Chapitre 1. URSUS-2

2005 Words
En somme, Ursus n’était point un personnage inquiété par la police. Sa cahute était assez longue et assez large pour qu’il pût s’y coucher sur un coffre où étaient ses hardes, peu somptueuses. Il était propriétaire d’une lanterne, de plusieurs perruques, et de quelques ustensiles accrochés à des clous, parmi lesquels des instruments de musique. Il possédait en outre une peau d’ours dont il se couvrait les jours de grande performance ; il appelait cela se mettre en costume. Il disait : J’ai deux peaux ; voici la vraie. Et il montrait la peau d’ours. La cahute à roues était à lui et au loup. Outre sa cahute, sa cornue et son loup, il avait une flûte et une v***e de gambe, et il en jouait agréablement. Il fabriquait lui-même ses élixirs. Il tirait de ses talents de quoi souper quelquefois. Il y avait au plafond de sa cahute un trou par où passait le tuyau d’un poêle de fonte contigu à son coffre, assez pour roussir le bois. Ce poêle avait deux compartiments ; Ursus dans l’un faisait cuire de l’alchimie, et dans l’autre des pommes de terre. La nuit, le loup dormait sous la cahute, amicalement enchaîné. Homo avait le poil noir, et Ursus le poil gris ; Ursus avait cinquante ans, à moins qu’il n’en eût soixante. Son acceptation de la destinée humaine était telle, qu’il mangeait, on vient de le voir, des pommes de terre, immondice dont on nourrissait alors les pourceaux et les forçats. Il mangeait cela, indigné et résigné. Il n’était pas grand, il était long. Il était ployé et mélancolique. La taille courbée du vieillard, c’est le tassement de la vie. La nature l’avait fait pour être triste. Il lui était difficile de sourire et il lui avait toujours été impossible de pleurer. Il lui manquait cette consolation, les larmes, et ce palliatif, la joie. Un vieux homme est une ruine pensante ; Ursus était cette ruine-là. Une loquacité de charlatan, une maigreur de prophète, une irascibilité de mine chargée, tel était Ursus. Dans sa jeunesse il avait été philosophe chez un lord. Cela se passait il y a cent quatrevingts ans, du temps que les hommes étaient un peu plus des loups qu’ils ne sont aujourd’hui. Pas beaucoup plus. IIHomo n’était pas le premier loup venu. A son appétit de nèfles et de pommes, on l’eût pris pour un loup de prairie, à son pelage foncé, on l’eût pris pour un lycaon, et à son hurlement atténué en aboiement, on l’eût pris pour un culpeu ; mais on n’a point encore assez observé la pupille du culpeu pour être sûr que ce n’est point un renard, et Homo était un vrai loup. Sa longueur était de cinq pieds, ce qui est une belle longueur de loup, même en Lithuanie ; il était très fort ; il avait le regard oblique, ce qui n’était pas sa faute ; il avait la langue douce, et il en léchait parfois Ursus ; il avait une étroite brosse de poils courts sur l’épine dorsale, et il était maigre d’une bonne maigreur de forêt. Avant de connaître Ursus et d’avoir une carriole à traîner, il faisait allègrement ses quarante lieues dans une nuit. Ursus, le rencontrant dans un hallier, près d’un ruisseau d’eau vive, l’avait pris en estime en le voyant pêcher des écrevisses avec sagesse et prudence, et avait salué en lui un honnête et authentique loup Koupara, du genre dit chien crabier. Ursus préférait Homo, comme bête de somme, à un âne. Faire tirer sa cahute à un âne lui eût répugné ; il faisait trop cas de l’âne pour cela. En outre, il avait remarqué que l’âne, songeur à quatre pattes peu compris des hommes, a parfois un dressement d’oreilles inquiétant quand les philosophes disent des sottises. Dans la vie, entre notre pensée et nous, un âne est un tiers ; c’est gênant. Comme ami, Ursus préférait Homo à un chien, estimant que le loup vient de plus loin vers l’amitié. C’est pourquoi Homo