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Ce que Lyon a de plus beau, ce n’est, en dépit de l’opinion courante, ni la double ligne de ses quais ombragés, ni ses rues monumentales qui lui donnent un faux air de capitale, ni ses deux fleuves qui font payer aux Lyonnais leur voisinage imposant en tributs d’angines et de rhumatismes éclos de leurs brouillards compactes, c’est sa banlieue. Cette assertion révoltera sans doute les Lyonnais épris de leur ville, patriotes de clocher jusqu’au fanatisme. Lyon, en effet, est plein d’honnêtes gens, de gens instruits, intelligents même parfois, qui poussent jusqu’au culte, jusqu’à la dévotion l’amour de leur vieille cité. D’autres villes sont plus illustres, plus pittoresques ou plus gaies que Lyon ; nulle n’est plus aimée. Ce n’est pas comme l’on aime généralement sa patrie que les indigènes des Terreaux, des Brotteaux et de Perrache chérissent leur ville ; ils ont pour elle la faiblesse d’un amant pour sa maîtresse ; ils admirent tout d’elle, surtout ses imperfections ; ils la possèdent à tous les temps du verbe, car Lyon est peuplé de savants, d’archéologues qui passent leur vie à compulser des parchemins, à déchiffrer des inscriptions, à collectionner des médailles pour s’enquérir du passé de Lyon, des hommes célèbres qui l’ont embelli ou seulement visité, et je craindrais de faire sourire aux dépens de gens que j’estime en révélant l’avenir qu’ils rêvent pour leur patrie. Paris n’a qu’à se bien tenir s’il veut conserver le privilège qu’un aveugle hasard lui a donné sur les autres villes de France. Il montre bien sa pénurie en quêtant de ci, de là, un canal, une rivière, quelques gouttes d’eau enfin pour suppléer à sa petite Seine, ce méchant ruisseau presque sec, et en appelant à lui des ressources des quatre coins du globe, tant il lui est impossible de se suffire. Lyon est plus riche ; Lyon se suffit, matériellement et intellectuellement parlant. Tandis que les revues parisiennes traitent des sujets les plus divers, tandis que leurs directeurs se plaignent du peu de variété des matières que leur amassent cent collaborateurs tournés chacun vers un horizon différent, Lyon a sa Revue, fort bien écrite du reste, mais dont le programme suivi religieusement depuis trente ans, se circonscrit dans le territoire du Lyonnais. Et chose qui surprendra ! après ce long temps de publication, elle trouve toujours quelque chose à dire sur un sujet qu’on croirait épuisé. Dans trente ans, et au-delà, cette Revue, à laquelle je souhaite heureuse vie, et qui d’ailleurs est fort valide, célébrera encore les grandeurs passées, présentes et futures de Lyon, tant il est vrai qu’on n’a jamais tout dit sur n’importe quel sujet. D’après cet aperçu des idées régnantes à Lyon, il est aisé de juger du peu de faveur qu’y obtiendrait la préférence accordée aux paysages qui l’environnent sur ses monuments et ses agréments personnels. Mais les étrangers, gens sans passion, et par conséquent remplis d’impartialité, préfèrent au désert sablonneux de Bellecour, à son parc sans ombre, à sa Bourse écrasée, la belle vallée d’Oullins, Écully et ses villas charmantes, Collonges, l’île Barbe, et avant même tous ces sites gracieux, le coteau de Sainte-Foy que Jean-Jacques décrit dans un admirable passage de ses Confessions, et où il passa une nuit, couché au bord d’un sentier, et s’endormant au chant du rossignol. Deux jeunes femmes qui se promenaient, par une belle journée de septembre 1867, dans le parc d’une villa située au-dessus de ce sentier de Sainte-Foy, immortalisé par le souvenir de Rousseau, causaient précisément du contraste, visible pour elles qui dominaient la ville, de sa laideur, de son aspect maussade, avec la beauté mouvementée du coteau qui déployait autour d’elles ses plis verdoyants. « Suzanne, dit la plus jeune des deux femmes en s’accoudant à une terrasse de pierre sculptée qui surplombait hardiment un précipice de cent pieds, mais un précipice fleuri et riant, je me réconcilie avec votre Lyon enfumé. Il m’a déplu quand je l’ai visité hier ; les ruelles de la Croix Rousse m’ont serré le cœur ; et, sans reproche, les églises sont bien pauvres et peu soignées pour appartenir