– Mais ça me faisait quelque chose à moi, reprit-il avec tendresse et simplicité. Aussi, quand j’offris à ta sœur de devenir ma compagne ; quand à l’église et d’autres fois, je la priais de m’accompagner à la forge, je lui dis : « Amenez le pauvre petit avec vous… Que Dieu bénisse le pauvre cher petit, il y a place pour lui à la forge ! »
J’éclatai en sanglots et saisis Joe par le cou, en lui demandant pardon. Il laissa tomber le poker pour m’embrasser, et me dit :
« Nous serons toujours les meilleurs amis du monde, mon petit Pip, n’est-ce pas ?… Ne pleure pas, mon petit Pip… »
Après cette petite interruption, Joe reprit :
« Eh bien ! tu vois, mon petit Pip, où nous en sommes ; maintenant, en te tenant dans mes bras et sur mon cœur, je dois te prévenir que je suis affreusement triste, oui, tout ce qu’il y a de plus triste ; mais il ne faut pas que Mrs Joe s’en doute. Il faut que cela reste un secret, si je puis m’exprimer ainsi. Et pourquoi un secret ? Le pourquoi, je vais te le dire, mon petit Pip. »
Il avait repris le poker, sans lequel il semblait ne pouvoir mener à bonne fin sa démonstration.
« Ta sœur s’est adonnée au gouvernement.
– Adonnée au gouvernement, Joe ? repris-je étonné ; car il m’était venu la drôle d’idée (je craignais et j’allais même jusqu’à espérer) que Joe s’était séparé de sa femme en faveur des Lords de l’Amirauté ou des Lords de la Trésorerie.
– Adonnée au gouvernement, répéta Joe ; je veux dire par là qu’elle nous gouverne, toi et moi.
– Oh !
– Et elle ne tient pas à avoir chez elle des gens instruits, continua Joe, et moi moins qu’un autre, dans la crainte que je ne secoue le joug comme un rebelle, vois-tu. »
J’allais demander pourquoi il ne le faisait pas, quand Joe m’arrêta.
« Attends un peu, je sais ce que tu veux dire, mon petit Pip, attends un peu ! Je ne nie pas que Mrs Joe ne nous traite quelquefois comme des nègres, et qu’à certaines époques elle ne nous tombe dessus avec une violence que nous ne méritons pas : à ces époques, quand ta sœur a la tête montée, mon petit Pip, je dois avouer que je la trouve un peu brusque. »
Joe n’avait dit ces paroles qu’après avoir regardé du côté de la porte, et en baissant la voix.
« Pourquoi je ne me révolte pas ?… Voilà ce que tu allais me demander, quand je t’ai interrompu, Pip ?
– Oui, Joe.
– Eh bien ! dit Joe en passant son poker dans sa main gauche, afin de pouvoir caresser ses favoris de sa main droite, ta sœur est un esprit fort, un esprit fort, un esprit fort, tu m’entends bien ?
– Qu’est-ce que c’est que cela ? » demandai-je, dans l’espoir de l’empêcher d’aller plus loin.
Mais Joe était mieux préparé pour sa définition que je ne m’y étais attendu ; il m’arrêta par une argumentation évasive, et me répondit en me regardant en face :
« Elle !… mais moi, je ne suis pas un esprit fort, reprit Joe en cessant de me regarder en face, et ce que je vais te dire est parfaitement sérieux, mon petit Pip. Je vois toujours ma pauvre mère, mourant à petit feu et ne pouvant goûter un seul jour de tranquillité pendant sa vie ; de sorte que je crains toujours d’être dans la mauvaise voie et de ne pas faire tout ce qu’il faut pour rendre une femme heureuse, et je préfère de beaucoup être un peu malmené moi-même ; je voudrais qu’il n’existât pas de Tickler pour toi, mon petit Pip ; je voudrais faire tout tomber sur moi, mais tu vois que je n’y puis absolument rien. »
Malgré mon jeune âge, je crois que de ce moment j’eus une nouvelle admiration pour Joe. Dès lors nous fûmes égaux comme nous l’avions été auparavant ; mais, à partir de ce jour, je crois que je considérai Joe avec un nouveau sentiment, et que ce sentiment partait du fond de mon cœur.
