Chapitre 2

2999 Words
Certes, parmi les hôtes de la Roseraie, il y avait souvent des femmes très élégantes et aussi très coquettes, mais André ne semblait point en avoir distingué quelqu’une et se montrait aimable avec toutes, indifféremment. Dans les derniers temps, on avait un peu jasé parce qu’il avait appris à la jeune femme du vieux Saint-Firmin, le notaire de Juvisy, à se servir d’un club, mais la parfaite correction de son attitude en toutes circonstances avait éloigné les soupçons. Du reste, le Saint-Firmin s’était mis à jouer au golf, lui aussi, et on avait fini par rire du jaloux, sans croire à la réalité d’une aventure qui aurait été, du reste, assez peu reluisante, pour un Munda de la Bossière. Et puis, l’ex-pupille du vieux Saint-Firmin, devenue son épouse au sortir du couvent, avait conservé toutes les grâces naïves de la jeune fille et semblait ignorer encore toutes les coquetteries de la femme. Quoi qu’il en fût, depuis le départ d’André, le couple n’était plus jamais revenu à la Roseraie, bien qu’il y fût souvent invité, et cela, plus d’une fois, avait donné à réfléchir à Jacques et à Fanny. Pour en revenir au fameux soir, André s’était présenté à l’heure dite, Jacques et Fanny l’attendaient. Ils ne s’étaient point couchés. Il leur parut qu’André avait recouvré un peu ses esprits. Il n’avait plus cette pâleur qui les avait effrayés. Il était moins agité, il paraissait déjà avoir pris son parti du mystérieux événement qui le chassait de la Roseraie. Il s’était montré presque tendre avec Fanny, lui recommandant, une dernière fois, les enfants, lui faisant promettre qu’elle se considérait comme leur maman, pendant tout le temps de la séparation dont il ne pouvait prévoir le terme. Il l’avait engagée à s’installer au château dès le lendemain et à s’y considérer absolument comme chez elle. Au moment de partir, il avait accepté la proposition de Jacques qui lui offrait de l’accompagner au moins jusqu’à Paris. – Tu as raison ! Viens !… Nous avons encore à parler de l’usine… et puis j’ai quelques dernières recommandations à te faire. Pour être plus tranquilles, laissons le chauffeur. Et ils étaient partis tous deux dans l’auto. Fanny la voyait encore s’éloigner dans la nuit, avec son feu arrière et la grosse masse sombre de la bâche, jetée sur la malle d’André pour la préserver de la pluie fine qui tombait… Ensuite la jeune femme s’était allongée sur un canapé et avait essayé de fermer les yeux ; mais elle était trop énervée pour goûter quelque repos. Une étrange agitation la secouait, la jetait tout à coup sur ses pieds, la faisant courir près de son fils qui dormait d’un sommeil paisible. Elle eût voulu qu’il se réveillât. Elle eût voulu ne pas être seule. Elle eût voulu ne pas penser, elle avait peur. Et elle ne savait pas de quoi !… Les heures lui avaient paru interminables. Que faisait donc Jacques ?… Pourquoi n’était-il pas déjà revenu ?… Elle calculait. Il aurait pu être de retour depuis une demi-heure, au moins !… Le front à la vitre, l’oreille tendue, le regard aigu, elle avait assisté, frissonnante, au lever de la pâle aurore d’un jour humide d’automne tout emmitouflé des buées matinales. Et, soudain, elle avait tressailli, car elle avait vu sortir de cette vapeur l’étrange figure, bien connue dans la contrée pour jeter le mauvais sort, du sourd-muet Prosper, un pauvre homme qui vivait en reclus dans la forêt, au fond d’un trou de grotte dont il avait fait sa demeure. Bancal, il se traînait sur des béquilles, faisant des kilomètres pour rencontrer quelqu’un qui ne s’enfuît pas à sa vue comme devant la peste et voulût bien lui abandonner quelque aumône. Il se risquait quelquefois jusqu’à Héron, jusqu’à la Roseraie, où la charité d’André et de Jacques lui permettait d’aller mendier aux cuisines. Bien qu’elle ne fût nullement superstitieuse, Fanny, ce matin-là, était dans un état d’esprit tel qu’il lui sembla que du bout de sa béquille qu’il agitait comme un possédé, Prosper lui envoyait du malheur. Et l’angoisse de la jeune femme n’aurait certainement fait que grandir si l’auto n’était enfin revenue, conduite par Jacques qui apercevait tout de suite Fanny derrière sa vitre, et lui envoyait des baisers. Il rentra l’auto lui-même dans le garage au-dessus duquel se trouvait justement leur appartement. Il avait sauté de la voiture, ouvert les portes du garage avec une ardeur juvénile, une sûreté de mouvements, une joie de vivre parfaite et, là-haut, Fanny s’était mise à rire ; à rire, à rire… comme tout à l’heure, elle avait tremblé de peur, sans savoir pourquoi… Peut-être tout simplement parce qu’elle avait remarqué qu’il y avait toujours sous la bâche, derrière l’auto, une grosse masse sombre et qu’elle avait pu craindre que ce fût toujours là la malle d’André et qu’André ne fût pas parti… imagination qui, évidemment, était bien faite pour lui secouer les nerfs… « Suis-je bête ! se disait-elle. Suis-je bête… Jacques aura rapporté quelque chose de Paris ?