« La vérité est, dit M. Kahn en baissant encore la voix, que le Rodriguez en question avait eu une invention fort ingénieuse. Il possédait avec un de ses gendres, fixé à New York, des navires jumeaux voyageant à volonté sous le pavillon américain ou sous le pavillon espagnol, selon les dangers de la traversée… Rougon m’a affirmé que le navire capturé était bien à lui, et qu’il n’y avait aucunement lieu de faire droit à ses réclamations.
– D’autant plus, ajouta M. Béjuin, que la procédure est inattaquable. L’officier d’administration de Brest avait parfaitement le droit de conclure à la validation, selon la coutume du port, sans en référer au Conseil des prises. »
Il y eut un silence. M. La Rouquette, adossé contre le soubassement de marbre, levait le nez, tâchait de fixer l’attention de la belle Clorinde.
« Mais, demanda-t-il naïvement, pourquoi Rougon ne veut-il pas qu’on rende les deux millions au Rodriguez ? Qu’est-ce que ça lui fait ?
– Il y a là une question de conscience », dit gravement M. Kahn.
M. La Rouquette regarda ses deux collègues l’un après l’autre ; mais, les voyant solennels, il ne sourit même pas.
« Puis, continua M. Kahn comme répondant aux choses qu’il ne disait pas tout haut, Rougon a des ennuis, depuis que Marsy est ministre de l’intérieur. Ils n’ont jamais pu se souffrir… Rougon me disait que, sans son attachement à l’empereur, auquel il a déjà rendu tant de services, il serait depuis longtemps rentré dans la vie privée… Enfin, il n’est plus bien aux Tuileries, il sent la nécessité de faire peau neuve.
– Il agit en honnête homme, répéta M. Béjuin.
– Oui, dit M. La Rouquette d’un air fin, s’il veut se retirer, l’occasion est bonne… N’importe, ses amis seront désolés. Voyez donc le colonel là-haut, avec sa mine inquiète ; lui qui comptait si bien s’attacher son ruban rouge au cou, le 15 août prochain !… Et la jolie M me Bouchard qui avait juré que le digne M. Bouchard serait chef de division à l’Intérieur avant six mois ! Le petit d’Escorailles, l’enfant gâté de Rougon, devait mettre la nomination sous la serviette de M. Bouchard, le jour de la fête de madame… Tiens ! où sont-ils donc, le petit d’Escorailles et la jolie M me Bouchard ? »
Ces messieurs les cherchèrent. Enfin ils les découvrirent au fond de la tribune, dont ils occupaient le premier banc, à l’ouverture de la séance. Ils s’étaient réfugiés là, dans l’ombre, derrière un vieux monsieur chauve ; et ils restaient bien tranquilles tous les deux, très rouges.
À ce moment, le président achevait sa lecture. Il jeta ces derniers mots d’une voix un peu tombée, qui s’embarrassait dans la rudesse barbare de la phrase :
« Présentation d’un projet de loi ayant pour objet d’autoriser l’élévation du taux d’intérêt d’un emprunt autorisé par la loi du 9 juin 1853, et une imposition extraordinaire par le département de la Manche. »
M. Kahn venait de courir à la rencontre d’un député qui entrait dans la salle. Il l’amena, en disant :
« Voici M. de Combelot… Il va nous donner des nouvelles. »
M. de Combelot, un chambellan que le département des Landes avait nommé député sur un désir formel exprimé par l’empereur, s’inclina d’un air discret, en attendant qu’on le questionnât. C’était un grand bel homme, très blanc de peau, avec une barbe d’un noir d’encre qui lui valait de vifs succès parmi les femmes.
« Eh bien ! interrogea M. Kahn, qu’est-ce qu’on dit au château ? Qu’est-ce que l’empereur a décidé ?
– Mon Dieu, répondit M. de Combelot en grasseyant, on dit bien des choses… L’empereur a la plus grande amitié pour M. le président du Conseil d’État. Il est certain que l’entrevue a été très amicale… Oui, elle a été très amicale. »
Et il s’arrêta, après avoir pesé le mot, pour savoir s’il ne s’était pas trop avancé.
« Alors, la démission est retirée ? reprit M. Kahn, dont les yeux brillèrent.
– Je n’ai pas dit cela, reprit le chambellan très inquiet. Je ne sais rien. Vous comprenez, ma situation est particulière… »
Il n’acheva pas, il se contenta de sourire, et se hâta de monter à son banc. M. Kahn haussa les épaules, et s’adressant à M. La Rouquette :
« Mais, j’y songe, vous devriez être au courant, vous ! M me de Llorentz, votre sœur, ne vous raconte donc rien ?