« Quoi qu’il en soit, dit Joe, en se levant pour alimenter le feu, huit heures vont sonner au coucou hollandais, et elle n’est pas encore rentrée… J’espère bien que la jument de l’oncle Pumblechook ne l’a pas jetée à terre. »
Mrs Joe allait de temps à autre faire quelques petites tournées avec l’oncle Pumblechook. C’était surtout les jours de marché. Elle l’aidait en ces circonstances à acheter les objets de consommation ou de ménage, dont l’acquisition réclame les conseils d’une femme, car l’oncle Pumblechook était célibataire et n’avait aucune confiance dans sa domestique. Ce jour-là étant jour de marché, cela expliquait donc l’absence de Mrs Joe.
Joe arrangeait le feu, balayait devant la cheminée, puis nous allions à la porte pour écouter si l’on n’entendait pas venir la voiture de l’oncle Pumblechook. La nuit était froide et sèche, le vent pénétrant, il gelait ferme, un homme serait mort en passant cette nuit-là dans les marais. Je levais les yeux vers les étoiles, et je me figurais combien il devait être terrible pour un homme de les regarder en se sentant mourir de froid, sans trouver de secours ou de pitié dans cette multitude étincelante.
« Voilà la jument ! dit Joe ; elle sonne comme un carillon ! »
Effectivement, le bruit des fers de la jument se faisait entendre sur la route durcie par la gelée ; l’animal trottait même plus gaiement qu’à son ordinaire. Nous plaçâmes dehors une chaise pour aider à descendre Mrs Joe, après avoir avivé le foyer de façon à ce qu’elle pût apercevoir la lumière par la fenêtre, et s’assurer que rien n’était en désordre dans la cuisine. Quand nous eûmes terminé tous ces préparatifs, les voyageurs étaient arrivés à la porte, enveloppés jusqu’aux yeux. Mrs Joe descendit sans trop de peine et l’oncle Pumblechook aussi. Ce dernier vint nous rejoindre à la cuisine, après avoir étendu une couverture sur le dos de son cheval. Ils avaient si froid tous les deux, qu’ils semblaient attirer toute la chaleur du foyer.
« Allons, dit Mrs Joe, en ôtant à la hâte son manteau et en rejetant vivement en arrière son chapeau, qui resta suspendu par les cordons derrière son épaule ; si ce garçon-là ne montre pas de reconnaissance ce soir, il n’en montrera jamais ! »
J’avais l’air aussi reconnaissant qu’on peut l’avoir, quand on ne sait pas pourquoi on doit exprimer sa gratitude.
« Il faut seulement espérer, dit ma sœur, qu’on ne le choiera pas trop ; mais je crains bien le contraire.
– Soyez sans inquiétude, ma nièce, dit M. Pumblechook, il n’y a rien à craindre avec elle. »
Elle ?… Je levai les yeux sur Joe en lui faisant signe des lèvres et des sourcils : « Elle ? » Joe me répondit par un mouvement tout à fait semblable : « Elle ? » Ma sœur ayant surpris son mouvement, il passa le revers de sa main sur son nez, en la regardant avec l’air conciliant qui lui était habituel en ces occasions.
« Eh bien ! dit ma sœur de sa voix hargneuse, qu’est-ce que tu as à regarder ainsi ?… le feu est-il à la maison ?
– Quelqu’un, hasarda poliment Joe, a dit : Elle.
– Et c’est bien Elle qu’il faut dire, je suppose, dit ma sœur, à moins que tu ne prennes miss Havisham pour un homme ; mais j’espère que tu n’es pas encore assez bête pour cela.
– Miss Havisham de la ville ? dit Joe.
– Y a-t-il une miss Havisham à la campagne ? repartit ma sœur. Elle a besoin que ce garçon aille là-bas et il y va, et il tâchera d’être content, ajouta-t-elle en levant la tête, comme pour m’encourager à être gai et content, ou bien je m’en mêlerai. »
J’avais entendu parler de miss Havisham. Qui n’avait pas entendu parler de miss Havisham à plusieurs milles à la ronde comme d’une dame immensément riche et morose, habitant une vaste maison, à l’aspect terrible, fortifiée contre les voleurs, et qui vivait d’une manière fort retirée ?
