CHAP. V – Le repas des fiançailles-2

1326 Words
– Oui, c’est vrai ; mais l’agent comptable ne connaît que les colis qu’on lui déclare : je sais que nous sommes chargés de coton, voilà tout ; que nous avons pris le chargement à Alexandrie, chez monsieur Pastret, et à Smyrne, chez monsieur Pascal ; ne m’en demandez pas davantage. – Oh ! je me rappelle maintenant, murmura le pauvre père se rattachant à ce débris, qu’il m’a dit hier qu’il avait pour moi une caisse de café et une caisse de tabac. – Voyez-vous, dit Danglars, c’est cela ; en notre absence la douane aura fait une visite à bord du Pharaon, et elle aura découvert le pot aux roses. Mercédès ne croyait point à tout cela ; car, comprimée jusqu’à ce moment, sa douleur éclata tout à coup en sanglots. – Allons, allons, espoir ! dit, sans trop savoir ce qu’il disait, le père Dantès. – Espoir ! répéta Danglars. – Espoir ! essaya de murmurer Fernand, mais ce mot l’étouffait ; ses lèvres s’agitèrent, aucun son ne sortit de sa bouche. – Messieurs ! cria un des convives resté en vedette sur la balustrade ; messieurs, une voiture ! Ah ! c’est monsieur Morrel, courage, courage ! sans doute qu’il nous apporte de bonnes nouvelles. Mercédès et le vieux père coururent au-devant de l’armateur, qu’ils rencontrèrent à la porte. Monsieur Morrel était fort pâle. – Eh bien ? s’écrièrent-ils d’une même voix. – Eh bien, mes amis ! répondit l’armateur en secouant la tête, la chose est plus grave que nous ne le pensions. – Oh ! monsieur, s’écria Mercédès, il est innocent ! – Je le crois, répondit monsieur Morrel, mais on l’accuse. – De quoi donc ? demanda le vieux Dantès. – D’être un agent bonapartiste. Ceux de mes lecteurs qui ont vécu dans l’époque où se passe cette histoire se rappelleront quelle terrible accusation c’était, à cette époque-là, que celle que venait de formuler monsieur Morrel. Mercédès poussa un cri, le vieillard se laissa tomber sur une chaise. – Ah ! murmura Caderousse, vous m’avez trompé, Danglars, et la plaisanterie a été faite ; mais je ne veux pas laisser mourir de douleur ce vieillard et cette jeune fille, et je vais tout leur dire. – Tais-toi, malheureux ! s’écria Danglars en saisissant la main de Caderousse, ou je ne réponds pas de toi-même ; qui te dit que Dantès n’est pas véritablement coupable ? le bâtiment a touché à l’île d’Elbe, il y est descendu, il est resté tout un jour à Porto-Ferrajo ; si l’on trouvait sur lui quelque lettre qui le compromette, ceux qui l’auraient soutenu passeraient pour ses complices. Caderousse, avec l’instinct rapide de l’égoïsme, comprit toute la solidité de ce raisonnement ; il regarda Danglars avec des yeux hébétés par la crainte et la douleur, et, pour un pas qu’il avait fait en avant, il en fit deux en arrière. – Attendons, alors, murmura-t-il. – Oui, attendons, dit Danglars ; s’il est innocent, on le mettra en liberté ; s’il est coupable, il est inutile de se compromettre pour un conspirateur. – Alors, partons, je ne puis rester plus longtemps ici. – Oui, viens, dit Danglars enchanté de trouver un compagnon de retraite, viens, et laissons-les se tirer de là comme ils pourront. Ils partirent : Fernand, redevenu l’appui de la jeune fille, prit Mercédès par la main et la ramena aux Catalans. Les amis de Dantès ramenèrent, de leur côté, aux allées de Meilhan, le vieillard presque évanoui. Bientôt cette rumeur que Dantès venait d’être arrêté comme agent bonapartiste se répandit par toute la ville. – Eussiez-vous cru cela, mon cher Danglars ? dit monsieur Morrel en rejoignant son agent comptable et Caderousse, car il regagnait lui-même la ville en toute hâte, pour avoir quelque nouvelle directe d’Edmond par le substitut du procureur du roi, monsieur de Villefort, qu’il connaissait un peu ; auriez-vous cru cela ? – Dame ! monsieur, répondit Danglars, je vous avais dit que Dantès, sans aucun motif, avait relâché à l’île d’Elbe, et cette relâche, vous le savez, m’avait paru suspecte. – Mais aviez-vous fait part de vos soupçons à d’autres qu’à moi ! – Je m’en serais bien gardé, monsieur ajouta tout bas Danglars ; vous savez bien qu’à cause de votre oncle, monsieur Policar Morrel, qui a servi sous l’autre et qui ne cache pas sa pensée, on vous soupçonne de regretter Napoléon ; j’aurais eu peur de faire tort à Edmond et ensuite à vous ; il y a des choses qu’il est du devoir d’un subordonné de dire à son armateur et de cacher sévèrement aux autres. – Bien, Danglars ! bien, dit l’armateur, vous êtes un brave garçon ; aussi j’avais