III-1

2012 Words
III C’était l’après-midi, vers quatre heures, que Rougon allait parfois passer un instant chez la comtesse Balbi. Il s’y rendait en voisin, à pied. La comtesse habitait un petit hôtel, à quelques pas de la rue Marbeuf, sur l’avenue des Champs-Élysées. D’ailleurs, elle était rarement chez elle ; et, quand elle s’y trouvait par hasard, elle était couchée, elle se faisait excuser. Cela n’empêchait pas l’escalier du petit hôtel d’être plein d’un vacarme de visiteurs bruyants, ni les portes des salons de battre à toute volée. Sa fille Clorinde recevait dans une galerie, une sorte d’atelier de peintre, donnant sur l’avenue par de larges baies vitrées. Pendant près de trois mois, Rougon, avec sa brutalité d’homme chaste, avait fort mal répondu aux avances de ces dames, qui s’étaient fait présenter à lui, dans un bal, au ministère des Affaires étrangères. Il les rencontrait partout, souriant l’une et l’autre du même sourire engageant, la mère toujours muette, la fille parlant haut, lui plantant son regard droit dans les yeux. Et il tenait bon, il les évitait, battait des paupières pour ne pas les voir, refusait les invitations qu’elles lui adressaient. Puis, obsédé, poursuivi jusque dans sa maison, devant laquelle Clorinde affectait de passer à cheval, il prit des renseignements, avant de se risquer chez elles. À la légation d’Italie, on lui parla de ces dames en termes très favorables : le comte Balbi avait réellement existé ; la comtesse conservait de grandes relations à Turin ; la fille, enfin, était encore sur le point, l’année précédente, d’épouser un petit prince allemand. Mais, chez la duchesse Sanquirino, à laquelle il s’adressa ensuite, les histoires changèrent. Là, on lui affirma que Clorinde était née deux ans après la mort du comte ; d’ailleurs, il courait une légende très compliquée sur le ménage Balbi, le mari et la femme ayant passé par une foule d’aventures, des débordements mutuels, un divorce prononcé en France, un raccommodement survenu en Italie, qui les avait fait vivre dans une sorte de concubinage. Un jeune attaché d’ambassade, très au courant de ce qui se passait à la cour du roi Victor-Emmanuel, fut plus net encore : selon lui, si la comtesse gardait là-bas de l’influence, elle la devait à une ancienne liaison avec un très haut personnage ; et il laissait entendre qu’elle serait restée à Turin, sans certain scandale énorme, sur lequel il ne put s’expliquer. Rougon, gagné peu à peu par l’intérêt de cette enquête, alla jusqu’à la préfecture de police, où il ne trouva rien de précis ; les dossiers des deux étrangères les donnaient simplement comme des femmes menant un grand train, sans qu’on leur connût une fortune solide. Elles disaient posséder des biens en Piémont. La vérité était qu’il se produisait parfois des trous brusques dans leur luxe ; alors, elles disparaissaient tout d’un coup, pour reparaître bientôt avec une splendeur nouvelle. En somme, on ne savait rien sur leur compte, on préférait ne rien savoir. Elles fréquentaient le meilleur monde, leur maison était acceptée comme un terrain neutre, où l’on tolérait l’excentricité de Clorinde, à titre de fleur étrangère. Rougon se décida à voir ces dames. À la troisième visite, la curiosité du grand homme avait grandi. Il était de sens épais, très longs à s’éveiller. Ce qui l’attira d’abord dans Clorinde, ce fut cette pointe d’inconnu, toute une vie passée, toute une idée fixe d’avenir, qu’il croyait lire au fond de ses larges yeux de jeune déesse. On lui avait conté bien des anecdotes abominables, une première faiblesse pour un cocher, et plus tard un marché passé avec un banquier, qui aurait payé la fausse virginité de la demoiselle du petit hôtel des Champs-Élysées. Mais, à certaines heures, elle lui semblait si enfant, qu’il doutait, se promettant de la confesser, revenant pour avoir le mot de cette étrange fille, dont l’énigme vivante finissait par l’occuper autant qu’un problème délicat de haute politique. Il avait vécu jusque-là dans le dédain des femmes, et la première sur laquelle il tombait, était certes la machine la plus compliquée qu’on pût imaginer. Le lendemain du jour où Clorinde était allée, au trot de son cheval de louage, lui porter une poignée de main de condoléance, à la porte du Conseil d’État, Rougon lui rendit une visite, qu’elle avait d’ailleurs exigée solennellement. Elle devait, disait-elle, lui montrer quelque chose qui le tirerait de ses humeurs noires. Il l’appelait en riant « son vice » ; il s’oubliait volontiers chez elle, amusé, chatouillé, l’esprit en éveil, d’autant plus qu’il l’épelait encore, aussi peu avancé que le premier jour. Comme il tournait le coin de la rue Marbeuf, il jeta un coup d’œil dans la rue du Colisée, sur l’hôtel habité par Delestang, qu’il croyait avoir déjà surpris plusieurs fois le visage entre les persiennes entrebâillées de son cabinet, à guetter, de l’autre côté de l’avenue, les fenêtres de Clorinde ; mais les persiennes étaient closes, Delestang devait être parti le matin pour sa ferme-modèle de la Chamade. La porte de l’hôtel Balbi était toujours grande ouverte. Rougon, au bas de l’escalier, rencontra une petite femme noire, mal coiffée, traînant une robe jaune en loques, qui mordait dans une orange comme dans une pomme. « Antonia, est-ce que votre maîtresse est chez elle ? » lui demanda-t-il. Elle ne répondit pas, la bouche pleine, agitant la tête violemment, avec un rire. Elle avait les lèvres toutes barbouillées du jus de l’orange ; elle rapetissait ses petits yeux, pareils à deux gouttes d’encre sur sa peau brune. Rougon monta, habitué déjà au service débraillé de la maison. Dans l’escalier, il croisa un grand diable de domestique, à mine de bandit, à longue barbe noire, qui le regarda tranquillement, sans lui céder le côté de la rampe. Puis, sur le palier du premier étage, il se trouva seul, en face de trois portes ouvertes. Celle de gauche donnait dans la chambre de Clorinde. Il eut la curiosité d’allonger la tête. Bien qu’il fût quatre heures, la chambre n’était pas encore faite ; un paravent, déployé devant le lit, en cachait à demi les couvertures pendantes ; et, jetés sur le paravent, les jupons de la veille séchaient, tout crottés par le bas. Devant la fenêtre, la cuvette, pleine d’eau savonneuse, traînait à terre, tandis que le chat de la maison, un chat gris, dormait, pelotonné au milieu d’un tas de vêtements. C’était au second étage que Clorinde se tenait habituellement, dans cette galerie dont elle avait fait successivement un atelier, un fumoir, une serre chaude et un salon d’été. À mesure que Rougon montait, il entendait grandir un vacarme de voix, de rires aigus, de meubles renversés. Et, quand il fut devant la porte, il finit par distinguer qu’un piano poitrinaire menait le tapage, pendant qu’une voix chantait. Il frappa à deux reprises, sans recevoir de réponse. Alors, il se décida à entrer. « Ah ! bravo, bravo, le voilà ! » cria Clorinde en frappant dans ses mains. Lui, difficile d’ordinaire à décontenancer, resta un instant sur le seuil, timidement. Devant le vieux piano, qu’il tapait avec furie, pour en tirer des sons moins grêles, se tenait le chevalier Rusconi, le légat d’Italie, un beau brun, diplomate grave à ses heures. Au milieu de la pièce, le député La Rouquette valsait avec une chaise, dont il serrait amoureusement le dossier entre ses bras, si emporté par son élan, qu’il avait jonché le parquet de sièges culbutés. Et, dans la lumière crue d’une des baies, en face d’un jeune homme qui la dessinait au fusain sur une toile blanche, Clorinde, debout au milieu d’une table, posait en Diane chasseresse, les cuisses nues, les bras nus, la gorge nue, toute nue, l’air tranquille. Sur un canapé, trois messieurs très sérieux fumaient de gros cigares en la regardant, les jambes croisées, sans rien dire. « Attendez, ne bougez pas ! cria le chevalier Rusconi à Clorinde qui allait sauter de la table. Je vais faire les présentations. » Et, suivi de Rougon, il dit plaisamment, en passant devant M. La Rouquette, tombé hors d’haleine dans un fauteuil : « M. La Rouquette, que vous connaissez. Un futur ministre. » Puis, s’approchant du peintre, il continua : « M. Luigi Pozzo, mon secrétaire. Diplomate, peintre, musicien et amoureux. » Il oubliait les trois messieurs sur le canapé. Mais, en se tournant, il les aperçut ; et il quitta son ton plaisant, il s’inclina de leur côté, en murmurant d’une voix cérémonieuse : « M. Brambilla, M. Staderino, M. Viscardi, tous trois réfugiés politiques. » Les trois Vénitiens, sans lâcher leurs cigares, saluèrent. Le chevalier Rusconi retournait au piano, lorsque Clorinde l’interpella vivement, en lui reprochant d’être un mauvais maître de cérémonie. Et, à son tour, montrant Rougon, elle dit simplement, avec une intonation particulière, très flatteuse : « M. Eugène Rougon. » On se salua de nouveau. Rougon, qui avait eu peur, un moment, de quelque plaisanterie compromettante, fut surpris du