II
Plassans est une sous-préfecture d’environ dix mille âmes. Bâtie sur le plateau qui domine la Viorne, adossée au nord contre les collines des Garrigues, une des dernières ramifications des Alpes, la ville est comme située au fond d’un c*l-de-sac. En 1851, elle ne communiquait avec les pays voisins que par deux routes, la route de Nice, qui descend à l’est, et la route de Lyon, qui monte à l’ouest, l’une continuant l’autre, sur deux lignes presque parallèles. Depuis cette époque, on a construit un chemin de fer dont la voie passe au sud de la ville, en bas du coteau qui va en pente raide des anciens remparts à la rivière. Aujourd’hui, quand on sort de la gare, placée sur la rive droite du petit torrent, on aperçoit, en levant la tête, les premières maisons de Plassans, dont les jardins forment terrasse. Il faut monter pendant un bon quart d’heure avant d’atteindre ces maisons.
Il y a une vingtaine d’années, grâce sans doute au manque de communications, aucune ville n’avait mieux conservé le caractère dévot et aristocratique des anciennes cités provençales. Elle avait, et a d’ailleurs encore aujourd’hui, tout un quartier de grands hôtels bâtis sous Louis XIV et sous Louis XV, une douzaine d’églises, des maisons de jésuites et de capucins, un nombre considérable de couvents. La distinction des classes y est restée longtemps tranchée par la division des quartiers. Plassans en compte trois, qui forment chacun comme un bourg particulier et complet, ayant ses églises, ses promenades, ses mœurs, ses horizons.
Le quartier des nobles, qu’on nomme quartier Saint-Marc, du nom d’une des paroisses qui le desservent, un petit Versailles aux rues droites, rongées d’herbe, et dont les larges maisons carrées cachent de vastes jardins, s’étend au sud, sur le bord du plateau ; certains hôtels, construits au ras même de la pente, ont une double rangée de terrasses, d’où l’on découvre toute la vallée de la Viorne, admirable point de vue très vanté dans le pays. Le vieux quartier, l’ancienne ville, étage au nord-ouest ses ruelles étroites et tortueuses, bordées de masures branlantes ; là se trouvent la mairie, le tribunal civil, le marché, la gendarmerie ; cette partie de Plassans, la plus populeuse, est occupée par les ouvriers, les commerçants, tout le menu peuple actif et misérable. La ville neuve, enfin, forme une sorte de carré long, au nord-est ; la bourgeoisie, ceux qui ont amassé sou à sou une fortune, et ceux qui exercent une profession libérale, y habitent des maisons bien alignées, enduites d’un badigeon jaune clair. Ce quartier, qu’embellit la sous-préfecture, une laide bâtisse de plâtre ornée de rosaces, comptait à peine cinq ou six rues en 1851 ; il est de création récente, et, surtout depuis la construction du chemin de fer, il tend seul à s’agrandir.
Ce qui, de nos jours, partage encore Plassans en trois parties indépendantes et distinctes, c’est que les quartiers sont seulement bornés par de grandes voies. Le cours Sauvaire et la rue de Rome, qui en est comme le prolongement étranglé, vont de l’ouest à l’est, de la Grand-Porte à la porte de Rome, coupant ainsi la ville en deux morceaux, séparant le quartier des nobles des deux autres quartiers. Ceux-ci sont eux-mêmes délimités par la rue de la Banne ; cette rue, la plus belle du pays, prend naissance à l’extrémité du cours Sauvaire et monte vers le nord, en laissant à gauche les masses noires du vieux quartier, à droite les maisons jaune clair de la ville neuve. C’est là, vers le milieu de la rue, au fond d’une petite place plantée d’arbres maigres, que se dresse la sous-préfecture, monument dont les bourgeois de Plassans sont très fiers.
Comme pour s’isoler davantage et se mieux enfermer chez elle, la ville est entourée d’une ceinture d’anciens remparts qui ne servent aujourd’hui qu’à la rendre plus noire et plus étroite. On démolirait à coups de fusil ces fortifications ridicules, mangées de lierre et couronnées de giroflées sauvages, tout au plus égales en hauteur et en épaisseur aux murailles d’un couvent. Elles sont percées de plusieurs ouvertures, dont les deux principales, la porte de Rome et la Grand-Porte, s’ouvrent, la première sur la route de Nice, la seconde sur la route de Lyon, à l’autre bout de la ville. Jusqu’en 1853, ces ouvertures sont restées garnies d’énormes portes de bois à deux battants, cintrées dans le haut, et que consolidaient des lames de fer. À onze heures en été, à dix heures en hiver, on fermait ces portes à double tour. La ville, après avoir ainsi poussé les verrous comme une fille peureuse, dormait tranquille. Un gardien, qui habitait une logette placée dans un des angles intérieurs de chaque portail, avait charge d’ouvrir aux personnes attardées. Mais il fallait parlementer longtemps. Le gardien n’introduisait les gens qu’après avoir éclairé de sa lanterne et examiné attentivement leur visage au travers d’un judas ; pour peu qu’on lui déplût, on couchait dehors. Tout l’esprit de la ville, fait de poltronnerie, d’égoïsme, de routine, de la haine du dehors et du désir religieux d’une vie cloîtrée, se trouvait dans ces tours de clef donnés aux portes chaque soir. Plassans, quand il s’était bien cadenassé, se disait : « Je suis chez moi », avec la satisfaction d’un bourgeois dévot, qui, sans crainte pour sa caisse, certain de n’être réveillé par aucun tapage, va réciter ses prières et se mettre voluptueusement au lit. Il n’y a pas de cité, je crois, qui se soit entêtée si tard à s’enfermer comme une nonne.
La population de Plassans se divise en trois groupes ; autant de quartiers, autant de petits mondes à part. Il faut mettre en dehors les fonctionnaires, le sous-préfet, le receveur particulier, le conservateur des hypothèques, le directeur des postes, tous gens étrangers à la contrée, peu aimés et très enviés, vivant à leur guise. Les vrais habitants, ceux qui ont poussé là et qui sont fermement décidés à y mourir, respectent trop les usages reçus et les démarcations établies pour ne pas se parquer d’eux-mêmes dans une des sociétés de la ville.
Les nobles se cloîtrent hermétiquement. Depuis la chute de Charles X, ils sortent à peine, se hâtent de rentrer dans leurs grands hôtels silencieux, marchant furtivement, comme en pays ennemi. Ils ne vont chez personne, et ne se reçoivent même pas entre eux. Leurs salons ont pour seuls habitués quelques prêtres. L’été, ils habitent les châteaux qu’ils possèdent aux environs ; l’hiver, ils restent au coin de leur feu. Ce sont des morts s’ennuyant dans la vie. Aussi leur quartier a-t-il le calme lourd d’un cimetière. Les portes et les fenêtres sont soigneusement barricadées ; on dirait une suite de couvents fermés à tous les bruits du dehors. De loin en loin, on voit passer un abbé dont la démarche discrète met un silence de plus le long des maisons closes, et qui disparaît comme une ombre dans l’entrebâillement d’une porte.
La bourgeoisie, les commerçants retirés, les avocats, les notaires, tout le petit monde aisé et ambitieux qui peuple la ville neuve, tâche de donner quelque vie à Plassans. Ceux-là vont aux soirées de M. le sous-préfet et rêvent de rendre des fêtes pareilles. Ils font volontiers de la popularité, appellent un ouvrier « mon brave », parlent des récoltes aux paysans, lisent les journaux, se promènent le dimanche avec leurs dames. Ce sont les esprits avancés de l’endroit, les seuls qui se permettent de rire en parlant des remparts ; ils ont même plusieurs fois réclamé de « l’édilité » la démolition de ces vieilles murailles, « vestige d’un autre âge ». D’ailleurs, les plus sceptiques d’entre eux reçoivent une violente commotion de joie chaque fois qu’un marquis ou un comte veut bien les honorer d’un léger salut. Le rêve de tout bourgeois de la ville neuve est d’être admis dans un salon du quartier Saint-Marc. Ils savent bien que ce rêve est irréalisable, et c’est ce qui leur fait crier très haut qu’ils sont libres penseurs, des libres penseurs tout de paroles, fort amis de l’autorité, se jetant dans les bras du premier sauveur venu, au moindre grondement du peuple.
