PROLOGUE

1778 Words
PROLOGUE Susan Kellerman comprenait la nécessité de bien s’habiller. Elle représentait son entreprise et elle essayait de gagner de nouveaux clients, alors son apparence était importante. Par contre, ce qu’elle ne comprenait vraiment pas, c’était la raison pour laquelle elle devait porter des hauts talons. Elle avait une belle robe d’été qu’elle aurait pu assortir avec de jolies chaussures plates. Mais non… la compagnie insistait sur le fait qu’elle porte des talons. Quelque chose à voir avec une apparence sophistiquée. Je doute que porter des talons ait quoi que ce soit à voir avec le fait d’obtenir une vente, pensa-t-elle. Tout spécialement si le potentiel client était un homme. Et d’après sa fiche de vente, la personne qui habitait dans la maison dont elle s’approchait était de fait un homme. Susan vérifia l’encolure de sa robe. Elle avait un léger décolleté mais rien de provocant non plus. Ça, pensa-t-elle, c’est être sophistiquée. Tenant en main son étui de présentation plutôt volumineux et encombrant, elle monta d’un pas lourd les marches menant à la porte d’entrée et appuya sur la sonnette. Pendant qu’elle attendait, elle jeta un coup d’œil rapide autour d’elle. C’était une petite maison assez basique située dans la périphérie d’un quartier de classe moyenne. La pelouse avait été récemment tondue mais les parterres de fleurs de chaque côté du petit escalier menant à la porte d’entrée auraient bien eu besoin d’un sérieux désherbage. C’était un quartier tranquille mais pas le style d’endroit où Susan aimerait vivre. Les maisons étaient de petits pavillons en rez-de-chaussée éparpillés le long des rues. Elle supposait que la plupart d’entre eux étaient occupés par des couples âgés ou par des personnes ayant des difficultés à finir le mois. Cette maison en particulier avait l’air de n’être qu’à un pas de se retrouver propriété d’une banque. Elle tendit à nouveau la main vers la sonnette mais la porte s’ouvrit avant qu’elle n’ait eu le temps de la toucher. L’homme qui apparut était d’âge moyen et bien bâti. Elle estima qu’il devait avoir environ la quarantaine. Il y avait quelque chose de féminin en lui, quelque chose qu’elle remarqua tout de suite dans la manière qu’il eut d’ouvrir la porte et de lui décocher un large sourire radieux. « Bonjour, » dit l’homme. « Bonjour, » dit-elle. Elle connaissait son nom mais ceux qui l’avaient formée lui avaient bien dit de ne jamais utiliser le nom d’un potentiel client avant que la communication ne soit entamée. En les interpelant directement par leur nom, ils avaient l’impression d’être des cibles plutôt que des clients… même lorsque le rendez-vous était prévu à l’avance. Pour ne pas lui laisser le temps de poser des questions et afin de prendre tout de suite le contrôle de la conversation, elle ajouta : « Je me demandais si vous auriez un moment à me consacrer pour parler de votre diète actuelle ? » « Diète ? » demanda l’homme avec un sourire en coin. « Les diètes, ce n’est pas trop mon truc. J’ai plutôt tendance à manger ce que je veux. » « Oh, ça doit être bien agréable, » dit Susan d’une voix charmante et en lui décochant son sourire le plus enjôleur. « Comme vous le savez sûrement, la plupart des gens au-delà de trente ans ne peuvent pas en dire autant pour maintenir une silhouette et un corps en bonne santé. » L’homme jeta un coup d’oeil à l’étui qu’elle portait à la main gauche. Il sourit à nouveau mais cette fois-ci d’une manière un peu paresseuse… le type de sourire qu’on affiche quand on sait qu’on a été eu. « Alors, qu’est-ce que vous vendez ? » C’était un commentaire sarcastique mais au moins, ce n’était pas une porte qui se fermait. Elle prit ça comme une première victoire vers une possible invitation à entrer. « Et bien, je suis ici au nom de l’université de développement personnel, » dit-elle. « Nous offrons aux adultes de plus de trente ans une manière très facile de rester en forme sans devoir se