CHAPITRE VIII - Propos de l’équipage

2453 Words
CHAPITRE VIII Propos de l’équipageCependant le Forward parvint, en se glissant adroitement dans les passes, à gagner quelques minutes au nord ; mais, au lieu d’éviter l’ennemi, il faudrait bientôt l’attaquer ; les ice-fields de plusieurs milles d’étendue se rapprochaient, et comme ces masses en mouvement représentent souvent une pression de plus de dix millions de tonnes, on devait se garer avec soin de leurs étreintes. Des scies à glace furent donc installées à l’extérieur du navire, de manière à pouvoir être mises immédiatement en usage. Une partie de l’équipage acceptait philosophiquement ces durs travaux, mais l’autre se plaignait, si elle ne refusait pas encore d’obéir. Tout en procédant à l’installation des instruments, Garry, Bolton, Pen, Gripper, échangeaient leurs différentes manières de voir. – Par le diable, disait gaiement Bolton, je ne sais pourquoi il me vient à la pensée que dans Water-Street, il y a une jolie taverne où l’on ne s’accote pas trop mal entre un verre de gin et une bouteille de porter. Tu vois cela d’ici, Gripper ? – À te dire vrai, riposta le matelot interpellé, qui faisait généralement profession de mauvaise humeur, je t’assure que je ne vois pas cela d’ici. – C’est une manière de parler, Gripper ; il est évident que dans ces villes de neige, qui font l’admiration de monsieur Clawbonny, il n’y a pas le plus mince cabaret où un brave matelot puisse s’humecter d’une ou deux demi-pintes de brandy. – Pour cela, tu peux en être certain, Bolton ; et tu ferais bien d’ajouter qu’il n’y a même pas ici de quoi se rafraîchir proprement. Une drôle d’idée, de priver de tout spiritueux les gens qui voyagent dans les mers du nord ! – Bon ! répondit Garry ; as-tu donc oublié, Gripper, ce que t’a dit le docteur ? Il faut être sobre de toute boisson excitante, si l’on veut braver le scorbut, se bien porter et aller loin. – Mais je ne demande pas à aller loin, Garry ; et je trouve que c’est déjà beau d’être venu jusqu’ici, et de s’obstiner à passer là où le diable ne veut pas qu’on passe. – Eh bien, on ne passera pas ! répliqua Pen. Quand je pense que j’ai déjà oublié le goût du gin ! – Mais, fit Bolton, rappelle-toi ce que t’a dit le docteur. – Oh ! répliqua Pen avec sa grosse voix brutale, pour le dire, on le dit. Reste à savoir si, sous prétexte de santé, on ne s’amuse pas à faire l’économie du liquide. – Ce diable de Pen a peut-être raison, répondit Gripper. – Allons donc ! riposta Bolton, il a le nez trop rouge pour cela ; et s’il perd un peu de sa couleur à naviguer sous un pareil régime, Pen n’aura pas trop à se plaindre. – Qu’est-ce que mon nez t’a fait ? répondit brusquement le matelot attaqué à son endroit sensible. Mon nez n’a pas besoin de tes conseils ; il ne te les demande pas ; mêle-toi donc de ce qui regarde le tien ! – Allons ! ne te fâche pas. Pen, je ne te croyais pas le nez si susceptible. Eh ! je ne déteste pas plus qu’un autre un bon verre de whisky, surtout par une température pareille ; mais si, au bout du compte, cela fait plus de mal que de bien, je m’en passe volontiers. – Tu t’en passes, dit le chauffeur Waren qui prit part à la conversation ; eh bien, tout le monde ne s’en passe peut-être pas à bord ! – Que veux-tu dire, Waren ? reprit Garry en le regardant fixement. – Je veux dire que, pour une raison ou pour une autre, il y a des liqueurs à bord, et j’imagine qu’on ne s’en prive pas beaucoup à l’arrière. – Et qu’en sais-tu ? demanda Garry. Waren ne sut trop que répondre ; il parlait pour parler, comme on dit. – Tu vois bien, Garry, reprit Bolton, que Waren n’en sait rien. – Eh bien, dit Pen, nous demanderons une ration de gin au commandant ; nous l’avons bien gagnée, et nous verrons ce qu’il répondra. – Je vous engage à n’en rien faire, répondit Garry. – Et pourquoi ? s’écrièrent Pen et Gripper. – Parce que le commandant vous refusera. Vous saviez quel était le régime du bord, quand vous vous êtes embarqués ; il fallait y réfléchir à ce moment-là. – D’ailleurs, répondit Bolton qui prenait volontiers le parti de Garry dont le caractère lui plaisait, Richard Shandon n’est pas le maître à bord ; il obéit tout comme nous autres. – Et à qui donc ? demanda Pen. – Au capitaine. – Ah ! toujours ce capitaine de malheur ! s’écria Pen. Et ne voyez-vous pas qu’il n’y a pas plus de capitaine que de taverne sur ces bancs de glace ? C’est une façon de nous refuser poliment ce que nous avons le droit d’exiger. – Mais si, il y a un capitaine, reprit Bolton ; et je parierais deux mois de ma paye que nous le verrons avant peu. – C’est bon, fit Pen ; en voilà un à qui je voudrais bien dire deux mots en face ! – Qui parle du capitaine ? dit en