Le groupe qui travaille et végète dans le vieux quartier n’est pas aussi nettement déterminé. Le peuple, les ouvriers, y sont en majorité ; mais on y compte aussi les petits détaillants et même quelques gros négociants. À la vérité, Plassans est loin d’être un centre de commerce ; on y trafique juste assez pour se débarrasser des productions du pays, les huiles, les vins, les amandes. Quant à l’industrie, elle n’y est guère représentée que par trois ou quatre tanneries qui empestent une des rues du vieux quartier, des manufactures de chapeaux de feutre et une fabrique de savon reléguée dans un coin du faubourg. Ce petit monde commercial et industriel, s’il fréquente, aux grands jours, les bourgeois de la ville neuve, vit surtout au milieu des travailleurs de l’ancienne ville. Commerçants, détaillants, ouvriers, ont des intérêts communs qui les unissent en une seule famille. Le dimanche seulement, les patrons se lavent les mains et font b***e à part. D’ailleurs, la population ouvrière, qui compte pour un cinquième à peine, se perd au milieu des oisifs du pays.
Une seule fois par semaine, dans la belle saison, les trois quartiers de Plassans se rencontrent face à face. Toute la ville se rend au cours Sauvaire, le dimanche après les vêpres ; les nobles eux-mêmes se hasardent. Mais, sur cette sorte de boulevard planté de deux allées de platanes, il s’établit trois courants bien distincts. Les bourgeois de la ville neuve ne font que passer ; ils sortent par la Grand-Porte et prennent, à droite, l’avenue du Mail, le long de laquelle ils vont et viennent, jusqu’à la tombée de la nuit. Pendant ce temps, la noblesse et le peuple se partagent le cours Sauvaire. Depuis plus d’un siècle, la noblesse a choisi l’allée placée au sud, qui est bordée d’une rangée de grands hôtels et que le soleil quitte la première ; le peuple a dû se contenter de l’autre allée, celle du nord, côté où se trouvent les cafés, les hôtels, les débits de tabac. Et, tout l’après-midi, peuple et noblesse se promènent, montant et descendant le cours, sans que jamais un ouvrier ou un noble ait la pensée de changer d’avenue. Six à huit mètres les séparent, et ils restent à mille lieues les uns des autres, suivant avec scrupule deux lignes parallèles, comme ne devant pas se rencontrer en ce bas monde. Même aux époques révolutionnaires, chacun a gardé son allée. Cette promenade réglementaire du dimanche et les tours de clef donnés le soir aux portes, sont des faits du même ordre, qui suffisent pour juger les dix mille âmes de la ville.
Ce fut dans ce milieu particulier que végéta jusqu’en 1848 une famille obscure et peu estimée, dont le chef, Pierre Rougon, joua plus tard un rôle important, grâce à certaines circonstances.
Pierre Rougon était un fils de paysan. La famille de sa mère, les Fouque, comme on les nommait, possédait, vers la fin du siècle dernier, un vaste terrain situé dans le faubourg, derrière l’ancien cimetière Saint-Mittre ; ce terrain a été plus tard réuni au Jas-Meiffren. Les Fouque étaient les plus riches maraîchers du pays ; ils fournissaient de légumes tout un quartier de Plassans. Le nom de cette famille s’éteignit quelques années avant la révolution. Une fille seule resta, Adélaïde, née en 1768, et qui se trouva orpheline à l’âge de dix-huit ans. Cette enfant, dont le père mourut fou, était une grande créature, mince, pâle, aux regards effarés, d’une singularité d’allures qu’on put prendre pour de la sauvagerie tant qu’elle resta petite fille. Mais, en grandissant, elle devint plus bizarre encore ; elle commit certaines actions que les plus fortes têtes du faubourg ne purent raisonnablement expliquer et, dès lors, le bruit courut qu’elle avait le cerveau fêlé comme son père. Elle se trouvait seule dans la vie, depuis six mois à peine, maîtresse d’un bien qui faisait d’elle une héritière recherchée, quand on apprit son mariage avec un garçon jardinier, un nommé Rougon, paysan mal dégrossi, venu des Basses-Alpes. Ce Rougon, après la mort du dernier des Fouque, qui l’avait loué pour une saison, était resté au service de la fille du défunt. De serviteur à gages, il passait brusquement au titre envié de mari. Ce mariage fut un premier étonnement pour l’opinion ; personne ne put comprendre pourquoi Adélaïde préférait ce pauvre diable, épais, lourd, commun, sachant à peine parler français, à tels et tels jeunes gens, fils de cultivateurs aisés, qu’on voyait rôder autour d’elle