tact et de la dignité brusques de cette grande fille, à demi nue dans son costume de gaze. Il s’assit, il demanda des nouvelles de la comtesse Balbi, comme il le faisait d’habitude ; il affectait même, à chaque visite, d’être venu pour la mère, ce qui lui semblait plus convenable. « J’aurais été très heureux de lui présenter mes compliments, ajouta-t-il, selon la formule qu’il avait adoptée pour la circonstance. – Mais maman est là ! » dit Clorinde en montrant un coin de la pièce, du bout de son arc en bois doré. Et la comtesse, en effet, était là, derrière des meubles, renversée dans un large fauteuil. Ce fut un étonnement. Les trois réfugiés politiques devaient, eux aussi, ignorer sa présence ; ils se levèrent et saluèrent. Rougon alla lui serrer la main. Il se tenait debout, et elle, toujours allongée, répondait par monosyllabes, avec ce continuel sourire qui ne la quittait pas, même lorsqu’elle souffrait. Puis, elle retomba dans son silence, distraite, jetant des coups d’œil de côté sur l’avenue, où un fleuve de voitures coulait. Elle s’était sans doute assise là pour voir passer le monde. Rougon la quitta. Cependant, le chevalier Rusconi, assis de nouveau devant le piano, cherchait un air, tapant doucement les touches, chantonnant à demi-voix des paroles italiennes. M. La Rouquette s’éventait avec son mouchoir. Clorinde, très sérieuse, avait repris sa pose. Et Rougon, dans le recueillement subit qui s’était fait, marchait à petits pas, de long en large, regardant les murs. La galerie se trouvait encombrée d’une étonnante débandade d’objets ; des meubles, un secrétaire, un bahut, plusieurs tables, poussés au milieu, établissaient un labyrinthe d’étroits sentiers ; à une extrémité, des plantes de serre chaude, reléguées, culbutées les unes contre les autres, agonisaient, avec leurs palmes vertes pendantes, déjà toutes mangées de rouille ; tandis que, à l’autre bout, s’amoncelait un gros tas de terre glaise séchée, dans lequel on reconnaissait encore les bras et les jambes émiettés d’une statue que Clorinde avait ébauchée, mordue un beau jour du caprice d’être une artiste. La galerie, très vaste, n’avait en réalité de libre qu’un espace restreint devant une des baies, sorte de vide carré transformé en petit salon par deux canapés et trois fauteuils dépareillés. « Vous pouvez fumer », dit Clorinde à Rougon. Il remercia ; il ne fumait jamais. Elle, sans se retourner, cria : « Chevalier, faites-moi donc une cigarette. Vous devez avoir du tabac devant vous, sur le piano. » Et, pendant que le chevalier faisait la cigarette, le silence recommença. Rougon, contrarié de trouver là tout ce monde, allait prendre son chapeau. Il revint pourtant devant Clorinde, la tête levée, souriant : « Ne m’avez-vous pas prié de passer pour me montrer quelque chose ? » demanda-t-il. Elle ne répondit pas tout de suite, très grave, tout à la pose. Il dut insister : « Qu’est-ce donc, ce que vous vouliez me montrer ? – Moi ! » dit-elle. Elle dit cela d’une voix souveraine, sans un geste, campée sur la table, dans sa pose de déesse. Rougon, très sérieux à son tour, recula d’un pas, la regarda lentement. Et elle était vraiment superbe, avec son profil pur, son cou délié, qu’une ligne tombante attachait à ses épaules. Elle avait surtout cette beauté royale, la beauté du buste. Ses bras ronds, ses jambes rondes, gardaient un luisant de marbre. Sa hanche gauche, légèrement avancée, la ployait un peu, la main droite en l’air, découvrant de l’aisselle au talon une longue ligne puissante et souple, creusée à la taille, renflée à la cuisse. Elle s’appuyait de l’autre main sur son arc, de l’air tranquillement fort de la chasseresse antique, insoucieuse de sa nudité, dédaigneuse de l’amour des hommes, froide, hautaine, immortelle. « Très joli, très joli », murmura Rougon, ne sachant que dire. La vérité était qu’il la trouvait gênante, avec son immobilité de statue. Elle semblait si victorieuse, si certaine d’être classiquement belle, que, s’il avait osé, il l’aurait critiquée comme un marbre dont certaines puissances blessaient ses yeux bourgeois ; il aurait préféré une taille plus mince, des hanches moins larges, une poitrine placée moins bas. Puis, une envie d’homme brutal lui vint, celle de la prendre au mollet. Il dut s’éloigner davantage, pour ne pas céder à cette envie. « Vous avez assez vu ? demanda Clorinde, toujours sérieuse et convaincue. Attendez, voici autre chose. »
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD