III

4017 Words
IIIIl s’éveilla tard le lendemain, après un sommeil agité qui ne lui rendit pas de forces. À son réveil, il se sentit de très méchante humeur et regarda sa chambre d’un air courroucé. Cette petite pièce, longue de six pas, offrait l’aspect le plus piteux, avec sa tapisserie jaunâtre, poudreuse et délabrée ; de plus, elle était si basse qu’un homme de haute taille s’y trouvait mal à l’aise et craignait sans cesse de se cogner au plafond. Le mobilier répondait au local : trois vieilles chaises plus ou moins boiteuses, dans un coin une table en bois peint, sur laquelle traînaient des livres et des cahiers couverts de poussière, preuve évidente qu’on n’y avait pas touché depuis longtemps ; enfin un grand vilain sofa dont l’étoffe s’en allait en lambeaux. Ce sofa, qui occupait près de la moitié de la chambre, servait de lit à Raskolnikoff. Le jeune homme s’y couchait souvent tout habillé, sans draps ; il étendait sur lui en guise de couverture son vieux paletot d’étudiant et se faisait un oreiller d’un petit coussin sous lequel il mettait, pour l’exhausser un peu, tout ce qu’il possédait de linge propre ou sale. Une petite table était placée devant le sofa. La misanthropie de Raskolnikoff s’accommodait très bien de la malpropreté qui régnait dans ce taudis. Il avait pris en aversion tout visage humain, à ce point que la vue même de la bonne chargée de faire les chambres lui causait une sorte d’exaspération. C’est ce qui arrive à certains monomanes préoccupés d’une idée fixe. Depuis quinze jours, la logeuse avait coupé les vivres à son pensionnaire, et celui-ci n’avait pas encore songé à aller s’expliquer avec elle. Quant à Nastasia, la cuisinière et l’unique servante de la maison, elle n’était pas trop fâchée de voir le locataire dans cet état d’esprit, car il en résultait pour elle une diminution d’ouvrage : elle avait complètement cessé de ranger et d’épousseter chez Raskolnikoff : tout au plus venait-elle, une fois par semaine, donner un coup de balai dans son logement. En ce moment elle le réveilla. – Lève-toi ; qu’as-tu à dormir ainsi, lui cria-t-elle. Il est neuf heures. Je t’apporte du thé, en veux-tu une tasse ? Quelle mine de déterré tu as ! Le locataire ouvrit les yeux, se secoua et reconnut Nastasia. – C’est la logeuse qui m’envoie ce thé ? demanda-t-il, tandis qu’il faisait un effort pénible pour se mettre sur son séant. – Pas de danger que ce soit elle ! La servante plaça devant lui sa propre théière où il restait encore du thé, et déposa sur la table deux petits morceaux de sucre jaune. – Nastasia, prends ceci, je te prie, dit Raskolnikolf en fouillant dans sa poche d’où il tira une poignée de menue monnaie (cette fois encore il s’était couché tout habillé) – et va me chercher un petit pain blanc. Tu passeras aussi chez le charcutier, et tu m’achèteras un peu de saucisson, à bon marché. – Dans une minute je t’apporterai le petit pain blanc, mais au lieu du saucisson ne prendrais-tu pas bien du chtchi ? On en a fait hier, il est très bon. Je t’en avais déjà gardé une portion hier au soir, mais tu es rentré si tard ! Il est très bon. Elle alla chercher le chtchi ; puis, lorsque Raskolnikoff se fut mis à manger, elle s’assit sur le sofa à côté de lui et commença à bavarder, en vraie fille de la campagne qu’elle était. – Prascovie Pavlovna veut se plaindre de toi à la police, dit-elle. Le visage du jeune homme s’assombrit. – À la police ? Pourquoi ? – Tu ne la payes pas, et tu ne veux pas t’en aller. Voilà pourquoi. – Ah ! diable ! il ne manquait plus que cela ! grommela-t-il entre ses dents ; – voilà qui tombe fort mal à propos pour moi… Elle est sotte, ajouta-t-il à haute voix – Je passerai chez elle aujourd’hui, je lui parlerai. – Pour sotte, elle