– Oh ! ma sœur est plus muette encore que M. de Combelot, dit le jeune député en riant. Depuis qu’elle est dame du palais, elle a une gravité de ministre… Pourtant hier, elle m’assurait que la démission serait acceptée… À ce propos, une bonne histoire. On a envoyé, paraît-il, une dame pour fléchir Rougon. Vous ne savez pas ce qu’il a fait, Rougon ? Il a mis la dame à la porte ; notez qu’elle était délicieuse.
– Rougon est chaste », déclara solennellement M. Béjuin.
M. La Rouquette fut pris d’un fou rire. Il protestait ; il aurait cité des faits, s’il avait voulu.
« Ainsi, murmura-t-il, M me Correur…
– Jamais ! dit M. Kahn, vous ne connaissez pas cette histoire.
– Eh bien, la belle Clorinde alors !
– Allons donc ! Rougon est trop fort pour s’oublier avec cette grande diablesse de fille. »
Et ces messieurs se rapprochèrent, s’enfonçant dans une conversation risquée, à mots très crus. Ils dirent les anecdotes qui circulaient sur ces deux Italiennes, la mère et la fille, moitié aventurières et moitié grandes dames, qu’on rencontrait partout, au milieu de toutes les cohues : chez les ministres, dans les avant-scènes des petits théâtres, sur les plages à la mode, au fond des auberges perdues. La mère, assurait-on, sortait d’un lit royal ; la fille, avec une ignorance de nos conventions françaises qui faisait d’elle « une grande diablesse » originale et fort mal élevée, crevait des chevaux à la course, montrait ses bas sales et ses bottines éculées sur les trottoirs les jours de pluie, cherchait un mari avec des sourires hardis de femme faite. M. La Rouquette raconta que, chez le chevalier Rusconi, le légat d’Italie, elle était arrivée, un soir de bal, en Diane chasseresse, si nue, qu’elle avait failli être demandée en mariage, le lendemain, par le vieux M. de Nougarède, un sénateur très friand. Et, pendant cette histoire, les trois députés jetaient des regards sur la belle Clorinde, qui, malgré le règlement, regardait les membres de la Chambre les uns après les autres, à l’aide d’une grosse jumelle de théâtre.
« Non, non, répéta M. Kahn, jamais Rougon ne serait assez fou !… Il la dit très intelligente, et il la nomme en riant “mademoiselle Machiavel”. Elle l’amuse, voilà tout.
– N’importe, conclut M. Béjuin, Rougon a tort de ne pas se marier… Ça asseoit un homme. »
Alors, tous trois tombèrent d’accord sur la femme qu’il faudrait à Rougon : une femme d’un certain âge, trente-cinq ans au moins, riche, et qui tînt sa maison sur un pied de haute honnêteté.
Cependant le brouhaha grandissait. Ils s’oubliaient à ce point dans leurs anecdotes scabreuses, qu’ils ne s’apercevaient plus de ce qui se passait autour d’eux. Au loin, au fond des couloirs, on entendait la voix perdue des huissiers qui criaient : « En séance, messieurs, en séance ! » Et des députés arrivaient de tous les côtés, par les portes d’acajou massif, ouvertes à deux battants, montrant les étoiles d’or de leurs panneaux. La salle, jusque-là à moitié vide, s’emplissait peu à peu. Les petits groupes, causant d’un air d’ennui d’un banc à l’autre, les dormeurs, étouffant leurs bâillements, étaient noyés dans le flot montant, au milieu d’une distribution considérable de poignées de main. En s’asseyant à leurs places, à droite comme à gauche, les membres se souriaient ; ils avaient un air de famille, des visages également pénétrés du devoir qu’ils venaient remplir là. Un gros homme, sur le dernier banc, à gauche, qui s’était assoupi trop profondément, fut réveillé par son voisin ; et, quand celui-ci lui eut dit quelques mots à l’oreille, il se hâta de se frotter les yeux, il prit une pose convenable. La séance, après s’être traînée dans des questions d’affaires fort ennuyeuses pour ces messieurs, allait prendre un intérêt capital.
Poussés par la foule, M. Kahn et ses deux collègues montèrent jusqu’à leurs bancs, sans en avoir conscience. Ils continuaient à causer, en étouffant des rires. M. La Rouquette racontait une nouvelle histoire sur la belle Clorinde. Elle avait eu, un jour, l’étonnante fantaisie de faire tendre sa chambre de draperies noires semées de larmes d’argent, et de recevoir là ses intimes, couchée sur son lit, ensevelie dans des couvertures également noires, qui ne laissaient passer que le bout de son nez.
