IIILe dimanche suivant, la baronne et Jeanne allèrent à la messe, poussées par un délicat sentiment de déférence pour leur curé.
Elles l’attendirent après l’office afin de l’inviter à déjeuner pour le jeudi. Il sortit de la sacristie avec un grand jeune homme élégant qui lui donnait le bras familièrement. Dès qu’il aperçut les deux femmes, il fit un geste de surprise joyeuse et s’écria :
« Comme ça tombe ! Permettez-moi, Madame la baronne et mademoiselle Jeanne, de vous présenter votre voisin, M. le vicomte de Lamare. »
Le vicomte s’inclina, dit son désir ancien déjà de faire la connaissance de ces dames et se mit à causer avec aisance, en homme comme il faut, ayant vécu. Il possédait une de ces figures heureuses dont rêvent les femmes et qui sont désagréables à tous les hommes. Ses cheveux noirs et frisés ombraient son front lisse et bruni ; et deux grands sourcils réguliers comme s’ils eussent été artificiels rendaient profonds et tendres ses yeux sombres dont le blanc semblait un peu teinté de bleu.
Ses cils serrés et longs prêtaient à son regard cette éloquence passionnée qui trouble dans les salons la belle dame hautaine, et fait se retourner la fille en bonnet qui porte un panier par les rues.
Le charme langoureux de cet œil faisait croire à la profondeur de la pensée et donnait de l’importance aux moindres paroles.
La barbe drue, luisante et fine, cachait une mâchoire un peu trop forte.
On se sépara après beaucoup de compliments.
M. de Lamare, deux jours après, fit sa première visite.
Il arriva comme on essayait un banc rustique posé le matin même sous le grand platane en face des fenêtres du salon. Le baron voulait qu’on en plaçât un autre, pour faire pendant, sous le tilleul ; petite mère, ennemie de la symétrie, ne voulait pas. Le vicomte consulté fut de l’avis de la baronne.
Puis il parla du pays, qu’il déclarait très « pittoresque », ayant trouvé, dans ses promenades solitaires, beaucoup de « sites » ravissants. De temps en temps ses yeux, comme par hasard, rencontraient ceux de Jeanne ; et elle éprouvait une sensation singulière de ce regard brusque, vite détourné, où apparaissaient une admiration caressante et une sympathie éveillée.
M. de Lamare le père, mort l’année précédente, avait justement connu un intime ami de M. des Cultaux dont petite-mère était fille ; et la découverte de cette connaissance enfanta une conversation d’alliances, de dates, de parentés interminable. La baronne faisait des tours de force de mémoire, rétablissant les ascendances et les descendances d’autres familles, circulant, sans jamais se perdre, dans le labyrinthe compliqué des généalogies.
« Dites-moi, vicomte, avez-vous entendu parler des Saunoy de Varfleur ; le fils aîné, Gontran ait épousé une demoiselle de Coursil, une Coursil-Courville, et le cadet, une de mes cousines, mademoiselle de la Roche-Aubert qui était alliée aux Crisange. Or M. de Crisange fut l’intime de mon père et a dû connaître aussi le vôtre.
– Oui, Madame. N’est-ce pas ce M. de Crisange qui émigra et dont le fils s’est ruiné ?
– Lui-même. Il avait demandé en mariage ma tante, après la mort de son mari le comte d’Éretry ; mais elle ne voulut pas de lui parce qu’il prisait. Savez-vous, à ce propos, ce que sont devenus les Viloise ? Ils ont quitté la Touraine vers 1813, à la suite de revers de fortune, pour se fixer en Au vergne ; et je n’en ai plus entendu parler.
– Je crois, Madame, que le vieux marquis est mort d’une chute de cheval, laissant une fille mariée avec un Anglais, et l’autre avec un certain Bassolle, un commerçant, riche dit-on et qui l’avait séduite. »
Et des noms appris et retenus dès l’enfance dans les conversations des vieux parents revenaient. Et les mariages de ces familles égales prenaient dans leurs esprits l’importance des grands évènements publics. Ils parlaient de gens qu’ils n’avaient jamais vus comme s’ils les connaissaient beaucoup ; et ces gens-là, dans d’autres contrées, parlaient d’eux de la même façon ; et ils se sentaient familiers de loin, presque amis, presque alliés, par le seul fait d’appartenir à la même classe, à la même caste, d’être d’un sang équivalent.