l’est tout comme moi ; mais toi qui es intelligent, pourquoi restes-tu là couché comme un propre à rien ? Pourquoi ne voit-on jamais de ton argent ? Il paraît qu’autrefois tu allais donner des leçons, pourquoi maintenant ne fais-tu plus rien ? – Je fais quelque chose… répondit sèchement, et comme malgré lui, Raskolnikoff. – Qu’est-ce que tu fais ? – Un travail… – Quel travail ? – Je pense, répondit-il sérieusement, après un silence. Nastasia se tordit. Elle était d’un caractère gai ; mais quand elle riait, c’était d’un rire silencieux qui secouait toute sa personne et finissait par lui faire mal. – Ça te rapporte beaucoup d’argent, de penser ? demanda-t-elle lorsqu’elle put parler. – On ne peut pas aller donner des leçons, quand on n’a pas de bottes. D’ailleurs, je crache là-dessus. – Prends garde que ton crachat ne te retombe sur la face. – Pour ce qu’on gagne à donner des leçons ! Qu’est-ce qu’on peut faire avec quelques kopecks ? reprit-il d’un ton aigre en s’adressant plutôt à lui-même qu’à son interlocutrice. – Tu voudrais acquérir tout d’un coup une fortune ? Il la regarda d’un air étrange et resta un moment silencieux. – Oui, une fortune, dit-il ensuite avec force. – Doucement, tu me fais peur ; c’est que tu es terrible ! Faut-il t’aller chercher un petit pain blanc ? – Comme tu voudras. – Tiens, j’oubliais ! Il est venu une lettre pour toi en ton absence. – Une lettre ! pour moi ? de qui ? – De qui, je n’en sais rien. J’ai donné de ma poche trois kopecks au facteur. J’ai bien fait, n’est-ce pas ? – Apporte-la donc, pour l’amour de Dieu ! Apporte-la ! s’écria Raskolnikoff très agité, – Seigneur ! Une minute après, la lettre était entre ses mains. Il ne s’était pas trompé : elle venait de sa mère et portait le timbre du gouvernement de R… Il ne put s’empêcher de pâlir en la recevant. Depuis longtemps déjà, il était sans nouvelles des siens ; toutefois, en ce moment, autre chose encore lui serra brusquement le cœur. – Nastasia, va-t’en, de grâce ! voici tes trois kopecks, mais, pour l’amour de Dieu, va-t’en bien vite ! La lettre tremblait dans ses doigts ; il ne voulait pas la décacheter en présence de Nastasia, il attendait pour en commencer la lecture que la servante fût partie. Resté seul, il porta vivement le pli à ses lèvres et le baisa. Puis il se remit à considérer longuement l’adresse ; il reconnut les caractères tracés par une main chérie : c’était l’écriture fine et un peu penchée de sa mère, qui jadis lui avait appris à lire et à écrire. Il hésitait, semblait même éprouver une certaine crainte. À la fin, il rompit le cachet : la lettre était fort longue ; deux grandes feuilles de papier de poste avaient été remplies de chaque côté. Mon cher Rodia, écrivait la mère, voilà déjà plus de deux mois que je ne me suis entretenue par lettre avec toi, ce dont j’ai moi-même souffert au point d’en perdre souvent le sommeil. Mais sans doute tu me pardonnes mon silence involontaire. Tu sais comme je t’aime ; Dounia et moi nous n’avons que toi, tu es tout pour nous, tout notre espoir, tout notre bonheur dans l’avenir. Que suis-je devenue quand j’ai appris que tu avais dû depuis plusieurs mois quitter l’Université faute de moyens d’existence, et que tu n’avais plus ni leçons ni ressources d’aucune sorte ! Comment pouvais-je te venir en aide avec mes cent vingt roubles de pension annuelle ? Les quinze roubles que je t’ai fait parvenir, il y a quatre mois, je les avais empruntés, comme tu le sais toi-même, à un marchand de notre ville, Afanase Ivanovitch Vakhrouchine. C’est un brave homme, et il était l’ami de ton père. Mais lui ayant donné procuration pour toucher ma pension à ma place, je ne pouvais rien t’envoyer avant qu’il fût remboursé, et il vient seulement de l’être. À