suffisait à Ursus. Homo était pour Ursus plus qu’un compagnon, c’était un analogue. Ursus lui tapait ses flancs creux en disant : J’ai trouv é mon tome second. Il disait encore : Quand je serai mort, qui voudra me connaître n’aura qu’à étudier Homo. Je le laisserai après moi pour copie conforme. La loi anglaise, peu tendre aux bêtes des bois, eût pu chercher querelle à ce loup et le chicaner sur sa hardiesse d’aller familièrement dans les villes ; mais Homo profitait de l’immunité accordée par un statut d’Edouard IV aux « domestiques ». — Pourra tout domestique suivant son ma ître aller et venir librement. — En outre, un certain relâchement à l’endroit des loups était résulté de la mode des femmes de la cour, sous les derniers Stuarts, d’avoir, en guise de chiens, de petits loups-corsacs, dits adives, gros comme des chats, qu’elles faisaient venir d’Asie à grands frais. Ursus avait communiqué à Homo une partie de ses talents, se tenir debout, délayer sa colère en mauvaise humeur, bougonner au lieu de hurler, etc. ; et de son côté le loup avait enseigné à l’homme ce qu’il savait, se passer de toit, se passer de pain, se passer de feu, préférer la faim dans un bois à l’esclavage dans un palais. La cahute, sorte de cabane-voiture qui suivait l’itinéraire le plus varié, sans sortir pourtant d’Angleterre et d’Écosse, avait quatre roues, plus un brancard pour le loup, et un palonnier pour l’homme. Ce palonnier était l’en-cas des mauvais chemins. Elle était solide bien que bâtie en planches légères comme un colombage. Elle avait à l’avant une porte vitrée avec un petit balcon servant aux harangues, tribune mitigée de chaire, et à l’arrière une porte pleine trouée d’un vasistas. L’abattement d’un marche-pied de trois degrés tournant sur charnière et dressé derrière la porte à vasistas donnait entrée dans la cahute, bien fermée la nuit de verrous et de serrures. Il avait beaucoup plu et beaucoup neigé dessus. Elle avait été peinte, mais on ne savait plus trop de quelle couleur, les changements de saison étant pour les carrioles comme les changements de règne pour les courtisans. A l’avant, au dehors, sur une espèce de frontispice en volige, on avait pu jadis déchiffrer cette inscription, en caractères noirs sur fond blanc, lesquels s’étaient peu à peu mêlés et confondus : « L’or perd annuellement par le frottement un quatorze centième de son volume ; c’est ce qu’on nomme le frai ; d’où il suit que, sur quatorze cent millions d’or circulant par toute la terre, il se perd tous les ans un million. Ce million d’or s’en va en poussière, s’envole, flotte, est atome, devient respirable, charge, dose, leste et appesantit les consciences, et s’amalgame avec l’âme des riches qu’il rend superbes et avec l’âme des pauvres qu’il rend farouches. » Cette inscription, effacée et biffée par la pluie et par la bonté de la providence, était heureusement illisible, car il est probable qu’à la fois énigmatique et transparente, cette philosophie de l’or respiré n’eût pas été du goût des shériffs, prévôts, marshalls, et autres porte-perruques de la loi. La législation anglaise ne badinait pas dans ce temps-là. On était aisément félon. Les magistrats se montraient féroces par tradition, et la cruauté était de routine. Les juges d’inquisition pullulaient. Jeffrys avait fait des petits. IIIDans l’intérieur de la cahute il y avait deux autres inscriptions. Au-dessus du coffre, sur la paroi de planches lavée à l’eau de chaux, on lisait ceci, écrit à l’encre et à la main : « SEULES CHOSES QU’IL IMPORTE DE SAVOIR. « Le baron pair d’Angleterre porte un tortil à six perles. « La couronne commence au vicomte. « Le vicomte porte une couronne de perles sans nombre ; le comte une couronne de perles sur pointes entremêlées de feuilles de fraisier plus