M. Kahn s’asseyait, lorsqu’il revint brusquement à lui.
« Ce La Rouquette est idiot avec ses commérages ! murmura-t-il. Voilà que j’ai manqué Rougon, maintenant ! »
Et, se tournant vers son voisin, d’un air furieux :
« Dites donc, Béjuin, vous auriez bien pu m’avertir ! »
Rougon, qui venait d’être introduit avec le cérémonial d’usage, était déjà assis entre deux conseillers d’État, au banc des commissaires du gouvernement, une sorte de caisse d’acajou énorme, installée au bas du bureau, à la place même de la tribune supprimée. Il crevait de ses larges épaules son uniforme de drap vert, chargé d’or au collet et aux manches. La face tournée vers la salle, avec sa grosse chevelure grisonnante plantée sur son front carré, il éteignait ses yeux sous d’épaisses paupières toujours à demi baissées ; et son grand nez, ses lèvres taillées en pleine chair, ses joues longues où ses quarante-six ans ne mettaient pas une ride, avaient une vulgarité rude, que transfigurait par éclairs la beauté de la force. Il resta adossé, tranquillement, le menton dans le collet de son habit, sans paraître voir personne, l’air indifférent et un peu las.
« Il a son air de tous les jours », murmura M. Béjuin.
Sur les bancs, les députés se penchaient, pour voir la mine qu’il faisait. Un chuchotement de remarques discrètes courait d’oreille à oreille. Mais l’entrée de Rougon produisait surtout une vive impression dans les tribunes. Les Charbonnel, pour montrer qu’ils étaient là, allongeaient leur paire de faces ravies, au risque de tomber. M me Correur avait eu une légère toux, sortant un mouchoir qu’elle agita légèrement, sous le prétexte de le porter à ses lèvres. Le colonel Jobelin s’était redressé, et la jolie M me Bouchard, redescendue vivement au premier banc, soufflait un peu, en refaisant le nœud de son chapeau, pendant que M. d’Escorailles, derrière elle, restait muet, très contrarié. Quant à la belle Clorinde, elle ne se gêna point. Voyant que Rougon ne levait pas les yeux, elle tapa à petits coups très distincts sa jumelle sur le marbre de la colonne contre laquelle elle s’appuyait ; et, comme il ne la regardait toujours pas, elle dit à sa mère, d’une voix si claire, que toute la salle l’entendit :
« Il boude donc, le gros sournois ! »
Des députés se tournèrent, avec des sourires. Rougon se décida à donner un regard à la belle Clorinde. Alors, pendant qu’il lui adressait un imperceptible signe de tête, elle, toute triomphante, battit des mains, se renversa en riant, en parlant haut à sa mère, sans se soucier le moins du monde de tous ces hommes, en bas, qui la dévisageaient.
Rougon, lentement, avant de laisser retomber ses paupières, avait fait le tour des tribunes, où son large regard enveloppa à la fois M me Bouchard, le colonel Jobelin, M me Correur et les Charbonnel. Son visage demeura muet. Il remit son menton dans le collet de son habit, les yeux à demi refermés, en étouffant un léger bâillement.
« Je vais toujours lui dire un mot », souffla M. Kahn à l’oreille de M. Béjuin.
Mais, comme il se levait, le président qui, depuis un instant, s’assurait que tous les députés étaient bien à leur poste, donna un coup de sonnette magistral. Et, brusquement, un silence profond régna.
Un monsieur blond était debout au premier banc, un banc de marbre jaune, à tablette de marbre blanc. Il tenait à la main un grand papier, qu’il couvait des yeux, tout en parlant.
« J’ai l’honneur, dit-il d’une voix chantante, de déposer un rapport sur le projet de loi portant ouverture au ministère d’État, sur l’exercice 1856, d’un crédit de quatre cent mille francs, pour les dépenses de la cérémonie et des fêtes du baptême du prince impérial. »
Et il faisait mine d’aller déposer le rapport, d’un pas ralenti, lorsque tous les députés, avec un ensemble parfait, crièrent :
« La lecture ! la lecture ! »
Le rapporteur attendit que le président eût décidé que la lecture aurait lieu. Et il commença, d’un ton presque attendri :
« Messieurs, le projet de loi qui nous est présenté est de ceux qui font paraître trop lentes les formes ordinaires du vote, en ce qu’elles retardent l’élan spontané du Corps législatif. »
– Très bien ! lancèrent plusieurs membres.
« Dans les familles les plus humbles, continua le rapporteur en modulant chaque mot, la naissance d’un fils, d’un héritier, avec toutes les idées de transmission qui se rattachent à ce titre, est un sujet de si douce allégresse, que les épreuves du passé s’oublient et que l’espoir seul plane sur le berceau du nouveau-né. Mais que dire de cette fête du foyer, quand elle est en même temps celle d’une grande nation, et qu’elle est aussi un événement européen ! »