présent, grâce à Dieu, je crois être en mesure de t’expédier encore de l’argent. Du reste, je m’empresse de te dire que nous avons lieu maintenant de nous louer de la fortune. D’abord, une chose dont tu ne te doutes probablement pas, cher Rodia, c’est que ta sœur habite avec moi depuis six semaines déjà, et qu’elle ne me quittera plus. Dieu soit loué ! ses tourments ont pris fin ; mais procédons par ordre, car je veux que tu saches comment tout s’est passé et ce que nous t’avions dissimulé jusqu’ici. Il y a deux mois, tu m’écrivais que tu avais entendu parler de la triste situation faite à Dounia dans la famille Svidrigaïloff, et tu me demandais des éclaircissements à ce sujet. Que pouvais-je te répondre alors ? Si je t’avais mis au courant des faits, tu aurais tout quitté pour venir nous retrouver, lors même qu’il t’eût fallu faire la route à pied ; car, avec le caractère et les sentiments que je te connais, tu n’aurais pas laissé insulter ta sœur. Moi-même j’étais au désespoir, mais qu’y avait-il à faire ? Moi non plus, je ne connaissais pas alors toute la vérité. Le pire était que Dounetchka, entrée l’année dernière comme institutrice dans cette maison, avait reçu d’avance cent roubles qu’elle devait rembourser à l’aide d’une retenue mensuelle sur ses honoraires : force lui était donc de rester en place jusqu’à l’extinction de sa dette. Cette somme (aujourd’hui, je puis tout t’expliquer, très cher Rodia), elle se l’était fait avancer surtout pour t’envoyer les soixante roubles dont tu avais alors un si grand besoin et que tu as reçus de nous l’an passé. À cette époque, nous t’avons trompé en t’écrivant que cet argent provenait d’anciennes économies amassées par Dounetchka. C’était un mensonge ; à présent, je te découvre toute la vérité, parce que Dieu a permis que les choses prissent subitement une meilleure tournure, et aussi pour que tu saches combien Dounia t’aime et quel cœur d’or elle possède. Le fait est que M. Svidrigaïloff commença par se montrer très grossier avec elle ; à table, il ne cessait de lui prodiguer les impolitesses et les sarcasmes… Mais à quoi bon m’étendre sur ces pénibles détails qui ne feraient que t’irriter inutilement, puisque tout cela est passé ? Bref, bien que traitée avec beaucoup d’égards et de bonté par Marfa Pétrovna, la femme de Svidrigaïloff, et par les autres personnes de la maison, Dounetchka avait grandement à souffrir, surtout quand M. Svidrigaïloff, qui a pris au régiment l’habitude de boire, se trouvait sous l’influence de Bacchus. Encore si tout s’était borné à cela ! Mais figure-toi que sous les dehors de la grossièreté et du mépris, cet insensé cachait une passion pour Dounia ! À la fin, il leva le masque, c’est-à-dire qu’il fit à Dounetchka des propositions déshonorantes ; il essaya de la séduire par diverses promesses, se déclarant prêt à planter là son ménage et à aller vivre avec elle soit dans un autre village, soit à l’étranger. Tu peux te représenter toutes les souffrances de Dounia. Non seulement la question pécuniaire, dont je t’ai parlé, ne lui permettait pas de résigner immédiatement ses fonctions ; mais, de plus, elle eut craint, en le faisant, d’éveiller les soupçons de Marfa Pétrovna et d’introduire la discorde dans la famille. Le dénouement arriva à l’improviste. Marfa Pétrovna surprit inopinément son mari dans le jardin au moment où il obsédait Dounia de ses instances, et, comprenant mal la situation, elle attribua tous les torts à la pauvre fille. Une scène terrible eut lieu entre elles. Madame Svidrigaïloff ne voulut rien entendre ; elle cria pendant une heure contre sa prétendue rivale, s’oublia même jusqu’à la frapper, et finalement la fit ramener chez moi dans une simple charrette de paysan, sans