée dans les feuillages, elle restait peu visible de la maison… Peut-être devait-elle attendre que les chiens fussent appelés pour la soupe ? Elle pourrait s'échapper à ce moment-là… Oui, mais quand ? à la tombée de la nuit ? Impossible de patienter jusque là ! De plus, jetant un coup d'œil vers eux, elle abandonna définitivement son hypothèse ; ils la considéraient déjà comme leur repas ! Point négatif : plus le temps passait, plus le risque d'être découverte augmentait ; un serviteur finirait bien par repérer l'attitude inhabituelle des molosses. Pour couronner le tout, son père devait avoir noté son absence et sa désobéissance manifeste ; la punition lui pendait au nez. Bof… De toute façon, connaissant par cœur tous les châtiments de prédilection de celui-ci, elle survivrait. Cependant, son honneur demeurait en jeu. Elle voulait s'en sortir, par elle-même. Aurait-elle une chance de surprendre les chiens et de les battre à la course ? Elle observa la forme de leurs pattes, leurs muscles puissants, et poussa un soupir. Inutile de rêver, ils seraient plus rapides qu'elle. Elle leva les yeux au ciel, comme pour y chercher une réponse, et son regard s'arrêta sur la cime au-dessus d'elle. Elle resta songeuse. Parviendrait-elle à faire plier le tronc si elle montait beaucoup plus haut ? Envisageable, mais elle perdrait son refuge. Naaly pesa le pour et le contre. Les grognements de ses chiens n'avaient pas alerté Rollande, sinon celui-ci aurait déjà pointé le bout de son nez à la fenêtre. À défaut de les entendre, il aurait pu également remarquer ses précieux gardiens au pied de l'arbre. Le cas contraire signifiait qu'il n'épiait pas ses serviteurs par les carreaux, parce que, peu matinal, il devait encore traîner au lit donc elle pourrait agir sans être aperçue. De toute façon, elle devait fuir d'ici ! Poussée par son amour propre, elle commença son ascension avec assurance, assurance qu'elle perdit progressivement quand elle se mit à flotter de gauche à droite, ou de droite à gauche, agitée par un vent auquel elle n'avait prêté jusqu'à présent aucune attention. La tâche se révéla moins aisée qu'elle l'avait imaginée… Tandis que le sommet de l'arbre ballottait au gré des rafales tournantes, le fléchissement du tronc s'amorça et elle déglutit. Comptant initialement basculer face au mur pour bien gérer son arrivée sur lui, elle s'aperçut rapidement que la cime réagirait mieux si elle se suspendait à elle. Si, au début, celle-ci se courba petit à petit, bientôt, emportée par son fardeau, elle s'inclina à toute vitesse. Consciente de ne plus rien maîtriser, la jeune fille s'affola, retenant le cri qui montait dans sa gorge. Pour prévenir l'impact sur l'enceinte qui se rapprochait, elle tendit sa paume derrière elle, la seconde désespérément cramponnée au fût. Le choc advint, brutal. Seuls un réflexe salvateur et beaucoup de chance lui permirent d'agripper l'arête du mur de sa main libre. Tout en relâchant l'arbre, d'un geste des reins, elle pivota sur elle-même et ses doigts empoignèrent la pierre avec avidité, tandis que le grognement des gardiens se muait en aboiements furieux. Quelques secondes pour retrouver l'usage de ses muscles et elle projeta ses jambes, l'une après l'autre, pour s'asseoir, hors de portée, sur le haut du mur. Cependant, pas assez rapidement, car un des chiens, propulsé par une détente prodigieuse, mordit la semelle de sa botte, et, ses crocs verrouillés sur sa prise, la décrocha. Un bref instant, Naaly observa le butin que le molosse en contrebas serrait entre ses puissantes mâchoires, puis, sans plus attendre, disparut. Alors qu'elle s'enfuyait, clopin-clopant, elle entendit la voix du maître de céans, hurlant des ordres comme un enragé. Ne pouvant arriver au manège ainsi chaussée, elle décida de retourner chez elle pour échanger ses bottes contre celles entraperçues avant son départ. Sa mère avait dû quitter la maison en toute hâte pour oublier de les mettre. Oh… elle avait perdu son bébé une nouvelle fois. Ses parents ne lui avaient pas vraiment parlé de ce projet de troisième enfant, mais, ses oreilles traînant, elle l'avait appris. Un sourire indescriptible s'afficha sur ses traits. Que d'histoire pour pas grand-chose ! Les adultes étaient vraiment stupides et, elle, Naaly, n'était vraiment pas pressée de devenir comme eux.
