CHAPITRE VIII.-2

2310 Words
Un moment la crainte de voir venir ma sœur m’aider, comme elle l’avait promis, me donna l’idée de courir tout autour de la chambre, en galopant comme la jument de M. Pumblechook, mais je sentis mon incapacité de remplir convenablement ce rôle, et je n’en fis rien. Je continuai à regarder miss Havisham d’une façon qu’elle trouva sans doute peu aimable, car elle me dit : « Es-tu donc maussade et obstiné ? – Non madame, je suis bien fâché de ne pouvoir jouer en ce moment. Oui, très-fâché pour vous. Si vous vous plaignez de moi, j’aurai des désagréments avec ma sœur, et je jouerais, je vous l’assure, si je le pouvais, mais tout ici est si nouveau, si étrange, si beau… si triste !… » Je m’arrêtai, craignant d’en dire trop, si ce n’était déjà fait, et nous nous regardâmes encore tous les deux. Avant de me parler, elle jeta un coup d’œil sur les habits qu’elle portait, sur la table de toilette, et enfin sur elle-même dans la glace. « Si nouveau pour lui, murmura-t-elle ; si vieux pour moi ; si étrange pour lui ; si familier pour moi ; si triste pour tous les deux ! Appelle Estelle. » Comme elle continuait à se regarder dans la glace, je pensai qu’elle se parlait à elle-même et je me tins tranquille. « Appelle Estelle, répéta-t-elle en lançant sur moi un éclair de ses yeux. Tu peux bien faire cela, j’espère ? Vas à la porte et appelle Estelle. » Aller dans le sombre et mystérieux couloir d’une maison inconnue, crier : « Estelle ! » à une jeune et méprisante petite créature que je ne pouvais ni voir ni entendre, et avoir le sentiment de la terrible liberté que j’allais prendre, en lui criant son nom, était presque aussi effrayant que de jouer par ordre. Mais elle répondit enfin, une étoile brilla au fond du long et sombre corridor… et Estelle s’avança, une chandelle à la main. Miss Havisham la pria d’approcher, et prenant un bijou sur la table, elle l’essaya sur son joli cou et sur ses beaux cheveux bruns. « Ce sera pour vous un jour, dit-elle, et vous en ferez bon usage. Jouez aux cartes avec ce garçon. – Avec ce garçon ! Pourquoi ?… ce n’est qu’un simple ouvrier ! » Il me sembla entendre miss Havisham répondre, mais cela me paraissait si peu vraisemblable : « Eh bien ! vous pouvez lui briser le cœur ! – À quoi sais-tu jouer, mon garçon ? me demanda Estelle avec le plus grand dédain. – Je ne joue qu’à la bataille, mademoiselle. – Eh bien ! battez-le, » dit miss Havisham à Estelle. Nous nous assîmes donc en face l’un de l’autre. C’est alors que je commençai à comprendre que tout, dans cette chambre, s’était arrêté depuis longtemps, comme la montre et la pendule. Je remarquai que miss Havisham remit le bijou exactement à la place où elle l’avait pris. Pendant qu’Estelle battait les cartes, je regardai de nouveau sur la table de toilette et vis que le soulier, autrefois blanc, aujourd’hui jauni, n’avait jamais été porté. Je baissai les yeux sur le pied non chaussé, et je vis que le bas de soie, autrefois blanc et jaune à présent, était complètement usé. Sans cet arrêt dans toutes choses, sans la durée de tous ces pâles objets à moitié détruits, cette toilette nuptiale sur ce corps affaissé m’eût semblé un vêtement de mort, et ce long voile un suaire. Miss Havisham se tenait immobile comme un cadavre pendant que nous jouions aux cartes ; et les garnitures et les dentelles de ses habits de fiancée semblaient pétrifiées. Je n’avais encore jamais entendu parler des découvertes qu’on fait de temps à autre de corps enterrés dans l’antiquité, et qui tombent en poussière dès qu’on y touche, mais j’ai souvent pensé depuis que la lumière du soleil l’eût réduite en poudre. « Il appelle les valets des Jeannots, ce garçon, dit Estelle avec dédain, avant que nous eussions terminé notre première partie. Et quelles mains il a !