à la ville la plus catholique de France. Eh bien ! d’ici, mon impression est différente ; maintenant que cet amas de murs gris et noirs prend des reflets de cuivre et flambe sous le soleil couchant, je le trouve presque beau. – Tu peux tirer de ces différentes appréciations une conclusion aussi juste que philosophique, ma chère Allemande, et je m’étonne que tu ne l’aies pas déjà trouvée. – Quelle conclusion, amie ? – C’est, petite Lina, que si l’on veut admirer n’importe quoi, il faut le regarder de loin. – Ma tante est méchante aujourd’hui ; elle a de l’esprit à la française, répondit la jeune fille en faisant une moue qui allongea ses jolies lèvres roses et contracta ses sourcils châtains, doucement arqués au repos. – Ne décompose pas ta figure à chaque instant, Lina, dit la tante avec gravité. Pendant que nous vivions en famille, je t’ai laissée te livrer à ta vivacité, et j’aimais à voir se traduire tous tes sentiments sur ta gentille physionomie ; mais songe que tu vas être présentée tout à l’heure à trente personnes, et souviens-toi qu’en France, le beau idéal du maintien pour une jeune fille consiste dans un certain calme modeste dont elle ne doit jamais se départir. » Par une malice que ses dix-huit ans rendaient excusable, Lina fit subir à ses traits trois ou quatre brusques transformations pendant qu’elle écoutait la petite leçon de sa tante ; elle fut tour à tour attentive, étonnée, perplexe, puis bouleversée par le conseil sous forme d’aphorisme qui la termina. « Un certain calme modeste ! dit-elle enfin en riant de ce franc rire de l’adolescence qui est comme un chant de jeunesse et de bonheur, et de quels éléments se compose-t-il, ce certain calme ? Un tiers de stupidité, un tiers de dissimulation et un tiers de respect pour la grimace convenue et consacrée, voilà son analyse exacte. Mon amie Suzanne se moque de ma simplicité allemande. Oui, oui, dit-elle, à un geste de dénégation de sa tante, je lis dans vos livres à toute page : « La naïveté allemande, la rêverie allemande. » Et vous a****z des avantages que vous donne sur nous votre talent de bien dire. Si vous ne railliez pas, prendriez-vous ce ton de pédagogue qui sied si mal à votre charmante figure ? – Tu crois t’en tirer par des compliments, petite rusée, dit la jeune femme en arrangeant les plis de sa robe blanche que Lina avait chiffonnés en l’embrassant, mais je ne te tiens pas quitte à si bon compte. Ceci est sérieux, mon enfant. Je te le répète, nous ne sommes plus en Allemagne, dans ce pays de la bonne foi où chacun peut être soi-même et gagne à rester une personnalité ; nous sommes en France, et en France, une femme, et à plus forte raison une jeune fille, ne peut se permettre de montrer trop vivement son caractère et ses impressions. On t’étudiera ce soir ; je n’ose dire : on t’espionnera, et pourtant ce mot ne serait peut-être pas trop fort ; mon retour éveille la curiosité ; on cherchera à deviner pourquoi et comment je t’ai amenée ici. Le monde juge du premier coup, et si tu veux lui plaire, il faut suivre le programme que je t’ai tracé. – Suzanne, vos avis vont me rendre timide et plus embarrassée qu’un enfant de dix ans. Je ne vais savoir ni parler, ni marcher, ni même respirer devant vos Lyonnais. Ah ! ce n’est plus là ma bonne Allemagne ! – Regrettes-tu de l’avoir quittée ? lui demanda la jeune femme avec émotion. – Non, puisque je suis avec vous ; mais si tout ce monde est malveillant, mérite-t-il qu’on lui fasse le sacrifice de sa franchise ? S’il faut achetés ses faveurs si cher, comment pouvez-vous l’aimer, Suzanne, et que sommes-nous venues faire ici ? – Oui répéta la jeune femme avec mélancolie, que sommes-nous venues faire ici ?