Légèrement en retrait sous un porche, Pardon faisait face à Rollande, absolument furibond.
— Votre fille s'est encore introduite chez moi ! C'est inadmissible ! Mais où va le monde si vous n'êtes même pas capable d'élever cette gamine insupportable ? Seulement, maintenant, j'ai les moyens de l'empêcher d'agir. J'ai acheté deux chiens de garde et elle a échoué à me nuire, mais elle a laissé sa marque. Voici !
Rollande extirpa de sa poche une semelle qui, au premier coup d'œil, ressemblait fort à celle de Naaly. Pardon s'en saisit et ressentit une profonde tristesse qu'il dissimula à l'homme devant lui. Soudain, son regard se déporta vers une silhouette qui traversait la cour, campée sur deux bottes.
— Si vous daignez vous retourner, vous verrez ma fille parfaitement chaussée. Vous pouvez en déduire le caractère infondé de vos accusations. Sur ce, n'ayant pas plus de temps à perdre en votre compagnie, je vous abandonne, le travail m'attend.
Il se détourna, jetant sur le sol le morceau de cuir que Rollande ramasserait lui-même s'il voulait le conserver. Malgré son apparente placidité, Pardon se sentait énervé, énervé par la situation inextricable avec Aila, énervé par Naaly qui cumulait les bêtises et les désobéissances, énervé par sa vie qui lui échappait… Les allégations proférées par Rollande résonnaient encore à ses oreilles quand il parvint à l'armurerie et, la colère au fond du cœur, il pénétra dans la pièce dans laquelle Naaly finissait de se préparer.
— Tu es en retard, énonça-t-il d'une voix glaciale.
Sa fille sursauta et se retourna vers lui, vaguement rougissante. Le regard de Pardon venait de tomber sur les bottes portées par Naaly : celles de sa mère, naturellement…
— Je suis désolée, papa. J'ai eu un souci… Tu comprends, j'ai…
— fait une petite visite chez Rollande, coupa-t-il, qui, malheureusement pour toi, a acheté deux gros chiens pour se protéger de tes frasques.
Il explosa de colère.
— Te rends-tu compte de tes actes ?
— Parfaitement ! Cet homme est la méchanceté incarnée et je le déteste !
— Tu n'as aucune justice à rendre ! Naaly, tu es allée trop loin ! Je t'avais prévenue…
— Mais, papa, ce n'est pas si sérieux ! Je n'ai rien fait de mal…
— Rien de mal ! Tu es vraiment stupide ou tu le fais exprès ? Pénétrer dans une propriété qui ne t'appartient pas est une faute grave qui peut te mener en prison. Et si tu n'y as rien fait, c'est simplement que, pour une fois, les chiens de Rollande ne t'en ont pas laissé l'occasion. Je suis furieux après toi et la punition sera à la hauteur de ma colère. Tu n'auras pas entraînement aujourd'hui…
Naaly réprima un soupir de soulagement. Tout à fait le style de sanction sans conséquence qu'aimait lui infliger son père, aucune imagination…
— Et tu ne participeras pas à la première sélection de la saison, poursuivit-il.
La jeune fille se figea. Non, il ne pouvait pas l'en priver ! Ces combats-là étaient les plus importants de l'année, sa première chance de démontrer en public son talent et de se faire remarquer. Elle devait l'amener à changer d'avis.
— Papa, commença-t-elle, je compre…
Pardon la coupa aussitôt, ses yeux verts lançant des éclairs. Jamais Naaly ne l'avait vu à ce point en colère.