… et quels gros souliers ! » Je n’avais jamais pensé à avoir honte de mes mains, mais je commençai à les trouver assez médiocres. Son mépris de ma personne fut si v*****t, qu’il devint contagieux et s’empara de moi. Elle gagna la partie, et je donnai les cartes pour la seconde. Je me trompai, justement parce que je ne voyais qu’elle, et que la jeune espiègle me surveillait pour me prendre en faute. Pendant que j’essayais de faire de mon mieux, elle me traita de maladroit, de stupide et de malotru. « Tu ne me dis rien d’elle ? me fit remarquer miss Havisham ; elle te dit cependant des choses très-dures, et tu ne réponds rien. Que penses-tu d’elle ? – Je n’ai pas besoin de le dire. – Dis-le moi tout bas à l’oreille, continua miss Havisham, en se penchant vers moi. – Je pense qu’elle est très-fière, lui dis-je tout bas. – Après ? – Je pense qu’elle est très-jolie. – Après ? – Je pense qu’elle a l’air très-insolent. » Elle me regardait alors avec une aversion très-marquée. « Après ? – Je pense que je voudrais retourner chez nous. – Et ne plus jamais la voir, quoiqu’elle soit jolie ? – Je ne sais pas si je voudrais ne plus jamais la voir, mais je voudrais bien m’en aller à la maison tout de suite. – Tu iras bientôt, dit miss Havisham à haute voix. Continuez à jouer ensemble. » Si je n’avais déjà vu une fois son sourire de Parque, je n’aurais jamais cru que le visage de miss Havisham pût sourire. Elle paraissait plongée dans une méditation active et incessante, comme si elle avait le pouvoir de transpercer toutes les choses qui l’entouraient, et il semblait que rien ne pourrait jamais l’en tirer. Sa poitrine était affaissée, de sorte qu’elle était toute courbée ; sa voix était brisée, de sorte qu’elle parlait bas ; un sommeil de mort s’appesantissait peu à peu sur elle. Enfin, elle paraissait avoir le corps et l’âme, le dehors et le dedans, également brisés, sous le poids d’un coup écrasant. Je continuai la partie avec Estelle, et elle me battit ; elle rejeta les cartes sur la table, après me les avoir gagnées, comme si elle les méprisait pour avoir été touchées par moi. « Quand reviendras-tu ici ? dit miss Havisham. Voyons… » J’allais lui faire observer que ce jour-là était un mercredi, quand elle m’interrompit avec son premier mouvement d’impatience, c’est-à-dire en agitant les doigts de sa main droite : « Là !… là !… je ne sais rien des jours de la semaine… ni des mois… ni des années… Viens dans six jours. Tu entends ? – Oui, madame. – Estelle, conduisez-le en bas. Donnez-lui quelque chose à manger, et laissez-le aller et venir pendant qu’il mangera. Allons, Pip, va ! » Je suivis la chandelle pour descendre, comme je l’avais suivie pour monter. Estelle la déposa à l’endroit où nous l’avions trouvée. Jusqu’au moment où elle ouvrit la porte d’entrée, je m’étais imaginé qu’il faisait tout à fait nuit, sans y avoir réfléchi ; la clarté subite du jour me confondit. Il me sembla que j’étais resté pendant de longues heures dans cette étrange chambre, qui ne recevait jamais d’autre clarté que celle des chandelles. « Tu vas attendre ici, entends-tu, mon garçon » dit Estelle. Et elle disparut en fermant la porte. Je profitai de ce que j’étais seul dans la cour pour jeter un coup d’œil sur mes mains et sur mes souliers. Mon opinion sur ces accessoires ne fut pas des plus favorables ; jamais, jusqu’ici, je ne m’en étais préoccupé, mais je commençais à ressentir tout le désagrément de ces vulgarités. Je résolus de demander à Joe pourquoi il m’avait appris à appeler Jeannots les valets des cartes. J’aurais désiré que