rendre au fitness ni changer drastiquement son style de vie. » L’homme soupira et tendit la main vers la porte. Il avait l’air de s’ennuyer et prêt à la remballer. « Et comment y parvenez-vous ? » « À travers une combinaison de shakes protéinés élaborés avec nos propres poudres de protéines et de plus de cinquante recettes saines afin de donner à votre alimentation quotidienne l’énergie dont elle a besoin. » « Et c’est tout ? » « C’est tout, » dit-elle. L’homme réfléchit durant un instant en regardant Susan et le volumineux étui qu’elle portait en main. Puis il jeta un coup d’œil à sa montre et haussa les épaules. « Bon, » dit-il. « Je dois partir dans dix minutes. Si vous parvenez à me convaincre durant ce laps de temps, vous aurez un nouveau client. Je ferais n’importe quoi pour ne pas avoir à retourner au fitness. » « Formidable, » dit Susan, grimaçant intérieurement en entendant le ton faussement joyeux de sa voix. L’homme s’écarta et lui fit un signe de la main. « Rentrez, » dit-il. Elle accepta l’invitation et entra dans un salon de petite taille. Une vieille télé était posée sur un meuble écorné. Quelques vieilles chaises poussiéreuses et un divan abîmé trônaient dans la pièce. Il y avait des figurines en céramique et des napperons partout. Ça ressemblait plus à la maison d’une femme âgée plutôt qu’à celle d’un homme de la quarantaine. Pour une raison qu’elle ne s’expliqua pas, elle sentit un signal d’alarme retentir en elle. Mais elle se raisonna en faisant appel à la logique. Ou bien il n’est pas tout à fait normal ou ce n’est pas sa maison. Peut-être qu’il vit avec sa mère. « Là, c’est bon ? » demanda-t-elle en montrant du doigt la table de salon qui trônait devant le divan. « Oui, là, c’est très bien, » dit l’homme. Il lui sourit en fermant la porte. Au moment où la porte se referma, Susan sentit son estomac se serrer. Elle eut l’impression que la pièce s’était refroidie et tous ses sens étaient en éveil. Il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. C’était un sentiment bizarre. Elle regarda une figurine en céramique à proximité - un petit garçon qui tirait un wagon - comme si elle y cherchait une réponse. Elle s’affaira et ouvrit son étui de présentation. Elle sortit quelques paquets de poudre protéinée de l’université de développement personnel et le petit mixeur offert gratuitement (d’une valeur de $35 mais totalement gratuit avec votre premier achat !) afin de se distraire. « Alors voyons, » dit-elle en essayant de rester calme et d’ignorer la peur qu’elle ressentait toujours. « Êtes-vous plus intéressé par perdre du poids, par en prendre ou par conserver votre apparence actuelle ? » « Je ne suis pas sûr, » dit l’homme, en se penchant au-dessus de la table du salon et en regardant les articles exposés. « Qu’est-ce que vous en pensez ? » Susan ne parvenait plus à sortir un mot. Elle avait peur maintenant et sans raison apparente. Elle jeta un coup d’oeil vers la porte. Son cœur battit à tout rompre. Est-ce qu’il avait verrouillé la porte lorsqu’il l’avait fermée ? Elle ne parvenait pas à le savoir de là où elle était assise. Puis elle réalisa que l’homme attendait toujours une réponse. Elle reprit contenance et tenta de se remettre en mode présentatrice. « Et bien, je ne sais pas, » dit-elle. Elle avait envie de jeter de nouveau un coup d’oeil à la porte. Soudain, elle eut l’impression que chaque figurine de porcelaine présente dans la pièce la fixait du regard… la lorgnant tels des prédateurs. « Je ne m’alimente pas si mal que ça, » dit l’homme. « Mais j’ai une faiblesse pour les tartes au citron vert. Est-ce que je pourrai toujours en manger si je suis votre programme ? » « Peut-être bien, » dit-elle. Elle tria ses documents en rapprochant l’étui d’elle. Dix minutes, pensa-t-elle, en se sentant de plus en plus mal à l’aise. Il a dit qu’il n’avait que dix minutes. Je peux y arriver. Elle mit la main sur la petite brochure qui expliquait ce que l’homme pourrait