CHAPITRE UN

2657 Words
CHAPITRE UN C’était bizarre comme l’attitude de Kate Wise avait rapidement changé. Durant l’année qu’elle avait passé à la retraite, elle avait fait tout son possible pour éviter de se mettre au jardinage. Elle avait à tout prix évité cette occupation, mais aussi le tricot, les clubs de bridge – et même les clubs de lecture. Elle les voyait comme des activités cliché pour femmes retraitées. Mais depuis qu’elle avait recommencé à travailler au FBI ces derniers mois, quelque chose avait changé en elle. Elle n’était pas aussi naïve que pour penser que ça l’avait transformée. Non, cela l’avait simplement revigorée. Elle avait de nouveau un but, une raison de se lever chaque matin. C’était peut-être la raison pour laquelle cela lui semblait maintenant acceptable de faire du jardinage pendant son temps libre. Mais ce n’était pas aussi relaxant qu’elle l’avait pensé. En fait, ça la rendait même un peu nerveuse. Pourquoi dépenser autant de temps et d’énergie à planter quelque chose tout en espérant que la météo soit assez favorable pour que ça pousse ? Mais il y avait tout de même un peu de joie dans tout ça – planter quelque chose en terre et en voir les fruits au fil du temps. Elle avait commencé par planter des fleurs – des marguerites et des bougainvilliers – avant de passer à un petit potager au fond de son jardin. C’était là qu’elle se trouvait actuellement, occupée à entourer de terre un plant de tomates. Elle se rendait bien compte que ce n’était qu’une fois devenue grand-mère qu’elle avait commencé à s’intéresser au jardinage. Elle se demanda si ça avait quelque chose à voir avec l’évolution de son instinct maternel. À travers ses amis et certains ouvrages, elle avait appris qu’être grand-mère était très différent de ce qu’on pouvait ressentir dans le rôle de mère. Sa fille, Mélissa, lui avait toujours assuré qu’elle avait été une bonne mère. C’était quelque chose que Kate avait besoin d’entendre de temps en temps, vu la manière dont elle avait passé sa carrière professionnelle. Il est vrai qu’elle avait bien trop longtemps fait passer son boulot avant sa famille et elle se considérait chanceuse que Mélissa ne lui en veuille pas pour ça – à part durant la période qui avait suivi le décès de son père. Ah, le côté négatif de faire du jardinage, pensa Kate en se mettant debout et en frottant la terre de ses mains et de ses genoux. L’esprit a tendance à vagabonder. Et quand ça arrive, le passé refait surface, sans crier gare. Elle quitta le potager et traversa le jardin de sa maison de Richmond, en Virginie, en direction du porche arrière. Elle enleva ses bottes tachées de terre à la porte d’entrée et elle déposa ses gants de jardinage à côté, afin d’éviter de ramener de la terre à l’intérieur. Elle avait passé les deux derniers jours à nettoyer la maison. Ce soir, elle gardait Michelle, sa petite-fille, et bien que Mélissa ne soit pas obsédée par la propreté, Kate avait envie que l’endroit soit impeccable. Ça faisait presque trente ans qu’elle n’avait plus gardé un bébé et elle ne voulait pas prendre de risques. Elle regarda en direction de l’horloge et fronça les sourcils. Elle attendait de la visite dans un quart d’heure. C’était encore un autre aspect négatif du jardinage : le temps avait tendance à passer très vite, sans s’en rendre compte. Elle alla se rafraîchir dans la salle de bains, puis alla préparer du café dans la cuisine. Le percolateur était à moitié passé quand la sonnette de la porte d’entrée retentit. Elle alla ouvrir la porte, contente comme toujours de voir les deux femmes qu’elle voyait au moins deux fois par semaine depuis un peu plus d’un an et demi. Jane Patterson fut la première à entrer, en portant un plateau de pâtisseries. Il y avait des viennoiseries faites maison, qui avaient remporté le concours culinaire du coin à deux reprises. Clarissa James la suivait, avec un grand bol de salade de fruits dans les mains. Elles portaient toutes les deux de jolis vêtements, parfaits pour un brunch chez une amie ou un peu de shopping – ce qu’elles faisaient toutes les deux assez souvent. « Tu as de nouveau fait du jardinage, hein ? » demanda Clarissa, en déposant sa salade de fruits sur l’îlot de la cuisine. « Comment tu le sais ? » demanda Kate. Clarissa montra du doigt la pointe des cheveux de Kate, juste en-dessous