… » Cinq minutes plus tard, Jacques était dans ses bras. – Alors, ça y est !… Il est parti ?… Pour longtemps, dis ?… Raconte, petit chéri, raconte !… Mais Jacques n’avait rien à dire que ceci : André avait pris le train de Bordeaux et toutes les paroles qu’il avait prononcées durant le court voyage laissaient à entendre que son absence durerait au moins un an, deux ans, peut-être. Une active correspondance devait être échangée entre les deux frères. – Aussitôt arrivé en Amérique, il doit m’écrire longuement et, sans doute, alors consentira-t-il à nous expliquer sa conduite. Après quoi, Jacques avait déclaré qu’il mourait de faim, que la douleur de cette séparation l’avait sérieusement « creusé », et qu’il mangerait bien la moitié d’un poulet froid arrosé d’une bonne bouteille de bourgogne. La bonne bouteille, il se chargerait d’aller la chercher lui-même. Il prit ses clefs et descendit à la cave. Fanny se rappelait avec quelle vivacité Jacques avait dévoré ce matin-là et avec quelle… facilité il avait vidé sa bouteille, lui ordinairement si sobre… Il avait eu l’occasion, sur une question de sa femme, de répondre aux préoccupations de celle-ci relatives à la grosse masse sombre… c’était un panier de manchons qu’une grande maison de Paris avait refusés à cause d’un défaut de confection et qu’il avait rapporté lui-même de leurs magasins de la rue de Rivoli… Enfin, il s’était levé, avait serré longuement sa femme dans ses bras, et s’était écrié : « À l’ouvrage ! » Il descendit aussitôt à l’usine. Jamais il ne lui avait donné une pareille impression de santé et de force. Dans le pays et à l’usine, tout le monde fut stupéfait du brusque départ d’André, mais l’étonnement arriva à son comble quand, au bout de trois mois, l’absent n’eut pas encore donné de ses nouvelles. Jacques, sur le conseil du notaire qu’il était allé trouver à plusieurs reprises dans son étude de Juvisy, s’était alors adressé au Parquet. Il avait raconté au substitut du procureur de la République toutes les circonstances étranges de la fuite de son frère. Immédiatement, une enquête avait été ordonnée, enquête qui suivit André avec Jacques, jusqu’au train de Bordeaux. Les employés de la gare avaient vu et reconnu Jacques et André (car ceux-ci prenaient assez souvent le train pour Juvisy) et l’on put préciser que c’était bien le matin du départ d’André. On les avait remarqués aux guichets et sur le quai. Bien mieux, un facteur avait vu Jacques revenir seul du quai, sortir de la gare, remonter dans son auto et partir. Et puis, plus rien ! C’était le mystère. Plus de trace d’André dans un train, pas plus que sur un bateau. Le Parquet avait conclu, après examen des papiers laissés par l’absent et interrogatoire du vieux Saint-Firmin, qui semblait avoir eu la pleine confiance du voyageur dans ses derniers arrangements, qu’André, pour des raisons inconnues, avait voulu disparaître, et pour un temps indéterminé, puisqu’il avait encore pris la précaution, la nuit du départ d’écrire à l’institutrice des enfants, Mlle Hélier, pour lui confirmer la confiance qu’il avait en elle et lui attribuer la direction de l’instruction de Germaine et du petit François, pendant tout le temps de son absence, si longue fût-elle. Le Parquet estimait qu’André avait voulu tromper tout le monde en parlant d’un voyage à Bordeaux et en Amérique. Le voyageur devait être descendu à quelque station avant Bordeaux. Bref, pour la justice, l’absence était volontaire, et le Parquet s’en désintéressa. Fanny en était là de ses souvenirs, et Jacques, silencieux à ses côtés, semblait être plongé, lui aussi, dans des pensées bien profondes, quand le bruit d’une querelle d’enfants, venu de l’ancienne nursery transformée en salle de jeu, leur fit dresser la tête. Ils entendirent distinctement la voix du petit François qui criait : – Le château n’est pas à toi !… Le château est à moi !