— Je répète : tu n'iras pas aux joutes ! C'est décidé ! Ton manque de maturité fait de toi un compagnon d'armes de piètre qualité avec une incapacité à réagir sainement devant une situation complexe : tu n'es pas prête ! Maintenant, tu retournes à la maison et tu te fais toute petite. Gare à toi, Naaly, si j'apprends que tu me désobéis encore une fois, aujourd'hui ou demain…
Une menace réelle résonna dans la voix de Pardon. Alors que, son cerveau en ébullition, Naaly songeait à tout ce qu'elle pouvait lui jeter à la figure, elle respira profondément, jugeant plus prudent de jouer la jeune fille docile et de se taire pour l'instant. L'air contrit, elle opina, même si elle n'en pensait pas moins. De toute façon, il le saurait bientôt ! Le visage fermé, elle sortit de la pièce, abandonnant derrière elle un homme éprouvé. La journée venait à peine de commencer et Pardon aurait déjà voulu qu'elle fût terminée. D'un pas lent, il retourna vers la cour, observant son enfant disparaître de sa vue en direction de leur maison, puis son regard s'arrêta sur un objet au sol dont il s'approcha avant de le ramasser : la semelle de Naaly sur laquelle les traces de crocs seraient difficiles à estomper, mais en faire poser une neuve serait encore plus visible. Pardon se morigéna. Il aurait dû dénoncer sa fille. Tôt ou tard, elle devrait assumer ses responsabilités et il ne l'aidait pas à grandir en la protégeant. Seulement, sur un point, elle avait raison, Rollande était un homme insupportable qui, de plus, serait incapable d'accepter un jugement équitable. Il se souvenait de l'accusation de vol pour un simple fruit attrapé au pied d'un arbre à l'entrée de son jardin. Naaly avait la rancune tenace et continuait de lui faire payer sa bêtise et sa méchanceté. Une pomme… S'il devait faire le compte de toutes celles qu'il avait chipées à droite et à gauche quand il était gamin, les dénombrer serait impossible. Et encore, si Rollande en vivait… Mais, même pas, il les laissait pourrir où elles étaient tombées ! Pardon se fustigea. Il n'aurait pas dû juger l'homme auquel elles appartenaient… Et puis, après tout, il avait le droit de penser ce qu'il voulait !
La journée se terminait quand Pardon rentra chez lui, partagé entre l'envie de vérifier la présence de sa fille et le retour de sa femme à la maison. Tristan lisait dans la cuisine, comme d'habitude, silencieux et discret, et Naaly patientait dans son lit, étrangement sage. Il réprima un soupir. Son attitude ne présageait rien de bon : le calme avant la tempête… Un coup d'œil à leur chambre lui apprit qu'Aila n'y avait pas remis les pieds depuis le matin. S'il lui avait laissé ces quelques heures pour se reprendre, il ne pouvait pas non plus l'abandonner à la douleur qu'elle affrontait. Ne sachant que trop bien où elle se réfugiait quand la vie devenait trop pesante pour elle, il ne lui restait plus qu'à pousser jusqu'à l'étang pour la ramener.
— Préparez la table pour le repas. Je repars, lança-t-il avant de sortir.
Depuis combien de temps Aila s'était-elle abîmée dans la contemplation des reflets de son étendue d'eau préférée ? Elle l'ignorait, indifférente au soleil qui avait poursuivi sa route dans le ciel. Tandis que les ombres du crépuscule tombaient progressivement entre les ramures des arbres, elle se tenait sur la berge, les bras refermés autour de son buste, plus pour se protéger du monde extérieur que de la température ambiante. D'ailleurs, existait-il encore une personne capable de réchauffer son âme gelée ? Pourquoi sa vie semblait-elle irrémédiablement en train de sombrer corps et âme, et elle avec ?
Le cœur étreint par le chagrin, lui revinrent en mémoire les dernières heures qu'elle aurait dû passer sur Terre, ces heures où, comme toujours, le sort avait décidé pour elle du chemin à suivre et, cette fois-ci, pour un destin irréversible. Quelle n'avait pas été sa surprise de découvrir Aquiri dans cette grotte sombre au centre de laquelle devait se sceller son avenir, celui de devenir un Être ! Par les fées, un Être… Si, sur l'instant, elle avait dû expliquer leur nature ou même leur rôle, elle se serait sentie bien incapable de construire une réponse cohérente. Alors qu'elle était persuadée qu'Ils effaceraient les souvenirs de leur rencontre, elle les avait conservés presque intacts. Cependant, ceux-ci lui apparaissaient volatils, semblables à ceux qu'elle créait dans les esprits quand elle maîtrisait la magie ancienne : ils persistaient dans sa mémoire, mais se fondaient dans un halo confus si elle cherchait à les préciser. Bien sûr, Eux se définissaient comme de simples observateurs de l'univers, mais leur essence profonde restait un mystère et la raison de leur existence, encore plus… Sans l'intervention de la jeune Hagane auprès des Êtres, Aila aurait laissé derrière elle son humanité, sa vie de femme et de mère, et son histoire. Son cœur se contracta sous la douleur et une insupportable question fusa : aurait-elle été plus heureuse ainsi ? Quelques larmes perlèrent au bord de ses yeux pour la nième fois depuis le matin et, une fois de plus, elle ravala la peine qui la rongeait intérieurement, se sentant toujours plus perdue et dévastée…