de ses épaules. Kate tendit la main et se rendit compte qu’elle y avait oublié un peu de terre. Clarissa et Jane eurent un petit rire, pendant que Jane enlevait le film plastique de ses viennoiseries. « Riez autant que vous voulez, » dit Kate. « Mais vous ne rirez plus quand vous verrez ma récolte de tomates. » C’était un vendredi matin et c’était une journée qui commençait bien. Les trois femmes prirent place sur des tabourets autour de l’îlot de cuisine de Kate, et commencèrent à prendre leur brunch avec du café. Et bien que la compagnie, la nourriture et le café soient excellents, il était tout de même difficile de ne pas remarquer l’absence de quelqu’un. Debbie Meade ne faisait plus partie de leur groupe. Après que sa fille ait été assassinée, en faisant l’une des trois victimes d’un tueur que Kate avait fini par attraper, Debbie et son mari, Jim, avaient déménagé. Ils vivaient maintenant quelque part près de la mer, en Caroline du Nord. Debbie leur envoyait de temps en temps des photos de la mer, pour leur donner envie. Ils y vivaient maintenant depuis deux mois et ils avaient l’air d’être plutôt heureux – d’avoir pu laisser cette tragédie derrière eux. La conversation fut essentiellement légère et agréable. Jane raconta comment son mari envisageait de prendre sa retraite l’année prochaine et qu’il planifiait déjà d’écrire un livre. Clarissa donna des nouvelles de ses enfants, qui avaient maintenant la vingtaine et qui venaient récemment de recevoir une promotion. « En parlant d’enfants, » dit Clarissa, « comment va Melissa ? Ça lui plaît d’être maman ? » « Oh oui, » dit Kate. « Elle est complètement folle de sa petite fille. Une petite fille que je vais garder ce soir, d’ailleurs. » « Pour la première fois ? » demanda Jane. « Oui. C’est la première fois que Mélissa et Terry sortent sans bébé. Ils ne rentreront pas de la nuit. » « Ça y est ? Tu es en mode mamy ? » demanda Clarissa. « Je ne sais pas, » dit Kate, en souriant. « J’imagine que j’en saurai plus ce soir. » « Tu sais, » dit Jane, « tu pourrais faire comme moi, quand je faisais du babysitting adolescente. J’emmenais mon petit copain et dès que les enfants étaient au lit… » « C’est un peu gênant, quand même, » dit Kate. ´ « Mais tu penses que ça plairait à Allen ? » demanda Clarissa. « Je ne sais pas, » répondit Kate, en essayant d’imaginer Allen avec un bébé. Ils avaient commencé à sortir sérieusement ensemble après que Kate et son partenaire, DeMarco, aient arrêté le tueur en série qui sévissait ici à Richmond – celui qui avait assassiné la fille de Debbie Meade. Ils n’avaient jamais parlé de projets futurs, ni quoi que ce soit dans le genre. Ils n’avaient pas encore couché ensemble et ils étaient même rarement physiques l’un envers l’autre. Elle aimait les moments qu’elle passait avec lui, mais l’idée de l’inviter à prendre part à son rôle de grand-mère la mettait mal à l’aise. « Ça va toujours bien entre vous deux ? » demanda Clarissa. « Oui, je pense. Mais tout ce truc de sortir ensemble, ça me fait bizarre. Je suis trop vieille pour ce genre de choses, tu sais ? » « C’est n’importe quoi, » dit Jane « Ne vous faites pas d’idées… j’adore mon mari, mes enfants et ma vie en général. Mais je donnerais n’importe quoi pour me retrouver à nouveau dans cette situation de sortir avec quelqu’un. Ça me manque. Rencontrer de nouvelles personnes, s’échanger un premier b****r… » « Oui, c’est vrai, c’est effectivement assez agréable, » concéda Kate. « Mais Allen trouve aussi que ça fait bizarre. On passe de bons moments ensemble mais c’est… c’est un peu bizarre quand ça commence à devenir plus romantique. » « Tout ça, c’est du blabla, » dit Clarissa. « Mais est-ce que tu le considères comme ton petit ami ? » « On est vraiment obligé d’avoir cette conversation ? » demanda Kate, en sentant le rouge lui monter aux joues. « Oui, » dit Clarissa. « En tant que vieilles femmes mariées, on a besoin de vivre tout ça indirectement à travers toi. » « Et c’est aussi valable pour ton boulot, » dit Jane. « Comment ça se passe, d’ailleurs ? » « Ça fait deux semaines qu’on ne m’a pas appelée, et le dernier coup de fil, c’était juste pour aider avec des recherches. Désolée, les filles… ce n’est pas aussi excitant que vous l’espériez. » « Alors, tu es de nouveau en mode retraite ? » demanda Clarissa. « En quelque