« Assurément ! dit Joe étonné. Mais je me demande comment elle a connu mon petit Pip !
– Imbécile ! dit ma sœur, qui t’a dit qu’elle le connût ?
– Quelqu’un, reprit Joe avec beaucoup d’égards, a dit qu’elle le demandait et qu’elle avait besoin de lui.
– Et n’a-t-elle pas pu demander à l’oncle Pumblechook, s’il ne connaissait pas un garçon qui pût la distraire ? Ne se peut-il pas que l’oncle Pumblechook soit un de ses locataires et qu’il aille quelquefois, nous ne te dirons pas si c’est tous les trois mois, ou tous les six mois, ce qui serait t’en dire trop long, mais quelquefois, payer son loyer ? Et n’a-t-elle pas pu demander à l’oncle Pumblechook s’il connaissait quelqu’un qui pût lui convenir, et l’oncle Pumblechook, qui pense à nous sans cesse, quoique tu croies peut-être tout le contraire, Joseph, ajouta-t-elle d’un ton de profond reproche, comme si Joe eût été le plus endurci des neveux, n’a-t-il pas bien pu parler de ce garçon, de cette mauvaise tête-là ? Je déclare solennellement que moi, je ne l’aurais pas fait !
– Très-bien ! s’écria l’oncle Pumblechook, voilà qui est parfaitement clair et précis, très-bien ! très-bien ! Maintenant, Joseph, tu sais tout.
– Non, Joseph, reprit ma sœur, toujours d’un ton de reproche, tandis que Joe passait et repassait le revers de sa main sous son nez, tu ne sais pas encore tout, quoi que tu en puisses penser, et quoi que tu puisses croire que tu le sais ; mais il n’en est rien, car tu ne sais pas que l’oncle Pumblechook, prenant à cœur tout ce qui nous concerne, et voyant que l’entrée de ce garçon chez miss Havisham, était un premier pas vers la fortune, m’a offert de l’emmener ce soir même dans sa voiture ; de le garder la nuit chez lui ; et de le présenter lui-même à miss Havisham demain matin. Eh ! mon Dieu, qu’est-ce donc que je fais là ? s’écria ma sœur tout à coup, en rejetant son chapeau par un mouvement de désespoir, je reste là à causer avec des imbéciles, des bêtes brutes, pendant que l’oncle Pumblechook attend ; que la jument s’enrhume à la porte ; et que ce mauvais sujet-là est encore tout couvert de c****e et de saletés, depuis le bout des cheveux jusqu’à la semelle de ses souliers ! »
Sur ce, elle fondit sur moi comme un aigle sur un agneau ; elle me saisit la tête, me la plongea à plusieurs reprises dans un baquet plein d’eau, me savonna, m’essuya, me bourra, m’égratigna, et me ratissa jusqu’à ce que je ne fusse plus moi-même. (Je puis remarquer ici que je m’imagine connaître mieux qu’aucune autorité vivante, les sillons et les cicatrices que produit une alliance, en repassant et repassant sans pitié sur un visage humain.)
Quand mes ablutions furent terminées, on me fit entrer dans du linge neuf, de l’espèce la plus rude, comme un jeune pénitent dans son cilice ; on m’empaqueta dans mes habits les plus étroits, mes terribles habits ! puis on me remit entre les mains de M. Pumblechook, qui me reçut officiellement comme s’il eût été le shériff, et qui débita le speech suivant : je savais qu’il avait manqué mourir en le composant :
« Mon garçon, sois toujours reconnaissant envers tes parents et tes amis, mais surtout envers ceux qui t’ont élevé, à la main !
– Adieu, Joe !
– Dieu te bénisse, mon petit Pip ! »
Je ne l’avais jamais quitté jusqu’alors, et, grâce à mon émotion, mêlée à mon eau de savon, je ne pus tout d’abord voir les étoiles en montant dans la carriole ; bientôt cependant, elles se détachèrent une à une sur le velours du ciel, mais sans jeter aucune lumière sur ce que j’allais faire chez miss Havisham.