Le baron, d’une nature assez sauvage et d’une éducation qui ne s’accordait point avec les croyances et les préjugés des gens de son monde, ne connaissait guère les familles des environs, il interrogea sur elles le vicomte.
M. de Lamare répondit : « Oh ! il n’y a pas beaucoup de noblesse dans l’arrondissement, » du même ton dont il aurait déclaré qu’il y avait peu de lapin sur les côtes ; et il donna des détails. Trois familles seulement se trouvaient dans un rayon assez rapproché : le marquis de Coutelier, une sorte de chef de l’aristocratie normande ; le vicomte et la vicomtesse de Briseville, des gens d’excellente race, mais se tenant assez isolés ; enfin le comte de Fourville, sorte de croquemitaine qui passait pour faire mourir sa femme de chagrin et qui vivait en chasseur dans son château de la Vrillette, bâti sur un étang.
Quelques parvenus qui frayaient entre eux avaient acheté des domaines par-ci, par-là. Le vicomte ne les connaissait point.
Il prit congé ; et son dernier regard fut pour Jeanne, comme s’il lui eût adressé un adieu particulier, plus cordial et plus doux.
La baronne le trouva charmant et surtout très comme il faut. Petit père répondit : « Oui, certes, c’est un garçon très bien élevé. »
On l’invita à dîner la semaine suivante. Il vint alors régulièrement.
Il arrivait le plus souvent vers quatre heures de l’après-midi, rejoignait petite mère dans « son allée » et lui offrait le bras pour faire « son exercice ». Quand Jeanne n’était point sortie, elle soutenait la baronne de l’autre côté, et tous trois marchaient lentement d’un bout à l’autre du grand chemin tout droit, allant et revenant sans cesse. Il ne parlait guère à la jeune fille. Mais son œil, qui semblait en velours noir, rencontrait souvent l’œil de Jeanne, qu’on aurait dit en agate bleue.
Plusieurs fois ils descendirent tous les deux à Yport avec le baron.
Comme ils se trouvaient sur la plage, un soir, le père Lastique les aborda, et, sans quitter sa pipe, dont l’absence aurait étonné peut-être davantage que la disparition de son nez, il prononça : « Avec ce vent là, M’sieu l’baron, y aurait d’quoi aller d’main jusqu’Étretat, et r’venir sans s’donner d’peine. »
Jeanne joignit les mains : « Oh papa, si tu voulais ? » Le baron se tourna vers M. de Lamare :
« En êtes-vous, vicomte ? Nous irions déjeuner là-bas.
Et la partie fut tout de suite décidée.
Dès l’aurore, Jeanne était debout. Elle attendit son père plus lent à s’habiller, et ils se mirent à marcher dans la rosée, traversant d’abord la plaine, puis le bois tout vibrant de chants d’oiseaux. Le vicomte et le père Lastique étaient assis sur un cabestan.
Deux autres marins aidèrent au départ. Les hommes, appuyant leurs épaules aux bordages, poussaient de toute leur force. On avançait avec peine sur la plate-forme de galet. Lastique glissait sous la quille des rouleaux de bois graissés, puis, reprenant sa place, modulait d’une voix traînante son interminable « Ohée hop ! » qui devait régler l’effort commun.
Mais lorsqu’on parvint à la pente, le canot tout d’un coup partit, dévala sur les cailloux ronds avec un grand bruit de toile déchirée. Il s’arrêta net à l’écume des petites vagues, et tout le monde prit place sur les bancs ; puis les deux matelots restés à terre le mirent à flot.
Une brise légère et continue, venant du large, effleurait et ridait la surface de l’eau. La voile fut hissée, s’arrondit un peu, et la barque s’en alla paisiblement, à peine bercée par la mer.
On s’éloigna d’abord. Vers l’horizon, le ciel se baissant se mêlait à l’Océan. Vers la terre, la haute falaise droite faisait une grande ombre à son pied, et des pentes de gazon pleines de soleil l’échancraient par endroits. Là-bas, en arrière, des voiles brunes sortaient de la jetée blanche de Fécamp, et là-bas, en avant, une roche d’une forme étrange, arrondie et percée à jour, avait à peu près la figure d’un éléphant énorme enfonçant sa trompe dans les flots. C’était la petite porte d’Étretat.
