Valentine tressaillit.
«À un ami? dit-elle. Oh! mon Dieu! Maximilien, je frissonne rien qu’à vous entendre parler ainsi! À un ami? et qui donc est cet ami?
—Écoutez, Valentine: avez-vous jamais senti pour quelqu’un une de ces sympathies irrésistibles qui font que, tout en voyant cette personne pour la première fois, vous croyez la connaître depuis longtemps, et vous vous demandez où et quand vous l’avez vue, si bien que, ne pouvant vous rappeler ni le lieu ni le temps, vous arrivez à croire que c’est dans un monde antérieur au nôtre, et que cette sympathie n’est qu’un souvenir qui se réveille?
—Oui.
—Eh bien, voilà ce que j’ai éprouvé la première fois que j’ai vu cet homme extraordinaire.
—Un homme extraordinaire?
—Oui.
—Que vous connaissez depuis longtemps alors?
—Depuis huit ou dix jours à peine.
—Et vous appelez votre ami un homme que vous connaissez depuis huit jours? Oh! Maximilien, je vous croyais plus avare de ce beau nom d’ami.
—Vous avez raison en logique, Valentine; mais dites ce que vous voudrez, rien ne me fera revenir sur ce sentiment instinctif. Je crois que cet homme sera mêlé à tout ce qui m’arrivera de bien dans l’avenir, que parfois son regard profond semble connaître et sa main puissante diriger.
—C’est donc un devin? dit en souriant Valentine.
—Ma foi, dit Maximilien, je suis tenté de croire souvent qu’il devine... le bien surtout.
—Oh! dit Valentine tristement, faites-moi connaître cet homme, Maximilien, que je sache de lui si je serai assez aimée pour me dédommager de tout ce que j’ai souffert.
—Pauvre amie! mais vous le connaissez!
—Moi?
—Oui. C’est celui qui a sauvé la vie à votre belle-mère et à son fils.
—Le comte de Monte-Cristo?
—Lui-même.
—Oh! s’écria Valentine, il ne peut jamais être mon ami, il est trop celui de ma belle-mère.
—Le comte, l’ami de votre belle-mère, Valentine? mon instinct ne faillirait pas à ce point; je suis sûr que vous vous trompez.
—Oh! si vous saviez, Maximilien! mais ce n’est plus Édouard qui règne à la maison, c’est le comte: recherché de madame de Villefort, qui voit en lui le résumé des connaissances humaines; admiré, entendez-vous, admiré de mon père, qui dit n’avoir jamais entendu formuler avec plus d’éloquence des idées plus élevées; idolâtré d’Édouard, qui, malgré sa peur des grands yeux noirs du comte, court à lui aussitôt qu’il le voit arriver, et lui ouvre la main, où il trouve toujours quelque jouet admirable: M. de Monte-Cristo n’est pas ici chez mon père; M. de Monte-Cristo n’est pas ici chez Mme de Villefort: M. de Monte-Cristo est chez lui.
—Eh bien, chère Valentine, si les choses sont ainsi que vous dites, vous devez déjà ressentir ou vous ressentirez bientôt les effets de sa présence. Il rencontre Albert de Morcerf en Italie, c’est pour le tirer des mains des brigands; il aperçoit Mme Danglars, c’est pour lui faire un cadeau royal; votre belle-mère et votre frère passent devant sa porte, c’est pour que son Nubien leur sauve la vie. Cet homme a évidemment reçu le pouvoir d’influer sur les choses. Je n’ai jamais vu des goûts plus simples alliés à une haute magnificence. Son sourire est si doux, quand il me l’adresse que j’oublie combien les autres trouvent son sourire amer. Oh! dites-moi, Valentine, vous a-t-il souri ainsi? S’il l’a fait, vous serez heureuse.
—Moi! dit la jeune fille, oh! mon Dieu! Maximilien, il ne me regarde seulement pas, ou plutôt, si je passe par hasard, il détourne la vue de moi. Oh! il n’est pas généreux, allez! ou il n’a pas ce regard profond qui lit au fond des cœurs, et que vous lui supposez à tort; car s’il eût été généreux, me voyant seule et triste au milieu de toute cette maison, il m’eût protégée de cette influence qu’il exerce; et puisqu’il joue, à ce que vous prétendez, le rôle de soleil, il eût réchauffé mon cœur à l’un de ses rayons. Vous dites qu’il vous aime, Maximilien; eh! mon Dieu, qu’en savez-vous? Les hommes font gracieux visage à un officier de cinq pieds six pouces comme vous, qui a une longue moustache et un grand sabre, mais ils croient pouvoir écraser sans crainte une pauvre fille qui pleure.