depuis longtemps. Et comme en province rien ne doit rester inexpliqué, on voulut voir un mystère quelconque au fond de cette affaire, on prétendit même que le mariage était devenu d’une absolue nécessité entre les jeunes gens. Mais les faits démentirent ces médisances. Adélaïde eut un fils au bout de douze grands mois. Le faubourg se fâcha ; il ne pouvait admettre qu’il se fût trompé, il entendait pénétrer le prétendu secret ; aussi toutes les commères se mirent-elles à espionner les Rougon. Elles ne tardèrent pas à avoir une ample matière à bavardages. Rougon mourut presque subitement, quinze mois après son mariage, d’un coup de soleil qu’il reçut, un après-midi, en sarclant un plant de carottes. Une année s’était à peine écoulée que la jeune veuve donna lieu à un scandale inouï ; on sut d’une façon certaine qu’elle avait un amant ; elle ne paraissait pas s’en cacher ; plusieurs personnes affirmaient l’avoir entendue tutoyer publiquement le successeur du pauvre Rougon. Un an de veuvage au plus, et un amant ! Un pareil oubli des convenances parut monstrueux, en dehors de la saine raison. Ce qui rendit le scandale plus éclatant, ce fut l’étrange choix d’Adélaïde. Alors demeurait au fond de l’impasse Saint-Mittre, dans une masure dont les derrières donnaient sur le terrain des Fouque, un homme mal famé, que l’on désignait d’habitude sous cette locution : « ce gueux de Macquart. » Cet homme disparaissait pendant des semaines entières ; puis on le voyait reparaître, un beau soir, les bras vides, les mains dans les poches, flânant ; il sifflait, il semblait revenir d’une petite promenade. Et les femmes, assises sur le seuil de leur porte, disaient en le voyant passer : « Tiens ! ce gueux de Macquart ! il aura caché ses ballots et son fusil dans quelque creux de la Viorne. » La vérité était que Macquart n’avait pas de rentes, et qu’il mangeait et buvait en heureux fainéant, pendant ses courts séjours à la ville. Il buvait surtout avec un entêtement farouche ; seul à une table, au fond d’un cabaret, il s’oubliait chaque soir, les yeux fixés stupidement sur son verre, sans jamais écouter ni regarder autour de lui. Et quand le marchand de vin fermait sa porte, il se retirait d’un pas ferme, la tête plus haute, comme redressé par l’ivresse. « Macquart marche bien droit, il est ivre mort », disait-on en le voyant rentrer. D’ordinaire, lorsqu’il n’avait pas bu, il allait légèrement courbé, évitant les regards des curieux, avec une sorte de timidité sauvage. Depuis la mort de son père, un ouvrier tanneur, qui lui avait laissé pour tout héritage la masure de l’impasse Saint-Mittre, on ne lui connaissait ni parents ni amis. La proximité des frontières et le voisinage des forêts de la Seille avaient fait de ce paresseux et singulier garçon un contrebandier doublé d’un braconnier, un de ces êtres à figure louche dont les passants disent : « Je ne voudrais pas rencontrer cette tête-là, à minuit, au coin d’un bois. » Grand, terriblement barbu, la face maigre, Macquart était la terreur des bonnes femmes du faubourg ; elles l’accusaient de manger des petits enfants tout crus. À peine âgé de trente ans, il paraissait en avoir cinquante. Sous les broussailles de sa barbe et les mèches de ses cheveux, qui lui couvraient le visage, pareilles aux touffes de poils d’un caniche, on ne distinguait que le luisant de ses yeux bruns, le regard furtif et triste d’un homme aux instincts vagabonds, que le vin et une vie de paria ont rendu mauvais. Bien qu’on ne pût préciser aucun de ses crimes, il ne se commettait pas un vol, pas un assassinat dans le pays, sans que le premier soupçon se portât sur lui. Et c’était cet ogre, ce brigand, ce gueux de Macquart qu’Adélaïde avait choisi ! En vingt mois, elle eut deux enfants, un garçon, puis une fille. De mariage entre eux, il n’en fut pas un instant question. Jamais le faubourg n’avait vu une pareille audace dans l’inconduite. La stupéfaction fut si grande, l’idée que Macquart avait pu trouver une maîtresse jeune et riche renversa à un tel point les croyances des commères, qu’elles furent presque douces pour Adélaïde. « La pauvre ! elle est devenue complètement folle, disaient-elles ; si elle avait une famille, il y a longtemps qu’elle serait enfermée. » Et, comme on ignora toujours l’histoire de ces amours étranges, ce fut encore cette canaille de Macquart qui fut accusé d’avoir a***é du cerveau faible d’Adélaïde pour lui voler son argent.