Joe eût été élevé plus délicatement, au moins j’y aurais gagné quelque chose. Estelle revint avec du pain, de la viande et un pot de bière ; elle déposa la bière sur une des pierres de la cour, et me donna le pain et la viande sans me regarder, aussi insolemment qu’on eût fait à un chien en pénitence. J’étais si humilié, si blessé, si piqué, si offensé, si fâché, si vexé, je ne puis trouver le vrai mot, pour exprimer cette douleur, Dieu seul sait ce que je souffris, que les larmes me remplirent les yeux. À leur vue, la jeune fille eut l’air d’éprouver un vif plaisir à en être la cause. Ceci me donna la force de les rentrer et de la regarder en face ; elle fit un signe de tête méprisant, ce qui signifiait qu’elle était bien certaine de m’avoir blessé ; puis elle se retira. Quand elle fut partie, je cherchai un endroit pour cacher mon visage et pleurer à mon aise. En pleurant, je me donnais de grands coups contre les murs, et je m’arrachai une poignée de cheveux. Telle était l’amertume de mes émotions, et si cruelle était cette douleur sans nom, qu’elles avaient besoin d’être contrecarrées. Ma sœur, en m’élevant comme elle l’avait fait, m’avait rendu excessivement sensible. Dans le petit monde où vivent les enfants, n’importe qui les élève, rien n’est plus délicatement perçu, rien n’est plus délicatement senti que l’injustice. L’enfant ne peut être exposé, il est vrai, qu’à une injustice minime, mais l’enfant est petit et son monde est petit ; son cheval à bascule ne s’élève qu’à quelques pouces de terre pour être en proportion avec lui, de même que les chevaux d’Irlande sont faits pour les Irlandais. Dès mon enfance, j’avais eu à soutenir une guerre perpétuelle contre l’injustice : je m’étais aperçu, depuis le jour où j’avais pu parler, que ma sœur, dans ses capricieuses et violentes corrections, était injuste pour moi ; j’avais acquis la conviction profonde qu’il ne s’ensuivait pas, de ce qu’elle m’élevait à la main, qu’elle eût le droit de m’élever à coups de fouet. Dans toutes mes punitions, mes jeûnes, mes veilles et autres pénitences, j’avais nourri cette idée, et, à force d’y penser dans mon enfance solitaire et sans protection, j’avais fini par me persuader que j’étais moralement timide et très-sensible. À force de me heurter contre le mur de la brasserie et de m’arracher les cheveux, je parvins à calmer mon émotion ; je passai alors ma manche sur mon visage et je quittai le mur où je m’étais appuyé. Le pain et la viande étaient très-acceptables, la bière forte et pétillante, et je fus bientôt d’assez belle humeur pour regarder autour de moi. Assurément c’était un lieu abandonné. Le pigeonnier de la cour de la brasserie était désert, la girouette avait été ébranlée et tordue par quelque grand vent, qui aurait fait songer les pigeons à la mer, s’il y avait eu quelques pigeons pour s’y balancer ; mais il n’y avait plus de pigeons dans le pigeonnier, plus de chevaux dans les écuries, plus de cochons dans l’étable, plus de bière dans les tonneaux ; les caves ne sentaient ni le grain ni la bière ; toutes les odeurs avaient été évaporées par la dernière bouffée de vapeur. Dans une ancienne cour, on voyait un désert de fûts vides, répandant une certaine odeur âcre, qui rappelait de meilleurs jours ; mais la fermentation était un peu trop avancée pour qu’on pût accepter ces résidus comme échantillons de la bière qui n’y était plus, et, sous ce rapport, ces abandonnés n’étaient pas plus heureux que les autres. À l’autre bout de la brasserie, il y avait un jardin protégé par un vieux mur qui, cependant, n’était pas assez élevé pour m’empêcher d’y grimper, de regarder par-dessus, et de voir que ce jardin était le jardin