d’avance pensé à vous dans le cas où ce pauvre Dantès fût devenu capitaine du Pharaon. – Comment cela, monsieur ? – Oui, j’avais d’avance demandé à Dantès ce qu’il pensait de vous, et s’il aurait quelque répugnance à vous garder à votre poste, car, je ne sais pourquoi, j’avais cru remarquer qu’il y avait du froid entre vous. – Et que vous a-t-il répondu ? – Qu’il croyait effectivement avoir eu, dans une circonstance qu’il ne m’a pas dite, quelques torts envers vous, mais que toute personne qui avait la confiance de l’armateur avait la sienne. – L’hypocrite ! murmura Danglars. – Pauvre Dantès ! dit Caderousse, c’est un fait qu’il était excellent garçon. – Oui ; mais en attendant, dit Morrel, voilà le Pharaon sans capitaine. – Oh ! dit Danglars, il faut espérer, puisque nous ne pouvons repartir que dans trois mois, que d’ici à cette époque Dantès sera mis en liberté. – Sans doute ; mais jusque-là ? – Eh bien ! jusque-là, me voici, monsieur Morrel, dit Danglars. Vous savez que je connais le maniement d’un navire aussi bien que le premier capitaine au long cours venu. Cela vous offrira même un avantage de vous servir de moi, car lorsque Edmond sortira de prison, vous n’aurez personne à remercier : il reprendra sa place et moi la mienne, voilà tout. – Merci, Danglars, dit l’armateur ; voilà en effet qui concilie tout. Prenez donc le commandement, je vous y autorise, et surveillez le débarquement : il ne faut jamais, quelque catastrophe qui arrive aux individus, que les affaires souffrent. – Soyez tranquille, monsieur. Mais pourra-t-on le voir, au moins, ce bon Edmond ? – Je vous dirai cela tout à l’heure, Danglars. Je vais tâcher de parler à monsieur de Villefort et d’intercéder près de lui en faveur du prisonnier. Je sais bien que c’est un royaliste enragé ; mais, que diable ! tout royaliste et procureur du roi qu’il est, il est homme aussi, et je ne le crois pas méchant. – Non, dit Danglars ; mais j’ai entendu dire qu’il était ambitieux, et cela se ressemble beaucoup. – Enfin, dit monsieur Morrel avec un soupir, nous verrons ; allez à bord, je vous y rejoins. Et il quitta les deux amis pour prendre le chemin du Palais de Justice. – Tu vois, dit Danglars à Caderousse, la tournure que prend l’affaire. As-tu encore envie d’aller soutenir Dantès, maintenant ? – Non, sans doute, mais c’est cependant une terrible chose qu’une plaisanterie qui a de pareilles suites. – Dame ! qui l’a faite ? ce n’est ni toi, ni moi, n’est-ce pas, c’est Fernand. Tu sais bien que, quant à moi, j’ai jeté le papier dans un coin ; je croyais même l’avoir déchiré. – Non, non, dit Caderousse. Oh ! quant à cela, j’en suis sûr ; je le vois au coin de la tonnelle tout froissé, tout roulé, et je voudrais même bien qu’il fût où je le vois ! – Que veux-tu ? Fernand l’aura ramassé, Fernand l’aura copié ou fait copier, Fernand n’aura peut-être même pas pris cette peine : et j’y pense… mon Dieu ! il aura peut-être envoyé ma propre lettre ! heureusement que j’avais déguisé mon écriture. – Mais tu savais donc que Dantès conspirait ? – Moi, je ne savais rien au monde. Comme je lui ai dit, j’ai cru faire une plaisanterie, pas autre chose, il paraît que, comme Arlequin, j’ai dit la vérité en riant. – C’est égal, reprit Caderousse, je donnerais bien des choses pour que toute cette affaire ne fût pas arrivée, ou du moins pour n’être mêlé en rien à toute cette affaire. Tu verras qu’elle nous portera malheur, Danglars. – Si elle doit porter malheur à quelqu’un, c’est au vrai coupable, et le vrai coupable c’est Fernand, et non pas nous. Quel malheur veux-tu qu’il nous arrive à nous ? Nous n’avons qu’à nous tenir tranquilles, sans souffler le mot de tout cela, et l’orage passera sans que le tonnerre tombe. – Amen, dit Caderousse en faisant un signe d’adieu à Danglars et en se dirigeant vers les allées de Meilhan, tout en secouant la tête et en se parlant à lui-même comme ont l’habitude de le faire les gens fort préoccupés. – Bon, dit Danglars, les choses prennent la tournure que j’avais prévue : me voilà capitaine par intérim, et si cet imbécile de Caderousse peut se taire, capitaine tout de bon. Il n’y a donc que le cas où la justice relâcherait Dantès. Oh ! mais, ajouta-t-il avec un sourire, la justice est la justice, et je m’en rapporte à elle. Et sur ce il sauta dans une barque en donnant l’ordre au batelier de le conduire à bord du Pharaon, où l’armateur, on se le rappelle, lui avait donné rendez-vous.
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