basses ; le marquis, perles et feuilles d’égale hauteur ; le duc, fleurons sans perles ; le duc royal, un cercle de croix et de fleurs de lys ; le prince de Galles, une couronne pareille à celle du roi, mais non fermée. « Le duc est tr ès haut et tr ès puissant prince ; le marquis et le comte, tr ès noble et puissant seigneur ; le vicomte, noble et puissant seigneur ; le baron, v éritablement seigneur. « Le duc est gr âce ; les autres pairs sont seigneurie. « Les lords sont inviolables. « Les pairs sont chambre et cour, concilium et curia, législature et justice. « Most honourable » est plus que « right honourable ». « Les lords pairs sont qualifiés « lords de droit » ; les lords non pairs sont « lords de courtoisie » ; il n’y a de lords que ceux qui sont pairs. « Le lord ne prête jamais serment, ni au roi, ni en justice. Sa parole suffit. Il dit : sur mon honneur. « Les communes, qui sont le peuple, mandées à la barre des lords, s’y présentent humblement, tête nue, devant les pairs couverts. « Les communes envoient aux lords les bills par quarante membres qui présentent le bill avec trois révérences profondes. « Les lords envoient aux communes les bills par un simple clerc. « En cas de conflit, les deux chambres confèrent dans la chambre peinte, les pairs assis et couverts, les communes debout et nu-tête. « D’après une loi d’Édouard VI, les lords ont le privilège d’homicide simple. Un lord qui tue un homme simplement n’est pas poursuivi. « Les barons ont le même rang que les évêques. « Pour être baron pair, il faut relever du roi per baroniam integram, par baronie entière. « La baronie entière se compose de treize fiefs nobles et un quart, chaque fief noble étant de vingt livres sterling, ce qui monte à quatre cents marcs. « Le chef de baronie, caput baroniœ, est un château héréditairement régi comme l’Angleterre elle-même ; c’est-à-dire ne pouvant être dévolu aux filles qu’à défaut d’enfants mâles, et en ce cas allant à la fille aînée, cœteris filiabus aliunde satisfactis 1 . « Les barons ont la qualité de lord, du saxon laford, du grand latin dominus et du bas latin tordus. « Les fils aînés et puînés des vicomtes et barons sont les premiers écuyers du royaume. « Les fils aînés des pairs ont le pas sur les chevaliers de la Jarretière ; les fils puînés, point. « Le fils aîné d’un vicomte marche après tous les barons et avant tous les baronnets. « Toute fille de lord est lady. Les autres filles anglaises sont miss. « Tous les juges sont inférieurs aux pairs. Le sergent a un capuchon de peau d’agneau ; le juge a un capuchon de menu vair, de minuto vario, quantité de petites fourrures blanches de toutes sortes, hors l’hermine. L’hermine est réservée aux pairs et au roi. « On ne peut accorder de supplicavit contre un lord. « Un lord ne peut être contraint par corps. Hors le cas de Tour de Londres. « Un lord appelé chez le roi a droit de tuer un daim ou deux dans le parc royal. « Le lord tient dans son château cour de baron. « Il est indigne d’un lord d’aller dans les rues avec un manteau suivi de deux laquais. Il ne peut se montrer qu’avec un grand train de gentilshommes domestiques. « Les pairs se rendent au parlement en carrosses à la file ; les communes, point. Quelques pairs vont à Westminster en chaises renversées à quatre roues. La forme de ces chaises et de ces carrosses armoriés et couronnés n’est permise qu’aux lords et fait partie de leur dignité. « Un lord ne peut être condamné à l’amende que par les lords, et jamais à plus de cinq schellings, excepté le duc, qui peut être condamné à dix. « Un lord peut avoir chez lui six étrangers. Tout autre anglais n’en peut avoir que quatre. « Un lord peut avoir huit tonneaux de vin sans payer de droits.
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