Jeanne, tenant le bordage d’une main, un peu étourdie par le bercement des vagues, regardait au loin ; et il lui semblait que trois seules choses étaient vraiment belles dans la création : la lumière, l’espace et l’eau.
Personne ne parlait. Le père Lastique, qui tenait la barre et l’écoute, buvait un coup de temps en temps à même une bouteille cachée sous son banc ; et il fumait, sans repos, son moignon de pipe qui semblait inextinguible. Il en sortait toujours un mince filet de fumée bleue tandis qu’un autre tout pareil s’échappait du coin de sa bouche. Et on ne voyait jamais le matelot rallumer le fourneau de terre plus noir que l’ébène, ou le remplir de tabac. Quelquefois il le prenait d’une main, l’ôtait de ses lèvres, et du même coin d’où sortait la fumée lançait à la mer un long jet de salive brune.
Le baron, assis à l’avant, surveillait la voile, tenant la place d’un homme. Jeanne et le vicomte se trouvaient côte à côte, un peu troublés tous les deux. Une force inconnue faisait se rencontrer leurs yeux qu’ils levaient au même moment comme si une affinité les eût avertis ; car entre eux flottait déjà cette subtile et vague tendresse qui naît si vite entre deux jeunes gens, lorsque le garçon n’est pas laide que la fille est jolie. Ils se sentaient heureux l’un près de l’autre, peut-être parce qu’ils pensaient l’un à l’autre.
Le soleil montait comme pour considérer de plus haut la vaste mer étendue sous lui ; mais elle eut comme une coquetterie et s’enveloppa d’une brume légère qui la voilait à ses rayons. C’était un brouillard transparent, très bas, doré, qui ne cachait rien, mais rendait les lointains plus doux. L’astre dardait ses flammes, faisait fondre cette nuée brillante ; et, lorsqu’il fut dans toute sa force, la buée s’évapora, disparut ; et la mer, lisse comme une glace, se mit à miroiter dans la lumière.
Jeanne, tout émue, murmura : « Comme c’est beau ! » Le vicomte répondit : « Oh oui, c’est beau. » La clarté sereine de cette matinée faisait s’éveiller comme un écho dans leurs cœurs.
Et soudain on découvrit les grandes arcades d’Étretat, pareilles à deux jambes de la falaise marchant dans la mer, hautes à servir d’arche à des navires ; tandis qu’une aiguille de roche blanche et pointue se dressait devant la première.
On aborda, et pendant que le baron, descendu le premier, retenait la barque au rivage en tirant sur une corde, le vicomte prit dans ses bras Jeanne pour la déposer à terre sans quelle se mouillât les pieds ; puis ils montèrent la dure banque de galet, côte à côte, émus tous deux de ce rapide enlacement, et ils entendirent tout à coup le père Lastique disant au baron : « M’est avis que ça ferait un joli couple tout d’même. »
Dans une petite auberge, près de la plage, le déjeuner fut charmant. L’Océan, engourdissant la voix et la pensée, les avait rendus silencieux ; la table les fit bavards, et bavards comme des enfants en vacance.
Les choses les plus simples leur donnaient d’interminables gaietés.
Le père Lastique, en se mettant à table, cacha soigneusement dans son béret sa pipe qui fumait encore ; et l’on rit. Une mouche attirée sans doute par son nez rouge s’en vint à plusieurs reprises se poser dessus ; et, lorsqu’il l’avait chassée d’un coup de main trop lent pour la saisir, elle allait se poster sur un rideau de mousseline, que beaucoup de ses sœurs avaient déjà maculé, et elle semblait guetter avidement le pif enluminé du matelot, car elle reprenait aussitôt son vol pour revenir s’y installer.
À chaque voyage de l’insecte un rire fou jaillissait ; et, lorsque le vieux, ennuyé par ce chatouillement, murmura : « Elle est bougrement obstinée, » Jeanne et le vicomte se mirent à pleurer de gaieté, se tordant, étouffant, la serviette sur la bouche pour ne pas crier.