sorte. C’est compliqué. » Après ce commentaire, elles arrêtèrent de l’interroger et elles retournèrent à des sujets de conversation plus anodins – comme les nouveaux films qui allaient sortir au cinéma, le prochain festival de musique en ville, la construction de l’autoroute, etc. Mais l’esprit de Kate ne pouvait s’empêcher de repenser au boulot. C’était réconfortant de savoir que le FBI la considérait toujours comme une ressource mais elle avait espéré endosser un rôle beaucoup plus actif après avoir élucidé la dernière enquête. Mais pour l’instant, elle n’avait eu qu’une seule fois des nouvelles du directeur adjoint Duran et ça avait été pour avoir son opinion sur les performances de DeMarco. Ça devait sûrement être bizarre pour ses amies qu’elle soit encore techniquement agent actif au FBI tout en jouant son nouveau rôle de mamy. Il faut dire que c’était aussi bizarre pour elle. Alors, si on ajoutait à ça sa relation avec Allen, elle pouvait facilement imaginer que sa vie devait sembler plutôt intéressante à leurs yeux. Et franchement, elle se considérait privilégiée. Elle allait avoir cinquante-six ans à la fin du mois et elle savait que de nombreuses femmes de son âge rêveraient d’avoir sa vie. C’était quelque chose qu’elle se répétait à chaque fois qu’elle ressentait le besoin d’être plus active au travail. Et parfois, ça marchait. Et aujourd’hui, c’était le cas, avec le fait qu’elle allait garder sa petite-fille pour la toute première fois de sa vie. *** L’une des choses qu’elle trouvait difficile dans le fait de combiner son nouveau rôle de grand-mère avec son désir de se plonger à nouveau dans une enquête criminelle, c’était de penser comme une mammy. Cet après-midi-là, elle sortit de chez elle et se rendit dans l’une des petites boutiques du quartier de Carytown. Elle voulait offrir un cadeau à Michelle pour célébrer la première nuit passée chez sa grand-mère. C’était difficile de mettre de côté son besoin de traquer des suspects pour se concentrer sur des peluches et des grenouillères. Mais au fur et à mesure qu’elle faisait les boutiques, elle commença à avoir de plus en plus facile. Elle se rendit compte que finalement, ça lui plaisait de faire du shopping pour sa petite-fille, bien qu’elle n’ait que deux mois et qu’elle se ficherait probablement du cadeau qu’elle recevrait. Elle eut du mal à se retenir et à ne pas acheter tout ce qu’elle voyait. Après tout, c’était un peu le rôle d’une grand-mère de gâter ses petits-enfants, non ? Au moment où elle payait pour ses achats, elle reçut un message. Elle ne perdit pas une seconde pour le lire. Au cours des dernières semaines, à chaque fois qu’on l’appelait ou qu’on lui envoyait un message, elle avait l’espoir que ce soit Duran ou quelqu’un d’autre du FBI. Elle se réprimanda d’être déçue par le fait que ce soit Allen. Une fois qu’elle surmonta la déception de ne pas être appelée par le boulot, elle se rendit compte qu’elle était heureuse qu’il l’appelle – en fait, elle était toujours heureuse de lui parler. « Allen, il faut que tu m’aides, » dit-elle en plaisantant, au moment où elle décrocha. « Je suis occupée à faire du shopping pour Michelle et j’ai envie d’acheter tout ce que je vois. C’est normal ? » « Je ne sais pas, » dit Allen. « Aucun de mes fils n’est encore arrivé au stade de me faire grand-père. » « Crois-moi, tu peux commencer à épargner. » Allen se mit à rire, et c’était un bruit que Kate commençait à aimer de plus en plus. « Alors, ce soir, c’est le grand soir, c’est bien ça ? » « Oui, c’est ça. Bien que j’aie déjà élevé un enfant et que je sache à quoi m’attendre, je suis terrifiée. » « Ne t’inquiète pas, ça va aller. Et en parlant d’être terrifié… je sors boire un verre avec mes fils ce soir. Et je n’ai pas bu plus de deux verres dans une même soirée depuis au moins cinq ans. » « Alors, bonne chance. » « Je me demandais si on pouvait dîner ensemble demain soir. On se racontera comment on a survécu à cette soirée. » « C’est une bonne idée. Tu veux venir chez moi vers dix-neuf heures ? » « C’est parfait. Amuse-toi bien ce soir. Est-ce que Michelle fait déjà ses nuits ? » « Je ne pense pas. » « Alors, bonne chance, » dit Allen, avant de raccrocher. Kate remit son téléphone en poche, en jonglant avec ses sacs. Elle ne put s’empêcher de sourire. Elle était là, debout au soleil