—Oh! Valentine! vous vous trompez, je vous jure.
—S’il en était autrement, voyons, Maximilien, s’il me traitait diplomatiquement, c’est-à-dire en homme qui, d’une façon ou de l’autre, veut s’impatroniser dans la maison, il m’eût, ne fût-ce qu’une seule fois honorée de ce sourire que vous me vantez si fort, mais non, il m’a vue malheureuse, il comprend que je ne puis lui être bonne à rien, et il ne fait pas même attention à moi. Qui sait même si, pour faire sa cour à mon père, à Mme de Villefort ou à mon frère, il ne me persécutera point aussi en tant qu’il sera en son pouvoir de le faire? Voyons, franchement, je ne suis pas une femme que l’on doive mépriser ainsi sans raison; vous me l’avez dit. Ah! pardonnez-moi, continua la jeune fille en voyant l’impression que ces paroles produisaient sur Maximilien, je suis mauvaise, et je vous dis là sur cet homme des choses que je ne savais pas même avoir dans le cœur. Tenez, je ne nie pas que cette influence dont vous me parlez existe, et qu’il ne l’exerce même sur moi; mais s’il l’exerce, c’est d’une manière nuisible et corruptrice, comme vous le voyez, de bonnes pensées.
—C’est bien, Valentine, dit Morrel avec un soupir, n’en parlons plus; je ne lui dirai rien.
—Hélas! mon ami, dit Valentine, je vous afflige, je le vois. Oh! que ne puis-je vous serrer la main pour vous demander pardon! Mais enfin je ne demande pas mieux que d’être convaincue; dites, qu’a donc fait pour vous ce comte de Monte-Cristo?
—Vous m’embarrassez fort, je l’avoue, Valentine, en me demandant ce que le comte a fait pour moi: rien d’ostensible, je le sais bien. Aussi, comme je vous l’ai déjà dit, mon affection pour lui est-elle tout instinctive et n’a-t-elle rien de raisonné. Est-ce que le soleil m’a fait quelque chose? Non; il me réchauffe, et à sa lumière je vous vois, voilà tout. Est-ce que tel ou tel parfum a fait quelque chose pour moi? Non; son odeur récrée agréablement un de mes sens. Je n’ai pas autre chose à dire quand on me demande pourquoi je vante ce parfum, mon amitié pour lui est étrange comme la sienne pour moi. Une voix secrète m’avertit qu’il y a plus que du hasard dans cette amitié imprévue et réciproque. Je trouve de la corrélation jusque dans ses plus simples actions, jusque dans ses plus secrètes pensées entre mes actions et mes pensées. Vous allez encore rire de moi, Valentine, mais depuis que je connais cet homme, l’idée absurde m’est venue que tout ce qui m’arrive de bien émane de lui. Cependant, j’ai vécu trente ans sans avoir eu besoin de ce protecteur, n’est-ce pas? n’importe, tenez, un exemple: il m’a invité à dîner pour samedi, c’est naturel au point où nous en sommes, n’est-ce pas? Eh bien, qu’ai-je su depuis? Votre père est invité à ce dîner, votre mère y viendra. Je me rencontrerai avec eux, et qui sait ce qui résultera dans l’avenir de cette entrevue? Voilà des circonstances fort simples en apparence; cependant, moi, je vois là-dedans quelque chose qui m’étonne; j’y puise une confiance étrange. Je me dis que le comte, cet homme singulier qui devine tout, a voulu me faire trouver avec M. et Mme de Villefort, et quelquefois je cherche, je vous le jure, à lire dans ses yeux s’il a deviné mon amour.
—Mon bon ami, dit Valentine, je vous prendrais pour un visionnaire, et j’aurais véritablement peur pour votre bon sens, si je n’écoutais de vous que de semblables raisonnements. Quoi! vous voyez autre chose que du hasard dans cette rencontre? En vérité, réfléchissez donc. Mon père, qui ne sort jamais, a été sur le point dix fois de refuser cette invitation à Mme de Villefort, qui, au contraire, brûle du désir de voir chez lui ce nabab extraordinaire, et c’est à grand-peine qu’elle a obtenu qu’il l’accompagnerait. Non, non, croyez-moi, je n’ai, à part vous, Maximilien d’autre secours à demander dans ce monde qu’à mon grand-père, un cadavre! d’autre appui à chercher que dans ma pauvre mère, une ombre!