… et elle se rejeta sur un banc rustique et tomba dans une rêverie si triste que Lina n’osa pas l’en distraire. Un groupe d’invités, qui parut au bout de la grande allée de platanes, fit sortir Lina de sa réserve : « Suzanne, voici l’ennemi ! dit-elle en feignant plaisamment un air alarmé. – Allons donc à l’assaut ! répondit la jeune femme en secouant la tête comme pour renvoyer bien loin la méditation pénible dans laquelle elle était tombée. Puisqu’ils sont loin, je m’en vais te les nommer tous l’un après l’autre, d’après le vieux procédé homérique. Et, d’abord, ajouta-t-elle en se levant et en se dirigeant vers les nouveaux-venus qui étaient encore à une centaine de pas, tu vois cette vieille dame en robe verte ? – Oui, cette personne sèche et longue, qui ressemble à une cigale gigantesque avec son costume vert pomme ! – Irrévérencieuse ! c’est Madame de Craye, une des femmes les plus pieuses, les plus respectées et les plus redoutées de Lyon. Elle est dame de charité et présidente de bon nombre d’œuvres. On la respecte à cause de sa vertu très prônée, on la redoute pour son rigorisme. Le vieux Monsieur qui sautille à côté d’elle, comme si le sable de l’allée lui coupait les pieds, c’est M. Chainay, un savant, grand musicien à ses heures perdues. – Ah !… j’aurai donc des intelligences dans le camp ennemi si celui-là est musicien ! – Oui, Lina. Cette belle dame, en robe rose, est une de nos élégantes Lyonnaises, Madame Paule Vassier ; nulle ne sait mieux qu’elle la mode de demain ; nulle ne juge plus sévèrement les anachronismes de costume et les fautes de goût. Ne lui parle que de chiffons, si tu veux qu’elle t’écoute et ne bâille pas en l’entendant discuter la coupe d’un corsage et la disposition d’une garniture ; elle te croirait sans esprit. – Et ces trois messieurs qui l’entourent ? – Ils font nombre et ne méritent pas une mention particulière. Quant à la dame en noir qui marche à leur droite et dont les repentirs blonds se meuvent avec la régularité d’un balancier de pendule, elle va l’accabler de caresses et te jurer, à première vue, qu’elle t’adore. C’est Madame Demaux, une dévote doucereuse et curieuse, aussi insinuante qu’une couleuvre et pas tout à fait aussi inoffensive. – Suzanne, vous m’effrayez avec vos petits portraits. Suzanne, je comprends l’effroi des conscrits. Je déserte, je déserte. Nous voici au détour de la grotte ; je vais m’y abriter pendant votre première escarmouche, et rêver à mes moyens de défense. » Sans tenir compte des encouragements de sa tante, Lina quitta son bras et s’enfonça dans le petit sentier couvert qui descendait à la grotte. À peine Madame Suzanne Brülher eut-elle rejoint ses convives que leur nombre s’augmenta d’un nouveau groupe dispersé autour des corbeilles du parterre. L’heure du dîner n’était pas encore sonnée, mais s’autorisant de la liberté que donne la villégiature, ses invités étaient presque tous venus un peu tôt sous prétexte de se dédommager plus vite des deux années d’absence de la jeune femme ; ils venaient en réalité pour l’observer, et pour juger par sa physionomie, son attitude et l’état de sa maison, si elle avait enfin pris son parti de son veuvage et si son procès en Allemagne avait eu un heureux succès pour sa fortune. La vie de province rend inquisiteur. Basée sur les intérêts matériels et se mouvant, à peu d’exceptions près, dans leur cercle borné, cette existence terre à terre est occupée à des calculs discutés avec la passion que l’on porte à tout objet ardemment poursuivi. L’on s’intéresse, aux questions dont on fait son unique affaire, en dehors même de toute pensée personnelle. Il était donc naturel que les convives de Madame Brülher fussent piqués de curiosité à son sujet. Deux ans auparavant, lorsque son mari, riche banquier de Lyon, était mort subitement d’un accident de voiture, mille bruits fâcheux avaient couru à l’occasion de ce malheur. On était allé jusqu’à dire que cette catastrophe n’était qu’un suicide habilement mis en scène, et causé par des désastres de Bourse. Quand les premiers temps du deuil furent passés, Madame Brülher partit avec sa mère, Madame de Livaur, pour aller soutenir en Allemagne un procès que lui intentait la famille de son mari. On n’avait donc rien su à Lyon de ses arrangements d’intérêt, et la curiosité avait été tenue en suspens, car Suzanne et sa mère s’étaient abstenues de toutes confidences à ce sujet dans leurs correspondances avec leurs intimes. Plusieurs personnes les avaient crues ruinées ; d’autres, plus bienveillantes, avaient remarqué que leur maison de la place Napoléon et la villa de Sainte-Foy n’avaient pas été vendues ; puis, faute d’aliment, la discussion s’était