« Assassin ! »
Et une autre voix :
« Forçats !… fuyards !… gardes !… soldats !… par ici !… Voici les forçats évadés !… »
Puis toutes les voix se mêlèrent comme dans une lutte, et les soldats se mirent à courir comme des cerfs. Joe fit comme eux. Le sergent courait en tête. Le bruit cessa tout à coup. Deux de ses hommes suivaient de près le sergent, leurs fusils armés et prêts à tirer.
« Voilà nos deux hommes ! s’écria le sergent luttant déjà au fond d’un fossé. Rendez-vous, sauvages que vous êtes, rendez-vous tous les deux ! »
L’eau éclaboussait… la boue volait… on jurait… on se donnait des coups effroyables… Quand d’autres hommes arrivèrent dans le fossé au secours du sergent, ils s’emparèrent de mes deux forçats l’un après l’autre, et les traînèrent sur la route ; tous deux blasphémant, se débattant et saignant. Je les reconnus du premier coup d’œil.
« Vous savez, dit mon forçat, en essuyant sa figure couverte de sang avec sa manche en loques, que c’est moi qui l’ai arrêté, et que c’est moi qui vous l’ai livré ; vous savez cela.
– Cela n’a pas grande importance ici, dit le sergent, et cela vous fera peu de bien, mon bonhomme, car vous êtes dans la même situation. Vite, des menottes !
– Je n’en attends pas de bien non plus, dit mon forçat avec un rire singulier. C’est moi qui l’ai pris ; il le sait, et cela me suffit. »
L’autre forçat était effrayant à voir : il avait la figure toute déchirée ; il ne put ni remuer, ni parler, ni respirer, jusqu’à ce qu’on lui eût mis les menottes ; et il s’appuya sur un soldat pour ne pas tomber.
« Vous le voyez, soldats, il a voulu m’assassiner ! furent ses premiers mots.
– Voulu l’assassiner ?… dit mon forçat avec dédain, allons donc ! est-ce que je sais ce que c’est que vouloir et ne pas faire ?… Je l’ai arrêté et livré aux soldats, voilà ce que j’ai fait ! Non seulement je l’ai empêché de quitter les marais, mais je l’ai amené jusqu’ici, en le tirant par les pieds. C’est un gentleman, s’il vous plaît, que ce coquin. C’est moi qui rends au bagne ce gentleman… l’assassiner !… Pourquoi ?… quand je savais faire pire en le ramenant au bagne ! »
L’autre râlait et s’efforçait de dire :
« Il a voulu me tuer… me tuer… vous en êtes témoins.
– Écoutez ! dit mon forçat au sergent, je me suis échappé des pontons ; j’aurais bien pu aussi m’échapper de vos pattes : voyez mes jambes, vous n’y trouverez pas beaucoup de fer. Je serais libre, si je n’avais appris qu’il était ici ; mais le laisser profiter de mes moyens d’évasion, non pas !… non pas !… Si j’étais mort là-dedans, et il indiquait du geste le fossé où nous l’avions trouvé, je ne l’aurais pas lâché, et vous pouvez être certain que vous l’auriez trouvé dans mes griffes. »
L’autre fugitif, qui éprouvait évidemment une horreur extrême à la vue de son compagnon, répétait sans cesse :
« Il a voulu me tuer, et je serais un homme mort si vous n’étiez pas arrivés…
– Il ment ! dit mon forçat avec une énergie féroce ; il est né menteur, et il mourra menteur. Regardez-le… n’est-ce pas écrit sur son front ? Qu’il me regarde en face, je l’en défie. »
L’autre, s’efforçant de trouver un sourire dédaigneux, ne réussit cependant pas, malgré ses efforts, à donner à sa bouche une expression très-nette ; il regarda les soldats, puis les nuages et les marais, mais il ne regarda certainement pas son interlocuteur.
« Le voyez-vous, ce coquin ? continua mon forçat. Voyez comme il me regarde avec ses yeux faux et lâches. Voilà comment il me regardait quand nous avons été jugés ensemble. Jamais il ne me regardait en face. »
L’autre, après bien des efforts, parvint à fixer ses yeux sur son ennemi en disant :
« Vous n’êtes pas beau à voir. »
Mon forçat était tellement exaspéré qu’il se serait précipité sur lui, si les soldats ne se fussent interposés.
« Ne vous ai-je pas dit, fit l’autre forçat, qu’il m’assassinerait s’il le pouvait ? »
On voyait qu’il tremblait de peur ; et il sortait de ses lèvres une petite écume blanche comme la neige.
« Assez parlé, dit le sergent, allumez des torches. »
Un des soldats, qui portait un panier au lieu de fusil, se baissa et se mit à genoux pour l’ouvrir. Alors mon forçat, promenant ses regards pour la première fois autour de lui, m’aperçut. J’avais quitté le dos de Joe en arrivant au fossé, et je n’avais pas bougé depuis. Je le regardais, il me regardait ; je me mis à remuer mes mains et à remuer ma tête ; j’avais attendu qu’il me vît pour l’assurer de mon innocence. Il ne me fut pas bien prouvé qu’il comprît mon intention, car il me lança un regard que je ne compris pas non plus ; ce regard ne dura qu’un instant ; mais je m’en souviens encore, comme si je l’eusse considéré une heure durant, et même pendant toute une journée.
Le soldat qui tenait le panier se fût bientôt procuré de la lumière, et il alluma trois ou quatre torches, qu’il distribua aux autres. Jusqu’alors il avait fait presque noir ; mais en ce moment l’obscurité était complète. Avant de quitter l’endroit où nous étions, quatre soldats déchargèrent leurs armes en l’air. Bientôt après, nous vîmes d’autres torches briller dans l’obscurité derrière nous, puis d’autres dans les marais et d’autres encore sur le bord opposé de la rivière.