—Je sens que vous avez raison, Valentine, et que la logique est pour vous, dit Maximilien; mais votre douce voix, toujours si puissante sur moi, aujourd’hui, ne me convainc pas.
—Ni la vôtre non plus, dit Valentine, et j’avoue que si vous n’avez pas d’autre exemple à me citer....
—J’en ai un, dit Maximilien en hésitant; mais en vérité, Valentine, je suis forcé de l’avouer moi-même, il est encore plus absurde que le premier.
—Tant pis, dit en souriant Valentine.
—Et cependant, continua Morrel, il n’en est pas moins concluant pour moi, homme tout d’inspiration et de sentiment, et qui ai quelquefois, depuis dix ans que je sers, dû la vie à un de ces éclairs intérieurs qui vous dictent un mouvement en avant ou en arrière, pour que la balle qui devait vous tuer passe à côté de vous.
—Cher Maximilien, pourquoi ne pas faire honneur à mes prières de cette déviation des balles? Quand vous êtes là-bas, ce n’est plus pour moi que je prie Dieu et ma mère, c’est pour vous.
—Oui, depuis que je vous connais, dit en souriant Morrel; mais avant que je vous connusse, Valentine?
—Voyons, puisque vous ne voulez rien me devoir, méchant, revenez donc à cet exemple que vous-même avouez être absurde.
—Eh bien, regardez par les planches, et voyez là-bas, à cet arbre, le cheval nouveau avec lequel je suis venu.
—Oh! l’admirable bête! s’écria Valentine, pourquoi ne l’avez-vous pas amené près de la grille? je lui eusse parlé et il m’eût entendue.
—C’est en effet, comme vous le voyez, une bête d’un assez grand prix, dit Maximilien. Eh bien, vous savez que ma fortune est bornée, Valentine, et que je suis ce qu’on appelle un homme raisonnable. Eh bien, j’avais vu chez un marchand de chevaux ce magnifique Médéah, je le nomme ainsi. Je demandai quel était son prix: on me répondit quatre mille cinq cents francs; je dus m’abstenir, comme vous le comprenez bien, de le trouver beau plus longtemps, et je partis, je l’avoue, le cœur assez gros, car le cheval m’avait tendrement regardé, m’avait caressé avec sa tête et avait caracolé sous moi de la façon la plus coquette et la plus charmante. Le même soir j’avais quelques amis à la maison: M. de Château-Renaud, M. Debray et cinq ou six autres mauvais sujets que vous avez le bonheur de ne pas connaître, même de nom. On proposa une bouillotte; je ne joue jamais, car je ne suis pas assez riche pour pouvoir perdre, ni assez pauvre pour désirer gagner. Mais j’étais chez moi, vous comprenez, je n’avais autre chose à faire que d’envoyer chercher des cartes, et c’est ce que je fis.
«Comme on se mettait à table, M. de Monte-Cristo arriva. Il prit sa place, on joua, et, moi, je gagnai; j’ose à peine vous avouer cela, Valentine, je gagnai cinq mille francs. Nous nous quittâmes à minuit. Je n’y pus tenir, je pris un cabriolet et me fis conduire chez mon marchand de chevaux. Tout palpitant, tout fiévreux, je sonnai; celui qui vint m’ouvrir dut me prendre pour un fou. Je m’élançai de l’autre côté de la porte à peine ouverte. J’entrai dans l’écurie, je regardai au râtelier. Oh! bonheur! Médéah grignotait son foin. Je saute sur une selle; je la lui applique moi-même sur le dos, je lui passe la bride, Médéah se prête de la meilleure grâce du monde à cette opération! Puis, déposant les quatre mille cinq cents francs entre les mains du marchand stupéfait, je reviens ou plutôt je passe la nuit à me promener dans les Champs-Élysées. Eh bien, j’ai vu de la lumière à la fenêtre du comte, il m’a semblé apercevoir son ombre derrière les rideaux. Maintenant Valentine, je jurerais que le comte a su que je désirais ce cheval, et qu’il a perdu exprès pour me le faire gagner.