arrêtée là, et lorsque la conversation tombait sur Madame Brülher, dont l’élégance et la beauté avaient fait sensation pendant six ans à Lyon, ses anciennes rivales disaient que Suzanne n’avait pu se résoudre à donner le spectacle de sa déchéance sur le théâtre de ses anciens triomphes et qu’elle s’était exilée pour toujours. On s’était fixé généralement à cette opinion lorsque le bruit du retour de Madame Brülher se répandit ; elle-même alla bientôt après faire dans la ville l’indispensable tournée de visites que lui imposait sa qualité de nouvelle arrivée ; mais à cette époque de l’année, la villégiature commençait à disperser la société lyonnaise. Madame de Livaur et sa fille trouvèrent peu de monde, et pour satisfaire aux désirs de sa mère qui s’accommodait mal de sa solitude à Sainte-Foy, Madame Brülher avait envoyé aux personnes de sa connaissance dont les maisons de campagne étaient situées à Sainte-Foy, à Sainte-Irénée et au Point du Jour, cette invitation à dîner à laquelle nul convive ne manquait, contre l’habitude. On s’accorda pour trouver Suzanne très changée. Ce n’est pas qu’elle eût vieilli en Allemagne ; la vie qu’elle y avait menée entre les mémoires d’avocats et les considérants des tribunaux civils n’étant guère propre à émouvoir et, par conséquent, à altérer les traits. Mais avant son départ, la beauté de Suzanne était autre qu’à son retour. Elle avait autrefois un charme passionné qui lui attirait les calomnies des femmes et l’admiration des hommes ; on lui voyait maintenant avec surprise un sourire plus profond que tendre, plus railleur que gai, et l’on trouvait à ses yeux noirs une fermeté de regard et parfois une acuité inaccoutumées ; au lieu d’être noyé comme autrefois dans une fluide langueur, ce regard arrivait droit au visage de ceux à qui elle parlait, et assez fixe pour causer de l’embarras ; ses traits avaient maintenant des lignes plus nobles, mais plus hautaines. Malgré l’accueil gracieux de Madame Brülher, ses convives se tenaient sur leurs gardes, sentant bien que la femme de vingt-huit ans qu’ils revoyaient ne ressemblait pas à la femme de vingt-six qui les avait quittés et que c’était là une nouvelle connaissance à faire. Une personne qui n’avait point changé, c’était Madame de Livaur. Elle s’empressait autour de ses invités avec sa bonhomie bienveillante, s’enquérant des évènements survenus pendant son absence, et disant uniformément à ceux qui lui demandaient comment ces deux années avaient passé pour elle et sa fille. – Nous nous ennuyions. Nous vous regrettions ; mais nous ne pouvions revenir. Les affaires !… Vous concevez, les affaires !… À cette raison suprême, chacun opinait du bonnet en regrettant que Madame de Livaur eût une conversation si insignifiante. Elle n’était pourtant pas aussi bornée qu’on le croyait, mais ayant remis les rênes du gouvernement entre les mains de sa fille, et s’étant réservé le domaine de l’administration intérieure, Madame de Livaur s’abstenait de juger l’autorité qu’elle avait abdiquée, et eût-elle désapprouvé les actes de Suzanne, que par instinct conservateur et par amour maternel, elle eût couvert la couronne, comme on dit en style parlementaire. À six heures et demie, le grand salon était plein de groupes formés au hasard suivant l’apparence ; mais un observateur aurait pu reconnaître dans leur disposition les sympathies particulières de ceux qui les composaient. À un signe presque imperceptible de sa fille, Madame de Livaur comprit que quelque chose l’inquiétait et manœuvrant habilement entre le désordre des poufs, des pliants et des fauteuils, elle parvint jusqu’à Suzanne, qui était assise à l’angle de la cheminée dont une énorme jardinière de vieille faïence, garnie de fleurs, dissimulait le foyer. – On va annoncer le dîner, dit Madame Brülher à l’oreille de sa mère, et Lina n’est pas là. J’ai à la présenter. Où peut être cette enfant ?