même lui laisser le temps de faire sa malle. Toutes les affaires de Dounia : linge, vêtements, etc., furent jetées pêle-mêle dans la télègue. La pluie tombait à torrents, et, après avoir subi de tels affronts, Dounia dut faire dix-sept verstes en compagnie d’un moujik dans une charrette non couverte. Dis-moi, maintenant, que pouvais-je t’écrire en réponse à la lettre reçue de toi il y a deux mois ? J’étais au désespoir ; je n’osais t’apprendre la vérité, parce qu’elle t’aurait causé trop de chagrin et d’irritation ; d’ailleurs, Dounia me l’avait défendu. Quant à écrire pour ne remplir ma lettre que de riens, je m’en sentais incapable, ayant le cœur si gros. À la suite de cette histoire, nous fûmes durant un grand mois la fable de la ville, et les choses en vinrent au point que Dounia et moi ne pouvions plus aller à l’église sans entendre les gens chuchoter sur notre passage d’un air méprisant. Tout cela par la faute de Marfa Pétrovna, laquelle n’avait rien eu de plus pressé que d’aller partout diffamer Dounia. Elle connaît tout le monde chez nous, et, durant ce mois, elle vint ici presque chaque jour. Or, comme elle est un peu bavarde et qu’elle aime surtout à se plaindre à tout venant de son mari, elle eut bientôt fait de répandre l’histoire non seulement dans la ville, mais dans le district tout entier. Ma santé n’y résista pas ; Dounetchka se montra plus forte que moi. Loin de faiblir devant la calomnie, c’était elle qui me consolait et s’efforçait de me rendre du courage. Si tu l’avais vue alors ! C’est un ange ! Mais la miséricorde divine fit cesser nos infortunes. M. Svidrigaïloff rentra en lui-même, et, prenant sans doute en pitié le sort de la jeune fille qu’il avait compromise, il mit sous les yeux de Marfa Pétrovna les preuves les plus convaincantes de l’innocence de Dounia. Justement, il avait conservé une lettre que, dès avant la scène du jardin, elle s’était vue forcée de lui écrire pour décliner une demande de rendez-vous. Dans cette lettre précisément, elle lui reprochait l’indignité de sa conduite à l’égard de sa femme, lui rappelait ses devoirs de père et d’époux ; enfin, lui représentait ce qu’il y avait de vil à persécuter une jeune fille malheureuse et sans défense. Dès lors, il ne resta plus à Marfa Pétrovna aucun doute sur l’innocence de Dounetchka. Le lendemain, qui était un dimanche, elle se rendit chez nous, et, après nous avoir tout raconté, elle se jeta dans les bras de Dounia, à qui elle demanda pardon en pleurant. Puis elle alla dans toutes les maisons de la ville, et partout rendit le plus éclatant hommage à l’honnêteté de Dounetchka, ainsi qu’à la noblesse de ses sentiments et de sa conduite. Non contente de cela, elle montrait à tout le monde et lisait à haute voix la lettre autographe de Dounia à M. Svidrigaïloff ; elle en fit même tirer plusieurs copies (ce que, pour mon compte, je trouve excessif). Du moins, elle a pleinement réhabilité Dounetchka ; par contre, son mari sort de cette aventure couvert d’un déshonneur ineffaçable ; je ne puis même m’empêcher de plaindre ce pauvre fou si sévèrement puni. Dounia a aussitôt reçu des offres de leçons dans différentes maisons ; mais elle les a refusées. Tout le monde, en général, s’est mis soudain à lui témoigner une considération particulière, et le retour de l’estime publique a été la principale cause de l’évènement inattendu qui, je puis le dire, va changer notre destinée. Apprends, cher Rodia, qu’un parti s’est présenté pour ta sœur, et qu’elle a donné déjà son consentement, ce dont j’ai hâte de t’informer. Tu nous pardonneras, à Dounia et à moi, d’avoir pris cette décision sans te consulter, quand tu sauras que l’affaire ne souffrait pas de remise et qu’il nous était impossible d’attendre, pour