« Tout va bien ! dit le sergent. En route !
Nous marchions depuis peu, quand trois coups de canons retentirent tout près de nous, avec tant de force que je croyais avoir quelque chose de brisé dans l’oreille.
« On vous attend à bord, dit le sergent à mon forçat ; on sait que nous vous amenons. Avancez, mon bonhomme, serrez les rangs. »
Les deux hommes étaient séparés et entourés par des gardes différents. Je tenais maintenant Joe par la main, et Joe tenait une des torches. M. Wopsle aurait voulu retourner au logis, mais Joe était déterminé à tout voir, et nous suivîmes le groupe des soldats et des prisonniers. Nous marchions en ce moment sur un chemin pas trop mauvais qui longeait la rivière, en faisant çà et là un petit détour où se trouvait un petit fossé avec un moulin en miniature et une petite écluse pleine de vase. En me retournant, je voyais les autres torches qui nous suivaient, celles que nous tenions jetaient de grandes lueurs de feu sur les chemins, et je les voyais toutes flamber, fumer et s’éteindre. Autour de nous, tout était sombre et noir ; nos lumières réchauffaient l’air qui nous enveloppait par leurs flammes épaisses. Les prisonniers n’en paraissaient pas fâchés, en s’avançant au milieu des mousquets. Comme ils boitaient, nous ne pouvions aller très-vite, et ils étaient si faibles que nous fûmes obligés de nous arrêter deux ou trois fois pour les laisser reposer.
Après une heure de marche environ, nous arrivâmes à une hutte de bois et à un petit débarcadère. Il y avait un poste dans la hutte. On questionna le sergent. Alors nous entrâmes dans la hutte où régnait une forte odeur de tabac et de chaux détrempée. Il y avait un bon feu, une lampe, un faisceau de mousquets, un tambour et un grand lit de camp en bois, capable de contenir une douzaine de soldats à la fois. Trois ou quatre soldats, étendus tout habillés sur ce lit, ne firent guère attention à nous ; mais ils se contentèrent de lever un moment leurs têtes appesanties par le sommeil, puis les laissèrent retomber. Le sergent fit ensuite une espèce de rapport et écrivit quelque chose sur un livre. Alors, seulement, le forçat que j’appelle l’autre, fut emmené entre deux gardes pour passer à bord le premier.
Mon forçat ne me regarda jamais, excepté cette fois. Tout le temps que nous restâmes dans la hutte, il se tint devant le feu, en me regardant d’un air rêveur ; ou bien, mettant ses pieds sur le garde-feu, il se retournait et considérait tristement ses gardiens, comme pour les plaindre de leur récente aventure. Tout à coup, il fixa ses yeux sur le sergent, et dit :
« J’ai quelque chose à dire sur mon évasion. Cela pourra empêcher d’autres personnes d’être soupçonnées à cause de moi.
– Dites ce que vous voulez, répondit le sergent qui le regardait les bras croisés ; mais ça ne servira à rien de le dire ici. L’occasion ne vous manquera pas d’en parler là-bas avant de… vous savez bien ce que je veux dire…
– Je sais, mais c’est une question toute différente et une tout autre affaire ; un homme ne peut pas mourir de faim, ou du moins, moi, je ne le pouvais pas. J’ai pris quelques vivres là-bas, dans le village, près de l’église.
– Vous voulez dire que vous les avez volés, dit le sergent.
– Oui, et je vais vous dire où. C’est chez le forgeron.
– Holà ! dit le sergent en regardant Joe.
– Holà ! mon petit Pip, dit Joe en me regardant.
– C’étaient des restes, voilà ce que c’était, et une goutte de liqueur et un pâté.
– Dites-donc, forgeron, avez-vous remarqué qu’il vous manquât quelque chose, comme un pâté ? demanda le sergent.
– Ma femme s’en est aperçue au moment même où vous êtes entré, n’est-ce pas, mon petit Pip ?
– Ainsi donc, dit mon forçat en tournant sur Joe des yeux timides sans les arrêter sur moi, ainsi donc, c’est vous qui êtes le forgeron ? Alors je suis fâché de vous dire que j’ai mangé votre pâté.
– Dieu sait si vous avez bien fait, en tant que cela me concerne, répondit Joe en pensant à Mrs Joe. Nous ne savons pas ce que vous avez fait, mais nous ne voudrions pas vous voir mourir de faim pour cela, pauvre infortuné !… N’est-ce pas, mon petit Pip ? »
Le bruit que j’avais déjà entendu dans la gorge de mon forçat se fit entendre de nouveau, et il se détourna. Le bateau revint le prendre et la garde qui était prête ; nous le suivîmes jusqu’à l’embarcadère, formé de pierres grossières, et nous le vîmes entrer dans la barque qui s’éloigna aussitôt, mise en mouvement par un équipage de forçats comme lui. Aucun d’eux ne paraissait ni surpris, ni intéressé, ni fâché, ni bien aise de le revoir ; personne ne parla, si ce n’est quelqu’un, qui dans le bateau cria comme à des chiens :
« Nagez, vous autres, et vivement ! »
Ce qui était le signal pour faire jouer les rames. À la lumière des torches, nous pûmes distinguer le noir ponton, à très-peu de distance de la vase du rivage, comme une affreuse arche de Noé. Ainsi ancré et retenu par de massives chaînes rouillées, le ponton semblait, à ma jeune imagination, être enchaîné comme les prisonniers. Nous vîmes le bateau arriver au ponton, le tourner, puis disparaître. Alors on jeta le bout des torches dans l’eau. Elles s’éteignirent, et il me sembla que tout était fini pour mon pauvre forçat.