… Je l’ai effarouchée tout à l’heure ; c’est une maladresse. Trouvez-la, je vous prie, et rassurez cette petite sauvage. – Pas si sauvage, répondit la bonne Madame de Livaur en souriant, car je viens de la voir sortant de la serre avec Madame Demaux et Julien Deval. – Mère, vous avez invité M. Deval ? dit vivement Suzanne en rougissant jusqu’au front. Vous ne vous souvenez donc pas qu’il me déplaît avec ses airs doucereux et compassés. – Ayant invité sa sœur chez laquelle il demeure, j’ai cru ne pouvoir leur faire à tous les deux une impolitesse, et puis cette aversion dont tu parles est de fraîche date ; je ne te la connaissais pas. Quant à Lina, la voici… Dans le moment même, en effet, la jeune fille faisait son entrée au salon par une des portes fenêtres du jardin, et ce ne fut pas une entrée d’enfant timide et embarrassée ; donnant le bras à M. Deval, elle l’arrêta par un mouvement net plein de gentillesse pour qu’il laissât passer la première Madame Demaux qui les accompagnait, puis elle traversa avec aisance les passages étroits que laissaient entre leurs cercles les petits comités réunis autour des tables et des canapés, et elle arriva près de Madame Brülher, toujours au bras de Julien Deval qui vint saluer la maîtresse de la maison. Suzanne accueillit le jeune homme avec cette banale politesse qui est un voile commode pour le public, mais qui ne trompe pas les gens intéressés à en pénétrer le mystère ; aussi dès que les compliments de rigueur furent échangés, Julien Deval peu satisfait sans doute de cette réception, se tourna vers Lina qui s’était établie sur un pliant auprès de sa tante, et tous les deux se mirent à causer en allemand, comme de vieilles connaissances. Madame Brülher, étonnée du maintien dégagé de sa nièce, ne pouvait comprendre les regards fins et les gestes bizarres que celle-ci lui adressait. Contrariée de n’être pas entendue, Lina dit tout à coup en cherchant autour d’elle avec l’étourderie d’un enfant : – Ah ! quel ennui ! J’ai oublié mon éventail dans la serre ! Et Julien Deval s’empressa naturellement d’aller l’y chercher ; alors la jeune fille se pencha vers Suzanne et lui dit d’un air mutin : – Je ne savais comment le renvoyer, et j’ai de graves choses et de très pressées à vous apprendre, Suzanne. – Sais-tu que je t’admire, Lina ! Tu as l’aplomb d’un vieux général. M. Deval et toi, vous voilà à première vue très amis. – Oh ! très amis, très amis, et j’ai de l’aplomb, parce que mon plan de bataille est décidé : mais pour être bon, il n’est pas parfait, car il a subi un échec à la première hostilité. – Contre M. Deval ? – Contre lui-même puisqu’il entend l’allemand, car ce soir et pendant quelque temps encore, je ne veux pas dire une syllabe française. Vous allez présenter une nièce muette par grâce d’ignorance. – Ce n’est pas possible. Quelle figure ferais-tu ? Allons, c’est une plaisanterie. – Une plaisanterie sérieuse, comme tant d’autres. J’ai déclaré formellement à M. Deval que je ne sais pas le français, et vous ne pouvez me démentir sous peine de me faire passer pour sotte ou folle à ses yeux. – Mais ma mère livrera ton secret sans le vouloir. – Non, je l’ai rencontrée et je lui ai glissé le mot d’ordre à l’oreille entre deux baisers. En dépit d’elle-même, Madame Brülher dut cesser de lutter contre le singulier projet de sa nièce ; l’entrée de Lina avait fait sensation, et les invités refluaient peu à peu du fond du salon vers la cheminée pour voir cette jeune parente dont ils ne s’expliquaient pas la présence à Lyon. Suzanne la leur présenta ; elle accomplit cette formalité avec un embarras qui fut interprété diversement, car on savait qu’elle avait ramené d’Allemagne une nièce de son mari, et les uns avaient déjà supposé que la charge de Lina était pour Madame Brülher le seul bénéfice de la succession en litige, tandis que d’autres avaient prétendu que la fortune reconquise appartenait toute à cette jeune fille dont Madame Brülher ne devait avoir que la tutelle. Il est bien entendu que ces deux suppositions étaient toutes gratuites, aucun indice ne pouvant faire pencher ni vers l’une ni vers l’autre ; aussi l’embarras visible de Madame Brülher confirma dans leur manière de voir ceux qui tenaient pour la seconde alternative, tandis que les personnes bienveillantes qui s’étaient fixées à la première s’étonnaient de l’air composé de Suzanne et de l’inquiétude que Madame de Livaur ne pouvait dissimuler.
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