CHAPITRE QUATRE

1177 Words
CHAPITRE QUATRE Sartes se réveilla prêt à se battre. Il essaya de se relever, n'y arriva pas, se débattit et fut repoussé en arrière par la botte d'une personne à l'air sévère qui se tenait en face. “Tu t'imagines que t'as la place de bouger, ici ?” dit l'individu d'un ton sec. L'homme avait le crâne rasé et était tatoué. Il avait perdu un doigt, sans doute à la suite d'une bagarre. Avant, Sartes aurait probablement tremblé de peur devant un homme comme celui-là. Cela dit, depuis, il avait connu l'armée et la rébellion qui avait suivi. Depuis, il avait vu à quoi ressemblait la vraie violence. Il y avait d'autres hommes en ce lieu, serrés dans un petit espace aux parois plaquées de bois où seules quelques fentes laissaient entrer la lumière. Il y en avait assez pour que Sartes y voie et ce qu'il voyait était loin d'être encourageant. L'homme qui se trouvait en face de lui était probablement un de ceux qui avaient l'air le moins sauvage. Ce fut le nombre de ces hommes qui effraya temporairement Sartes, et pas seulement à cause de ce qu'ils pouvaient lui faire. Qu'est-ce qui pouvait bien l'attendre s'il se retrouvait à l'étroit avec des hommes de cette sorte ? Il eut une sensation de mouvement et prit le risque de tourner le dos au groupe de voyous pour pouvoir regarder par une des fentes des parois en bois. A l'extérieur, il vit défiler un paysage poussiéreux et rocailleux. Il ne reconnut pas l'endroit. Était-ce loin de Delos ? “Une charrette”, dit-il. “Nous sommes dans une charrette.” “Écoutez donc ce gosse”, dit l'homme au crâne rasé. Il imita approximativement la voix de Sartes en la déformant à un tel point qu'elle en était méconnaissable. “Nous sommes dans une charrette. C'est un génie, ce gamin. Bon, le génie, tu pourrais pas te taire ? C'est bien assez pénible d'être en route pour les fosses de bitume sans que tu te mettes à causer.” “Les fosses de bitume ?” dit Sartes, et il vit un éclair de colère traverser le visage de l'autre homme. “Je croyais que je t'avais dit de te taire”, dit sèchement le voyou. “Peut-être que si je te fais bouffer quelques-unes de tes dents, ça te le rappellera.” Un autre homme s'étira. Il semblait y avoir tout juste assez d'espace pour le contenir. “Le seul que j'entends parler, c'est toi. Vous pourriez pas la fermer tous les deux ?” La vitesse de réaction de l'homme au crâne rasé en dit long à Sartes sur le danger qu'il représentait. Sartes pensa que ce moment ne lui avait fait que des ennemis mais l'armée lui avait appris que les hommes de ce type n'avaient pas d'amis : ils avaient des dépendants et des victimes. C'était difficile de se taire, maintenant qu'il savait où ils allaient. Les fosses de bitume étaient une des pires condamnations dispensées par l'Empire; l'endroit était si dangereux et si désagréable que ceux qu'on y envoyait survivaient rarement une année. C'était un lieu chaud et mortel où l'on voyait les os des dragons morts dépasser du sol. Là-bas, les gardes n'avaient pas peur de jeter dans le bitume les prisonniers malades ou ceux qui s'effondraient. Sartes essaya de se souvenir comment il en était arrivé là. Pour la rébellion, il avait recherché une porte par laquelle Ceres et les hommes de Lord West pourraient entrer dans la cité. Il l’avait trouvée. Sartes se souvenait de l'exultation qu'il avait alors ressentie, parce que tout avait été parfait. Il était reparti transmettre la nouvelle aux autres au pas de course. Il avait été sur le point d'y parvenir quand une silhouette vêtue d'un manteau s'était saisie de lui. Il avait été si près de réussir qu'il avait eu l'impression de pouvoir tendre le bras et toucher l'entrée de la cachette de la rébellion. Il avait eu l'impression d'être finalement en sécurité et ils l'avaient privé de cette sécurité. “Lady Stephania vous envoie le bonjour.” Ces mots résonnaient dans la mémoire de Sartes. Ils avaient été les derniers mots qu'il avait entendus