donner notre réponse, que nous eussions reçu la tienne. D’ailleurs, n’étant pas sur les lieux, tu n’aurais pu juger en connaissance de cause. Voici comment les choses se sont passées. Le futur, Pierre Pétrovitch Loujine, est un conseiller de cour, parent éloigné de Marfa Pétrovna, qui a agi puissamment dans cette circonstance. C’est elle qui l’a introduit chez nous. Il a été convenablement reçu, a pris du café et, le lendemain même, nous a adressé une lettre très polie, dans laquelle il faisait sa demande, en sollicitant une réponse prompte et catégorique. Ce monsieur est un homme d’affaires fort occupé ; il est à la veille de se rendre à Pétersbourg, de sorte qu’il n’a pas une minute à perdre. Naturellement, nous sommes restées tout d’abord stupéfaites, tant nous nous attendions peu à une mise en demeure si brusque. Ta sœur et moi nous avons examiné la question ensemble durant toute la journée. Pierre Pétrovitch est dans une belle position ; il sert en deux endroits et possède déjà de la fortune. À la vérité, il a quarante-cinq ans, mais son extérieur est assez agréable, et il peut encore plaire aux femmes. C’est un homme très posé et très convenable, je le trouve seulement un peu froid et hautain ; toutefois, les apparences peuvent être trompeuses. Tu es prévenu, cher Rodia : lorsque tu le verras à Pétersbourg, ce qui ne tardera guère, ne le juge pas trop vite et ne le condamne pas sans appel, comme tu as l’habitude de le faire, si, à première vue, tu te sens peu de sympathie pour lui. Je te dis cela à tout hasard : au fond, je suis persuadée qu’il produira sur toi une impression favorable. Du reste, en général, pour connaître quelqu’un, il faut l’avoir pratiqué longuement et observé avec soin ; sinon, on commet des erreurs d’appréciation qu’il est ensuite très difficile de rectifier. Mais en ce qui concerne Pierre Pétrovitch, tout donne à croire que c’est un homme très respectable. Dès sa première visite, il nous a déclaré qu’il était un homme positif : « Toutefois, a-t-il ajouté en propres termes, je partage sur bien des points les idées de nos générations modernes, et je suis l’ennemi de tous les préjugés. » Il en a dit beaucoup plus long, car il est, semble-t-il, un tantinet vaniteux et phraseur, ce qui, somme toute, ne constitue pas un cas pendable. Moi, naturellement, je n’ai pas compris grand-chose à ses paroles, je me bornerai donc à te citer l’opinion de Dounia : « Quoique médiocrement instruit, m’a-t-elle dit, il est intelligent et paraît bon. » Tu connais le caractère de ta sœur, Rodia. C’est une jeune fille courageuse, sensée, patiente et magnanime, bien qu’elle possède un cœur ardent, ainsi que j’ai pu m’en convaincre. Assurément il ne s’agit ici, ni pour l’un, ni pour l’autre, d’un mariage d’amour ; mais Dounia n’est pas seulement une jeune fille intelligente, elle est en même temps une créature d’une noblesse angélique, et si son mari s’applique à la rendre heureuse, elle se fera un devoir de le payer de retour. En homme avisé qu’il est, Pierre Pétrovitch doit comprendre que le bonheur de sa femme sera la meilleure garantie du sien propre. Par exemple, il m’a d’abord fait l’effet d’être un peu roide, mais cela tient probablement à ce qu’il est sans détours. Ainsi, dans sa seconde visite, lorsque sa demande était déjà agréée, il nous a dit en causant qu’avant même de connaître Dounia il était résolu à n’épouser qu’une jeune fille honnête, mais sans dot et ayant déjà éprouvé la pauvreté : selon lui, en effet, l’homme ne doit avoir aucune obligation à sa femme, et il vaut beaucoup mieux que celle-ci voie dans son époux un bienfaiteur. Ce ne sont pas tout à fait les termes dont il s’est servi, je dois reconnaître qu’il s’est exprimé d’une façon plus délicate, mais je ne me rappelle que l’idée. D’ailleurs, il a dit cela sans préméditation ; évidemment la phrase lui est échappée dans le feu de la conversation ; il a même essayé ensuite d’en atténuer la portée. Néanmoins, j’ai trouvé cela quelque peu roide, et j’en ai fait plus tard l’observation à Dounia. Mais elle m’a répondu avec humeur que les paroles ne sont que des paroles, ce qui, après tout, est juste. Durant la nuit qui a précédé sa détermination, Dounetchka n’a pas fermé l’œil. Me croyant endormie, elle a quitté le lit pour se promener de long en large dans la chambre. Finalement, elle s’est mise à genoux, et, après une longue et fervente prière devant l’image, elle m’a déclaré le lendemain matin que sa résolution était prise. Je t’ai déjà dit que Pierre Pétrovitch allait se rendre incessamment à Pétersbourg. De graves intérêts l’y appellent, et il veut s’établir avocat dans cette ville. Depuis longtemps, il s’occupe de procédure ; il vient de gagner une cause importante, et son voyage à Pétersbourg est motivé par une affaire considérable qu’il doit suivre au Sénat. Dans ces conditions, cher Rodia, il est en mesure de te rendre les plus grands services, et nous avons déjà pensé, Dounia et moi, que tu pourrais dès maintenant commencer sous ses auspices ta future carrière. Ah ! si cela se réalisait ! L’avantage serait tel pour toi qu’il faudrait l’attribuer à une faveur marquée de la divine Providence. Dounia n’a pas autre chose en tête. Nous avons déjà touché un mot de la question à Pierre Pétrovitch. Il s’est exprimé avec réserve : « Sans doute, a-t-il dit, comme j’ai besoin d’un secrétaire, j’aime mieux confier cet emploi à un parent qu’à un étranger, pourvu qu’il soit capable de le remplir » (il ne manquerait plus que cela que tu en fusses incapable !) ; il paraît craindre seulement qu’avec ta besogne universitaire tu n’aies pas le temps de t’occuper de son cabinet. Pour cette fois, la conversation en est restée là, mais Dounia n’a plus maintenant que cette idée dans l’esprit. Son imagination échauffée te voit déjà travaillant sous la direction de Pierre Pétrovitch et même associé à ses affaires, d’autant plus que tu es dans la faculté juridique. Quant à moi, Rodia, je pense tout à fait comme elle, et les projets qu’elle forme pour ton avenir me semblent très réalisables. Malgré la réponse évasive de Pierre Pétrovitch, laquelle se comprend très bien, puisqu’il ne te connaît pas encore, Dounia compte fermement sur sa légitime influence d’épouse pour arranger les choses au gré de nos communs désirs. Bien entendu, nous n’avons eu garde de laisser entendre à Pierre Pétrovitch que tu pourrais un jour devenir son associé. C’est un homme positif, et il aurait sans doute fait mauvais accueil à ce qui ne lui eût paru qu’un simple rêve. Sais-tu une chose, très cher Rodia ? pour certaines raisons qui, du reste, n’ont nullement trait à Pierre Pétrovitch et ne sont peut-être que des lubies de vieille femme, je crois qu’après le mariage je ferai bien de continuer à habiter chez moi, au lieu d’aller demeurer avec eux. Il sera, j’en suis persuadée, assez reconnaissant et assez délicat pour m’engager à ne point me séparer de ma fille ; s’il n’en a encore rien dit jusqu’à présent, c’est, naturellement, que cela est sous-entendu. Mais j’ai l’intention de refuser. Si c’est possible, je me fixerai dans votre voisinage, car, Rodia, j’ai gardé le plus agréable pour la fin. Apprends donc, mon cher ami, que d’ici à très peu de temps, nous nous reverrons tous trois, et qu’il nous sera donné de nous embrasser de nouveau après avoir été séparés pendant près de trois ans ! Il est d’ores et déjà décidé que Dounia et moi allons nous rendre à Pétersbourg. Quand ? Je ne le sais pas au juste ; mais, en tout cas, ce sera bientôt, peut-être dans huit jours. Tout est subordonné aux arrangements de Pierre Pétrovitch, qui nous enverra ses instructions dès qu’il se sera un peu organisé là-bas. Il tient, pour certaines raisons, à hâter le plus possible la cérémonie nuptiale : s’il y a moyen, il désire que le mariage soit célébré pendant ces jours gras ou, au plus tard, après le carême de l’Assomption. Oh ! avec quelle joie je te presserai sur mon cœur ! Dounia est tout émue à l’idée de te revoir, et elle m’a dit une fois en plaisantant que, ne fût-ce que pour cela, elle épouserait volontiers Pierre Pétrovitch. C’est un ange ! Elle n’ajoute rien à ma lettre, parce qu’elle aurait, dit-elle, trop de choses à te communiquer, et qu’en pareil cas, ce n’est pas la peine d’écrire quelques lignes ; elle me charge de mille embrassements pour toi. Bien que nous soyons à la veille d’être tous réunis, je compte néanmoins t’envoyer incessamment le plus d’argent que je pourrai. Dès qu’on a su ici que Dounetchka allait épouser Pierre Pétrovitch, mon crédit s’est relevé tout d’un coup, et je sais de science certaine qu’Afanase Ivanovitch est tout prêt à m’avancer jusqu’à soixante-dix roubles, remboursables sur ma pension. Je vais donc t’expédier d’ici à quelques jours vingt-cinq ou trente roubles. Je t’enverrais même une plus grosse somme, si je ne craignais de me trouver à court d’argent pour le voyage. Il est vrai que Pierre Pétrovitch a la bonté de prendre à sa charge une partie de nos dépenses de route ; il doit notamment nous procurer à ses frais une grande caisse pour emballer nos effets ; mais il faut que nous payions nos coupons jusqu’à Pétersbourg, et nous ne pouvons pas non plus arriver sans le sou dans la capitale. Dounia et moi nous avons déjà tout calculé : le voyage ne nous reviendra pas cher. De chez nous au chemin de fer il n’y a que quatre-vingt-dix verstes, et nous avons traité avec un paysan de notre connaissance qui nous prendra dans sa carriole pour nous conduire à la gare ; ensuite, nous monterons avec une grande satisfaction dans un compartiment de troisième classe. Bref, tout compte fait, c’est trente roubles et non vingt-cinq que je vais avoir le plaisir de t’envoyer. Maintenant, mon très cher Rodia, je t’embrasse en attendant notre prochaine réunion, et je t’envoie ma bénédiction maternelle. Aime Dounia, ta sœur, Rodia ; sache qu’elle t’aime infiniment plus qu’elle-même, et paye-la de retour. C’est un ange, et toi, Rodia, tu es tout pour nous, – tout notre espoir, tout notre futur bonheur. Pourvu que tu sois heureux, nous le serons aussi. Adieu ! ou plutôt au revoir ! Je t’embrasse mille fois. « À toi jusqu’au tombeau. Pulchérie Raskolnikoff. » Les larmes mouillèrent souvent les yeux du jeune homme pendant la lecture de cette lettre ; mais, lorsqu’il l’eut terminée, un sourire fielleux se montra sur son visage pâle et convulsé. Appuyant la tête sur son coussin nauséabond et malpropre, il resta longtemps pensif. Son cœur battait avec force, et le trouble régnait dans ses idées. À la fin, il se sentit à l’étroit, comme étouffé dans cette petite chambre jaune qui ressemblait à une armoire ou à une malle. Son être physique et moral avait besoin d’espace. Il prit son chapeau et sortit, sans craindre cette fois de rencontrer qui que ce fût dans l’escalier. Il ne songeait plus à la logeuse. Il se dirigea vers Vasili Ostroff par la perspective V. Sa marche était rapide comme celle de quelqu’un qui se rend à une besogne pressée ; mais, selon son habitude, il ne remarquait rien sur la route, marmottait à part soi et même monologuait tout haut, ce qui étonnait fort les passants. Beaucoup le prenaient pour un homme ivre.
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