… Tu n’es rien ici !… Ton papa n’est rien ! Ta maman n’est rien !… Vous êtes tous des domestiques de papa ! En proie à une irritation folle, l’enfant accompagnait cette déclaration de bris de meubles. D’autres cris d’enfants lui répondaient. Fanny s’était levée brusquement dans une agitation telle que Jacques crut bon de la retenir. – Je t’en prie ! Du sang-froid ! Reste ici !… Il lui serrait fortement le poignet, et elle obéit à cette autorité ; elle ne le suivit pas, mais quand il fut parti, une expression de rage enfantine et terrible se répandit sur son beau visage, cependant qu’elle aussi, comme les petits là-bas, brisait des objets autour d’elle et éclatait en sanglots. C’est dans cet état qu’il la retrouva et il en fut bouleversé. – Ma petite Fanny, tu vas te rendre malade ? Et il serra dans ses bras, la dorlota comme une pauvre petite chose fragile. – Ça n’est pas sérieux, voyons, chère Fanny, ça n’est pas sérieux !… Elle finit par se calmer, par pouvoir prononcer quelques paroles… – C’est épouvantable… on a pu l’entendre… nos invités… – Mais non ! mais non ! rassure-toi… – L’avez-vous corrigé, au moins, cet abominable François ? – Non !… Je lui ai dit : « C’est vrai, François, ton papa reviendra dans son beau château et je lui dirai que tu as été méchant. » Cela l’a fait taire. Ne fallait-il pas le faire taire, d’abord ? N’est-ce pas votre avis ? – Vous avez toujours raison, Jack, acquiesça Fanny d’une voix subitement étrangement douce, et elle tamponna ses yeux, aux belles paupières meurtries. – Tout ceci, fit-il, est encore la faute de cette Fräulein stupide, qui s’amuse à exciter entre eux les deux petits garçons. Mlle Hélier me l’a dit : « Vous verrez qu’il nous faudra renvoyer Lydia. » – Jamais ! protesta Fanny. C’est moi qui ai choisi Lydia et Lydia aime trop notre Jacquot. Votre demoiselle Hélier ne pense qu’à Germaine et à son François. Me prenez-vous pour une sotte, darling ? – Je voudrais tant que ces petits s’entendent entre eux. – Vous voulez la chose impossible, petit tchéri ; mon Dieu ! combien vieille je suis ! Laissez-moi à ma toilette et allez vous habiller, cher ! Elle le mit à la porte, et elle eut encore une crise quand il fut parti ; puis elle appela Katherine et passa une heure avec sa femme de chambre à réparer le désordre de son désespoir. Les joies que procurèrent à Fanny une robe à l’extrême dernière mode, arrivée de la rue de la Paix par le dernier train, l’eurent bientôt accaparée : cette merveille était de soie jaune avec tunique de tulle aux motifs perlés, s’il vous plaît, c’est-à-dire qu’un vrai fichu de perles descendait sur la gorge, sur l’épaule nue. En bas, dans l’étoffe fendue, apparaissaient les jambes gantées de dentelle de prix, les pieds chaussés de cothurnes aux hauts talons rouges. Avec sa robe jaune, ses cheveux rouges, ses talons rouges, elle avait l’air d’une flamme. Elle eût pu être grotesque ; elle était admirable, et, la première, elle s’en fit l’aveu. Le luxe le plus excentrique lui allait à ravir. Au fumoir, elle fut accueillie avec des cris d’extase. Elle se laissait faire la cour avec une aisance captivante qui n’accordait jamais rien, car elle était fort honnête femme. Mais il lui semblait qu’elle ne pourrait plus jamais se passer d’hommages. Dans le grand salon, sur le parquet en marqueterie, datant de Tavannes, elle promenait sa royauté de l’un à l’autre de ses hôtes, distribuant ses grâces avec équité. Le fameux terrain de golf avait valu aux Munda de la Bossière les fréquentations les plus flatteuses et nous ne sommes plus, du reste, à une époque où la fortune du manchon Héron eût pu être un obstacle aux triomphes mondains de la noblesse. Les invités ne demandaient même plus si l’on avait des nouvelles d’André. Cela eût paru indécent. Jacques et sa femme étaient considérés comme les véritables maîtres de la Roseraie. Tout à coup, Fanny ne prêta plus aucune attention aux histoires de jeu ou aux potins qu’on lui rapportait des derniers thés-tango. Les Saint-Firmin venaient d’entrer. Elle ne reconnaissait plus Marthe. Elle ne l’avait pas vue depuis cinq ans. La jeune femme du notaire de Juvisy n’était plus que l’ombre d’ellemême. Sa pâleur était devenue quasi diaphane. On eût dit une blanche image de missel prête à s’envoler. La simple robe de tulle blanc dont elle était revêtue accentuait encore cette allure d’ange. Fanny ne reconnut point non plus la voix de Marthe, quand celle-ci