Lorsqu’on eut pris le café : « Si nous allions nous promener, » dit Jeanne. Le vicomte se leva ; mais le baron préférait faire son lézard au soleil sur le galet : « Allez-vous-en, mes enfants, vous me retrouverez ici dans une heure. »
Ils traversèrent en ligne droite les quelques chaumières du pays ; et, après avoir dépassé un petit château qui ressemblait à une grande ferme, ils se trouvèrent dans une vallée découverte allongée devant eux.
Le mouvement de la mer les avait alanguis, troublant leur équilibre ordinaire, le grand air salin les avait affamés, puis le déjeuner les avait étourdis et la gaieté les avait énervés. Ils se sentaient maintenant un peu fous avec des envies de courir éperdument dans les champs. Jeanne entendait bourdonner ses oreilles, toute remuée par des sensations nouvelles et rapides.
Un soleil dévorant tombait sur eux. Des deux côtés de la route les récoltes mûres se penchaient, pliées sous la chaleur. Les sauterelles s’égosillaient nombreuses comme les brins d’herbe, jetant partout, dans les blés, dans les seigles, dans les joncs marins des côtes, leur cri maigre et assourdissant.
Aucune autre voix ne montait sous le ciel torride, d’un bleu miroitant et jauni comme s’il allait tout d’un coup devenir rouge, à la façon des métaux trop rapprochés d’un brasier.
Ayant aperçu un petit bois, plus loin, à droite, ils y allèrent.
Encaissée entre deux talus, une allée étroite s’avançait sous de grands arbres impénétrables au soleil. Une espèce de fraîcheur moisie les saisit en entrant, cette humidité qui fait frissonner la peau et pénètre dans les poumons. L’herbe avait disparu, faute de jour et d’air libre ; mais une mousse cachait le sol.
Ils avançaient : « Tiens, là-bas, nous pourrons nous asseoir un peu, » dit-elle. Deux vieux arbres étaient morts et, profitant du trou fait dans la verdure, une averse de lumière tombait là, chauffait la terre, avait réveillé des germes de gazon, de pissenlits et de lianes, fait éclore des petites fleurs blanches, fines comme un brouillard, et des digitales pareilles à des fusées. Des papillons, des abeilles, des frelons trapus, des cousins démesurés qui ressemblaient à des squelettes de mouches, mille insectes volants, des bêtes à bon Dieu roses et tachetées, des bêtes d’enfer aux reflets verdâtres, d’autres noires avec des cornes, peuplaient ce puits lumineux et chaud, creusé dans l’ombre glacée des lourds feuillages.
Ils s’assirent, la tête à l’abri et les pieds dans la chaleur. Ils regardaient toute cette vie grouillante et petite qu’un rayon fait apparaître ; et Jeanne attendrie répétait : « Comme on est bien ! que c’est bon la campagne ! Il y a des moments où je voudrais être mouche ou papillon pour me cacher dans les fleurs. »
Ils parlèrent d’eux, de leurs habitudes, de leurs goûts, sur ce ton plus bas, intime, dont on fait les confidences. Il se disait déjà dégoûté du monde, las de sa vie futile ; c’était toujours la même chose ; on n’y rencontrait rien de vrai, rien de sincère. »
Le monde ! elle aurait bien voulu le connaître ; mais elle était convaincue d’avance qu’il ne valait pas la campagne.
Et plus leurs cœurs se rapprochaient, plus ils s’appelaient avec cérémonie « monsieur et mademoiselle », plus aussi leurs regards se souriaient, se mêlaient ; et il leur semblait qu’une bonté nouvelle entrait en eux, une affection plus épandue, un intérêt à mille choses dont ils ne s’étaient jamais souciés.
Ils revinrent ; mais le baron était parti à pied jusqu’à la Chambre-aux-Demoiselles, grotte suspendue dans une crête de falaise ; et ils l’attendirent à l’auberge.
Il ne reparut qu’à cinq heures du soir, après une longue promenade sur les côtes.
On remonta dans la barque. Elle s’en allait mollement, vent arrière, sans secousse aucune, sans avoir l’air d’avancer. La brise arrivait par souffles lents et tièdes qui tendaient la voile une seconde, puis la laissaient retomber, flasque, le long du mât. L’onde opaque semblait morte ; et le soleil épuisé d’ardeurs, suivant sa route arrondie, s’approchait d’elle tout doucement.