continuer à manger en suivant le programme et leva les yeux vers lui en la lui donnant. Il la prit en lui effleurant légèrement la main durant une fraction de seconde. De nouveau, un signal d’alarme retentit en elle. Elle devait sortir d’ici. Elle n’avait jamais rien ressenti de pareil en rentrant dans la maison d’un client potentiel mais c’était une sensation tellement suffocante qu’elle ne parvenait pas à penser à autre chose. « Je suis désolée, » dit-elle, en rassemblant son étui et ses documents. « Mais je viens juste de me rappeler que j’ai une réunion dans moins d’une heure et c’est de l’autre côté de la ville. » « Oh, » dit-il en regardant la brochure qu’elle venait juste de lui tendre. « Et bien, je comprends. Bien sûr. J’espère que vous arriverez à temps. » « Merci » dit-elle rapidement. Il lui rendit la brochure et elle la prit d’une main tremblante. Elle la rangea dans son étui et se dirigea vers la porte d’entrée. Elle était verrouillée. « Excusez-moi, » dit l’homme. Susan se retourna, la main toujours tendue vers la poignée de la porte. Elle ne vit pas le coup venir. Tout ce qu’elle vit, ce fut le poing aveuglant au moment où il la frappa à la mâchoire. Elle sentit directement le goût du sang couler sur sa langue. Elle retomba dans le divan. Elle ouvrit la bouche pour crier mais elle eut l’impression que le côté droit de sa mâchoire était bloqué. Elle tenta de se mettre debout mais l’homme était déjà sur elle, lui enfonçant un genou dans l’estomac. L’air s’échappa de ses poumons et elle ne put que se recroqueviller en essayant de retrouver son souffle. Elle fut vaguement consciente que l’homme l’avait prise dans ses bras et l’avait jetée par-dessus son épaule comme si elle était une femme des cavernes sans défense qu’il traînait jusqu’à sa grotte. Elle essaya de lutter mais elle ne parvenait toujours pas à retrouver son souffle. C’était comme si elle était paralysée, comme si elle se noyait. Tout son corps était mou, y compris sa tête. Du sang coulait de sa bouche sur le dos du t-shirt de l’homme et c’est tout ce qu’elle parvenait à voir alors qu’il l’emportait à travers la maison. À un moment, elle se rendit compte qu’il l’avait amenée dans une autre maison - une maison qui était apparemment attachée à celle où elle se trouvait quelques instants plus tôt. Il la jeta au sol comme un vulgaire sac de pommes de terre et sa tête heurta violemment un linoleum abîmé. La douleur l’aveugla mais elle commença finalement à retrouver un peu son souffle. Elle roula sur le côté mais au moment où elle parvint enfin à se mettre debout, l’homme était de nouveau sur elle. Elle voyait flou mais elle parvint à distinguer qu’il avait ouvert une sorte de petite porte dissimulée derrière un faux panneau dans un mur. Là-dedans, il faisait sombre et poussiéreux et elle vit des morceaux d’isolation en ruines qui pendaient du plafond. Son cœur battit à tout rompre lorsqu’elle réalisa qu’il l’emmenait à l’intérieur. « Tu seras en sécurité ici, » lui dit l’homme en se penchant et en la traînant dans le petit cagibi. Elle se retrouva dans le noir, allongée sur des planches rigides qui servaient de plancher. Tout ce qu’elle pouvait sentir, c’était l’odeur de la poussière et de son propre sang qui coulait toujours. L’homme - elle connaissait son nom mais elle ne parvenait pas à s’en rappeler. Le mot s’associait au sang et à la douleur qu’elle ressentait alors qu’elle cherchait encore son souffle. Elle finit par le retrouver et eut envie de s’en servir pour crier. Mais elle préféra en remplir ses poumons et soulager son corps. Durant ce bref instant, elle entendit la porte du cagibi se refermer quelque part derrière elle et elle se retrouva coincée dans l’obscurité. La dernière chose qu’elle entendit avant qu’il ne fasse complètement noir, ce fut son rire, de l’autre côté de la porte. « Ne t’en fais pas, » dit-il. « Ce sera bientôt terminé. »
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