lui dit : « Je suis si contente de vous revoir… » La voix aussi s’était effacée… – Demandez-lui donc pourquoi elle n’est pas alors venue plus tôt ! grinça la crécelle du vieux Saint-Firmin qui suivait. Le notaire, lui, n’avait pas changé. C’était toujours le petit vieux à barbiche, sec et sarcastique, jamais tranquille sur ses jambes, toujours sautillant et ricanant, trouvant la vie drôle, amusante, même dans ses pires horreurs, dans ses plus lamentables drames intimes, qu’il connaissait par métier et dont il jouissait en dilettante. On le disait fort riche, spéculateur heureux avec les fonds de ses clients, rendant des services d’argent qui coûtaient cher ; et malgré cela il vivait en ladre, entre son étude de Juvisy et sa petite maison au bord de l’eau, où il tenait enfermée cette jeunesse. Comment Marthe avait-elle pu consentir à épouser cette façon de méchant diable, toujours vêtu de noir et qui avait un rire si désagréable ? Le Dr Moutier, un commensal de la Roseraie, prétendait qu’il l’avait hypnotisée. À quoi les hôtes de la Roseraie répondaient que le Dr Moutier, qui était de l’école de Nancy, voyait de l’hypnotisme partout. Sa célébrité avait commencé au procès Eyraud, où il avait « déposé » en concluant à l’innocence ou tout au moins à l’irresponsabilité de Gabrielle Bompard, suggestionnée par le criminel. – Vous devriez bien l’endormir, et lui suggérer d’engraisser, lui dit-on, ce soir-là, en lui montrant la pauvre petite Mme Saint-Firmin. Le vieux mari, tout en ne cessant de tourner autour de Fanny et en serrant les mains qui se tendaient vers lui (car il avait obligé beaucoup de ceux qui étaient là), expliquait : – Ah ! chère madame, vous ferez bien de la gronder. Un accès de neurasthénie aiguë… qui a duré cinq ans ! Hein ? qu’est-ce que vous dites de ça ?… Ne plus vouloir voir personne, depuis cinq ans… ne plus sortir pendant des mois, à faire croire que je la tenais séquestrée… S’accorder quelques promenades, le soir, le long de la rive déserte, comme une âme en peine… et je lui donne tout ce qu’elle désire, vous savez !… Elle fait de moi tout ce qu’elle veut, ma parole d’honneur !… A-t-on jamais vu ça ?… Elle se laisse périr littéralement. Et savez-vous ce que les médecins disent : « Neurasthénie !… neurasthénie !… » Qu’est-ce que ça signifie neurasthénie ?… ça veut dire maladie. Eh bien, puisque vous êtes docteur, monsieur, guérissez-la, saprelotte !… Il doit y avoir des remèdes chez le pharmacien ! – La neurasthénie est une maladie de l’âme ! émit le Dr Moutier. – Des blagues ! tout ça, répliqua l’autre. Et c’est avec ces blagues-là que vous donnez la maladie aux gens bien portants… Quand les médecins n’avaient pas inventé la neurasthénie, personne ne l’avait ! On rit, mais déjà le singulier petit vieux s’était tourné vers une grande, longue vieille demoiselle, à profil d’oiseau de proie, mais aux yeux bleus très tendres, qui venait d’entrer sans bruit, habillée d’un simple fourreau de soie noire. Elle se glissait modestement dans un coin du salon. – Eh bien ! mademoiselle Hélier, s’écria-t-il, de son timbre le plus aigu, comment va Napoléon Ier ?… Mlle Hélier, l’institutrice des enfants, rougit jusqu’aux yeux, car tout le monde s’était mis à rire et elle n’aimait point que l’on raillât le culte qu’elle avait pour les esprits de nos grands morts, avec lesquels elle entretenait des relations suivies par le truchement des tables tournantes et frappantes. À part cette innocente manie, c’était un très noble personnage que cette vieille demoiselle, aux vertus et à la science de laquelle Fanny aimait à rendre publiquement hommage. À table, Mlle Hélier se trouva à côté de Saint-Firmin et elle le gronda sévèrement ; mais le sarcastique notaire n’empocha point la mercuriale sans tenter de mettre encore les rieurs de son côté. Il éleva la voix pour charger sa voisine de présenter ses excuses à M, de Buonaparte, affirmant qu’il n’avait point voulu offenser personne de l’autre monde et expliquant qu’il était bien trop prudent pour cela, n’ignorant point que les fantômes, surtout les fantômes des grands hommes, sont très vindicatifs et peu enclins à la plaisanterie. La pauvre Mlle Hélier ne savait quelle contenance tenir ; elle était froissée, au-delà de tout, par les plaisanteries vulgaires de ce méchant homme, qui ne croyait à rien, et essayait de la faire passer pour une sotte.
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