de la maison. Il était couvert de broussailles et d’herbes sauvages ; mais il y avait des traces de pas sur la pelouse et dans les allées jaunes, comme si quelqu’un s’y promenait quelquefois. J’aperçus Estelle qui s’éloignait de moi ; mais elle me semblait être partout ; car, lorsque je cédai à la tentation que m’offraient les fûts, et que je commençai à me promener sur la ligne qu’ils formaient à la suite les uns des autres, je la vis se livrant au même exercice à l’autre bout de la cour : elle me tournait le dos, et soutenait dans ses deux mains ses beaux cheveux bruns ; jamais elle ne se retourna et disparut au même instant. Il en fut de même dans la brasserie ; lorsque j’entrai dans une grande pièce pavée, haute de plafond, où l’on faisait autrefois la bière et où se trouvaient encore les ustensiles des brasseurs. Un peu oppressé par l’obscurité, je me tins à l’entrée, et je la vis passer au milieu des feux éteints, monter un petit escalier en fer, puis disparaître dans une galerie supérieure, comme dans les nuages. Ce fut dans cet endroit et à ce moment, qu’une chose très-étrange se présenta à mon imagination. Si je la trouvai étrange alors, plus tard je l’ai considérée comme bien plus étrange encore. Je portai mes yeux un peu éblouis par la lumière du jour sur une grosse poutre placée à ma droite, dans un coin, et j’y vis un corps pendu par le cou ; ce corps était habillé tout en blanc jauni, et n’avait qu’un seul soulier aux pieds. Il me sembla que toutes les garnitures fanées de ses vêtements étaient en papier, et je crus reconnaître le visage de miss Havisham, se balançant, en faisant des efforts pour m’appeler. Dans ma terreur de voir cette figure que j’étais certain de ne pas avoir vue un moment auparavant, je m’en éloignai d’abord, puis je m’en approchai ensuite, et ma terreur s’accrut au plus haut degré, quand je vis qu’il n’y avait pas de figure du tout. Il ne fallut rien moins, pour me rappeler à moi, que l’air frais et la lumière bienfaisante du jour, la vue des personnes passant derrière les barreaux de la grille et l’influence fortifiante du pain, de la viande et de la bière qui me restaient. Et encore, malgré cela, ne serais-je peut-être pas revenu à moi aussitôt que je le fis, sans l’approche d’Estelle, qui, ses clefs à la main, venait me faire sortir. Je pensai qu’elle serait enchantée, si elle s’apercevait que j’avais eu peur, et je résolus de ne pas lui procurer ce plaisir. Elle me lança un regard triomphant en passant à côté de moi, comme si elle se fût réjouie de ce que mes mains étaient si rudes et mes chaussures si grossières, et elle m’ouvrit la porte et se tint de façon à ce que je devais passer devant elle. J’allais sortir sans lever les yeux sur elle, quand elle me toucha à l’épaule. « Pourquoi ne pleures-tu pas ? – Parce que je n’en ai pas envie. – Mais si, dit-elle, tu as pleuré ; tu as les yeux bouffis, et tu es sur le point de pleurer encore. » Elle se mit à rire d’une façon tout à fait méprisante, me poussa dehors et ferma la porte sur moi. Je rendis tout droit chez M. Pumblechook. J’éprouvai un immense soulagement en ne le trouvant pas chez lui. Après avoir dit au garçon de boutique quel jour je reviendrais chez miss Havisham, je me mis en route pour regagner notre forge, songeant en marchant à tout ce que j’avais vu, et repassant dans mon esprit : que je n’étais qu’un vulgaire ouvrier ; que mes mains étaient rudes et mes souliers épais ; que j’avais contracté la déplorable habitude d’appeler les valets des Jeannots ; que j’étais bien plus ignorant que je ne l’avais cru la veille, et qu’en général, je ne valais pas grand’chose.
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