dans son quartier préféré, après avoir fait du shopping pour sa petite-fille de deux mois qui allait dormir chez elle pour la première fois ce soir. Vu la manière dont sa journée se déroulait, est-ce qu’elle avait vraiment envie que le FBI l’appelle ? Elle marchait en direction de chez elle – sa maison ne se trouvait qu’à trois pâtés de maison de l’endroit où elle avait répondu à l’appel d’Allen – quand elle vit une petite fille qui portait un t-shirt Mon petit poney. Elle marchait avec sa mère, qui la tenait par la main. Elles n’étaient qu’à quelques mètres d’elle et venaient dans sa direction. La petite fille devait avoir cinq ou six ans et ses cheveux étaient noués en queue de cheval, probablement faite par sa mère. Elle avait des yeux bleus et le nez légèrement pointu, comme un lutin. Kate sentit une pointe de tristesse lui transpercer le cœur. Une image lui vint en tête, celle d’une petite fille qui ressemblait très fort à celle-là. Mais dans cette image-là, le visage de la petite fille était sale de crasse. Elle pleurait, avec les gyrophares des voitures de police qui tournoyaient derrière elle. Elle voyait cette image de manière si nette que Kate s’arrêta un moment de marcher. Elle détourna les yeux de la petite fille pour éviter de la regarder d’un air bizarre. Elle se concentra sur l’image qu’elle avait en tête et fit de son mieux pour retrouver le souvenir qui y était associé. Ça lui revint peu à peu et les détails de l’affaire lui revinrent en mémoire, comme si elle lisait le rapport d’enquête. Petite fille de cinq ans, retrouvée trois jours après sa disparition. Elle a été retrouvée enfermée dans une cabane de pêcheurs dans l’Arkansas, avec le corps sans vie de ses parents. Les parents étaient les cinquième et sixième victimes d’un tueur en série qui avait terrorisé l’Arkansas pendant quatre mois… un tueur que Kate avait fini par arrêter, mais qui avait tout de même fait un total de neuf victimes. Kate était consciente qu’elle s’était soudain arrêtée en pleine rue. Elle était aussi immobile qu’une statue mais elle ne parvenait pas à bouger. Cette enquête l’avait obsédée pendant longtemps. Tellement d’impasses et de pistes qui ne menaient à rien. Elle avait eu l’impression de tourner en rond, incapable de retrouver le tueur qui continuait à empiler les cadavres. Dieu seul sait ce qu’il avait prévu de faire avec cette petite fille. Mais tu l’as sauvée, se dit-elle. Tu as fini par la sauver. Kate recommença lentement à marcher. Ce n’était pas la première fois qu’une image surgissait de son passé sans crier gare, la prenant par surprise. Elles lui venaient parfois de manière fortuite, bien que de nulle part. Mais il arrivait parfois qu’elles lui arrivent de manière violente et rapide, un peu comme un flashback post-traumatique. L’image de cette petite fille de l’Arkansas était un peu entre les deux. Et Kate était contente que ce soit le cas. Elle avait failli arrêter son boulot d’agent en 2009 à la suite de cette enquête. Ça l’avait fortement ébranlée et elle avait dû demander un repos de deux semaines. Et soudain, durant une fraction de seconde, alors qu’elle rentrait chez elle avec des cadeaux pour sa petite-fille, elle avait été projetée dans le passé. Presque dix années s’étaient écoulées depuis qu’elle avait libéré cette petite fille. Kate se demanda comment elle allait – si elle était parvenue à surmonter ce traumatisme. « Madame ? » Kate cligna des yeux, en sursautant au son de cette voix qu’elle ne connaissait pas. Un jeune adolescent se trouvait devant elle. Il avait l’air préoccupé, comme s’il n’était pas tout à fait sûr de savoir s’il ne ferait pas mieux de passer son chemin. « Est-ce que ça va ? » demanda-t-il. « Vous avez l’air… je ne sais pas. Malade. Comme si vous alliez vous évanouir. » « Non, » dit Kate, en secouant la tête. « Ça va, merci. » L’adolescent hocha la tête et continua son chemin. Kate se remit à marcher, en ayant l’impression d’avoir été réveillée d’une blessure dans son passé qui ne s’était apparemment pas bien refermée. Alors qu’elle s’approchait de chez elle, elle se demanda combien de ces histoires passées pouvaient encore l’affecter. Et si les fantômes de son passé allaient continuer à la hanter jusqu’à ce qu’elle devienne elle-même un fantôme à son tour.
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