L’engourdissement de la mer faisait de nouveau taire tout le monde.
Jeanne dit enfin : « Comme j’aimerais voyager ! »
Le vicomte reprit : « Oui, mais c’est triste de voyager seul, il faut être au moins deux pour se communiquer ses impressions. »
Elle réfléchit : « C’est vrai…. . j’aime à me promener seule cependant…. . comme on est bien quand on rêve, toute seule…. . »
Il la regarda longuement : « On peut aussi rêver à deux. »
Elle baissa les yeux. Était-ce une allusion ? Peut-être. Elle considéra l’horizon comme pour découvrir encore plus loin ; puis, d’une voix lente : « Je voudrais aller en Italie…. . et en Grèce ah oui, en Grèce et en Corse ! ce doit être si sauvage et si beau ! »
Il préférait la Suisse à cause des chalets et des lacs.
Elle disait : « Non, j’aimerais les pays tout neufs comme la Corse, ou les pays très vieux et pleins de souvenirs, comme la Grèce. Ce doit être si doux de retrouver les traces de ces peuples dont nous savons l’histoire depuis notre enfance, de voir les lieux où se sont accomplies les grandes choses. »
Le vicomte, moins exalté, déclara : « Moi l’Angleterre m’attire beaucoup ; c’est une région fort instructive. »
Alors ils parcoururent l’univers, discutant les agréments de chaque pays, depuis les pôles jusqu’à l’équateur, s’extasiant sur des paysages imaginaires et les mœurs invraisemblables de certains peuples comme les Chinois ou les Lapons ; mais ils en arrivèrent à conclure que le plus beau pays du monde, c’était la France, avec son climat tempéré, frais l’été et doux l’hiver, ses riches campagnes, ses vertes forêts, ses grands fleuves calmes et ce culte des beaux-arts qui n’avait existé nulle part ailleurs, depuis les grands siècles d’Athènes.
Puis ils se turent.
Le soleil, plus bas, semblait saigner ; et une large traînée lumineuse, une route éblouissante courait sur l’eau depuis la limite de l’Océan jusqu’au sillage de la barque.
Les derniers souffles de vent tombèrent ; toute ride s’aplanit ; et la voile immobile était rouge. Une accalmie illimitée semblait engourdir l’espace, faire le silence autour de cette rencontre d’éléments ; tandis que, cambrant sous le ciel son ventre luisant et liquide, la mer, fiancée monstrueuse, attendait l’amant de feu qui descendait vers elle. Il précipitait sa chute, empourpré comme par le désir de leur embrassement. Il la joignit ; et, peu à peu, elle le dévora.
Alors de l’horizon une fraîcheur accourut ; un frisson plissa le sein mouvant de l’eau comme si l’astre englouti eût jeté sur le monde un soupir d’apaisement.
Le crépuscule fut court ; la nuit se déploya criblée d’astres. Le père Lastique prit les rames ; et on s’aperçut que la mer était phosphorescente. Jeanne et le vicomte, côte à côte, regardaient ces lueurs mouvantes que la barque laissait derrière elle. Ils ne songeaient presque plus, contemplant vaguement, aspirant le soir dans un bien-être délicieux ; et comme Jeanne avait une main appuyée sur le banc, un doigt de son voisin se posa, comme par hasard, contre sa peau ; elle ne remua point, surprise, heureuse, et confuse de ce contact si léger.
Quand elle fut rentrée le soir, dans sa chambre, elle se sentit étrangement remuée et tellement attendrie que tout lui donnait envie de pleurer. Elle regarda sa pendule, pensa que la petite abeille battait à la façon d’un cœur, d’un cœur ami ; qu’elle serait le témoin de toute sa vie, qu’elle accompagnerait ses joies et ses chagrins de ce tic-tac vif et régulier ; et elle arrêta la mouche dorée pour mettre un b****r sur ses ailes. Elle aurait embrassé n’importe quoi. Elle se souvint d’avoir caché dans le fond d’un tiroir une vieille poupée d’autrefois ; elle la rechercha, la revit avec la joie qu’on a en retrouvant des amies adorées ; et, la serrant contre sa poitrine, elle cribla de baisers ardents les joues peintes et la filasse frisée du joujou.