avant qu'on l'assomme. Ils lui avaient dit en même temps qui l'avait capturé et qu'il avait échoué. Ils l’avaient laissé frôler la réussite et, à ce moment-là, ils l'en avaient privé. Ils avaient privé Ceres et les autres des informations que Sartes avait réussi à trouver. Il se mit à s'inquiéter pour sa sœur, pour son père, Anka et la rébellion, car il ne savait pas ce qui avait pu leur arriver sans la porte qu'il avait réussi à leur trouver. Allaient-ils pouvoir entrer dans la cité sans son aide ? Est-ce qu'ils avaient pu le faire, se corrigea Sartes, parce que, à présent, d'une façon ou d'une autre, les jeux étaient faits. Ils avaient dû trouver une autre porte, ou une autre façon d'entrer dans la cité, non ? Il le fallait bien, car que pouvaient-ils faire d'autre ? Sartes ne voulait pas y penser mais c'était impossible de l'éviter. L'autre possibilité, c'était qu'ils aient échoué. Dans le meilleur des cas, ils auraient pu se rendre compte qu'il était impossible d'entrer sans conquérir une porte et se retrouver piégés là pendant que l'armée avançait. Au pire … au pire, ils étaient peut-être déjà morts. Sartes secoua la tête. Il refusait d'y croire. Il ne pouvait pas y croire. Ceres trouverait un moyen de s'en sortir et de gagner. Anka avait autant de ressources que toutes les personnes qu'il avait croisées dans sa vie. Son père était fort et solide et les autres rebelles avaient la détermination que leur inspirait la justesse de leur cause. Ils trouveraient le moyen de vaincre. Sartes était obligé de se dire que ce qui lui arrivait serait tout aussi temporaire. Les rebelles allaient gagner, ce qui signifiait qu'ils captureraient Stephania et qu'elle leur dirait ce qu'elle avait fait. Ils viendraient le chercher, comme son père et Anka étaient venus quand il avait été coincé dans le camp de l'armée. Cependant, l'endroit où ils seraient forcés de venir le chercher était terrible. Alors que la charrette traversait le paysage avec moult cahots, Sartes regarda à l'extérieur et vit la plaine se couvrir de fosses et d'un environnement rocheux, de mares bouillonnantes pleines d'obscurité et de chaleur. Même de là où il était, il sentait l'odeur âcre et amère du bitume. Il y avait des gens qui travaillaient alignés. Sartes voyait les chaînes qui les attachaient deux par deux alors qu'ils récupéraient le bitume avec des seaux et le rassemblaient pour que d'autres puissent s'en servir. Il voyait les gardes qui les surveillaient le fouet à la main et, alors que Sartes regardait, un homme s'écroula sous la volée de coups qu'il recevait. Les gardes le détachèrent de ses chaînes et, d'un coup de pied, le firent tomber dans la fosse à bitume la plus proche. Le bitume mit longtemps à étouffer ses cris. Sartes voulut regarder ailleurs mais ne le put pas. Il ne pouvait se détourner d'une telle horreur, des cages qui, à l'air libre, étaient visiblement les logements des prisonniers, des gardes qui les traitaient comme s'ils n'étaient que des animaux. Il regarda jusqu'à ce que la charrette s'arrête et que les soldats l'ouvrent leur arme dans une main et les chaînes dans l'autre. “Dehors, les prisonniers”, cria l'un d'eux. “Dehors ou on met le feu à cette charrette avec vous à l'intérieur, racaille !” Sartes sortit dans la lumière avec les autres en traînant les pieds et il put alors voir toute l'horreur de la scène. Les fumées qui s'en dégageaient étaient presque insupportables. Les fosses de bitume qui les entouraient bouillonnaient de façon étrange et imprévisible. Alors même que Sartes regardait, une partie du sol près d'un des puits céda et s'effondra dans le bitume. “Ce sont les fosses de bitume”, annonça le soldat qui avait parlé. “Ne vous fatiguez pas à essayer de vous y habituer. Vous serez tous morts avant.” Le pire, soupçonna Sartes alors qu'ils lui fixaient une menotte à la cheville, était qu'ils avaient peut-être raison.
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