ce moment un nouvel interlocuteur. C’était le matelot Clifton, passablement superstitieux et envieux à la fois. – Est-ce que l’on sait quelque chose de nouveau sur le capitaine ? demanda-t-il. – Non, lui fut-il répondu d’une seule voix. – Eh bien, je m’attends à le trouver installé un beau matin dans sa cabine, sans que personne ne sache ni comment, ni par où il sera arrivé. – Allons donc ! répondit Bolton ; tu te figures, Clifton, que ce gaillard-là est un farfadet, un lutin comme il en court dans les hautes terres d’Écosse ! – Ris tant que tu voudras, Bolton ; cela ne changera pas mon opinion. Tous les jours, en passant devant la cabine, je jette un regard par le trou de la serrure, et l’un de ces matins je viendrai vous raconter à qui ce capitaine ressemble, et comment il est fait. – Eh, par le diable, fit Pen, il sera bâti comme tout le monde, ton capitaine ! Et si c’est un gaillard qui veut nous mener où cela ne nous plaît pas, on lui dira son fait. – Bon, fit Bolton, voilà Pen qui ne le connaît même pas, et qui veut déjà lui chercher dispute ! – Qui ne le connaît pas, répliqua Clifton de l’air d’un homme qui en sait long ; c’est à savoir, s’il ne le connaît pas ! – Que diable veux-tu dire ? demanda Gripper. – Je m’entends. – Mais nous ne t’entendons pas ! – Eh bien, est-ce que Pen n’a pas eu déjà des désagréments avec lui ? – Avec le capitaine ? – Oui, le dog-captain ; car c’est exactement la même chose. Les matelots se regardèrent sans trop oser répondre. – Homme ou chien, fit Pen entre ses dents, je vous affirme que cet animal-là aura son compte un de ces jours. – Voyons, Clifton, demanda sérieusement Bolton, prétends-tu, comme l’a dit Johnson en se moquant, que ce chien-là est le vrai capitaine ? – Certes, répondit Clifton avec conviction ; et si vous étiez des observateurs comme moi, vous auriez remarqué les allures étranges de cet animal. – Lesquelles ? voyons, parle ! – Est-ce que vous n’avez pas vu la façon dont il se promène sur là dunette avec un air d’autorité, regardant la voilure du navire, comme s’il était de quart ? – C’est vrai, fit Gripper ; et même un soir je l’ai positivement surpris les pattes appuyées sur la roue du gouvernail. – Pas possible ! fit Bolton. – Et maintenant, reprit Clifton, est-ce que, la nuit, il ne quitte pas le bord pour aller se promener seul sur les champs de glace, sans se soucier ni des ours ni du froid ? – C’est toujours vrai, fit Bolton. – Est-ce que vous voyez cet animal-là, comme un honnête chien, rechercher la compagnie des hommes, rôder du côté de la cuisine, et couver des yeux maître Strong quand il apporte quelque bon morceau au commandant ? Est-ce que vous ne l’entendez pas, la nuit, quand il s’en va à deux ou trois milles du navire, hurler de façon à vous donner froid dans le dos, ce qui n’est pourtant pas facile à ressentir par une pareille température ? Enfin, est-ce que vous avez jamais vu ce chien-là se nourrir ? Il ne prend rien de personne ; sa pâtée est toujours intacte, et, à moins qu’une main ne le nourrisse secrètement à bord, j’ai le droit de dire que cet animal vit sans manger. Or, si celui-là n’est pas fantastique, je ne suis qu’une bête. – Ma foi, répondit Bell le charpentier, qui avait entendu toute l’argumentation de Clifton, ma foi, cela pourrait bien être ! Cependant les autres matelots se taisaient. – Eh bien, moi, reprit Clifton, je vous dis que si vous faites les incrédules, il y a à bord des gens plus savants que vous qui ne paraissent pas si rassurés. – Veux-tu parler du commandant ? demanda Bolton. – Oui, du commandant et du docteur. – Et tu prétends qu’ils sont de ton avis ? – Je les ai entendus discuter la chose, et j’affirme qu’ils n’y comprenaient rien ; ils faisaient mille suppositions qui ne les avançaient guère. – Et ils parlaient du chien comme tu le fais, Clifton ? demanda le charpentier. – S’ils ne parlaient pas du chien, répondit Clifton mis au pied du mur, ils parlaient du capitaine, ce qui est la même chose, et ils avouaient que tout cela n’est pas naturel. – Eh bien, mes amis, reprit Bell, voulez-vous avoir mon opinion ? – Parlez ! parlez ! fit-on de toutes parts. – C’est qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura pas d’autre capitaine que Richard Shandon. – Et la lettre ? fit Clifton. – La lettre existe réellement, répondit Bell ; il est parfaitement exact qu’un inconnu a armé le Forward pour un voyage dans les glaces ; mais le navire une fois parti, personne ne viendra plus à bord. – Enfin, demanda Bolton, où ira-t-il, le navire ? – Je n’en sais rien ; à un moment donné, Richard Shandon recevra le complément de ses instructions. – Mais par qui ? – Par qui ? – Oui, comment ? dit Bolton qui devenait pressant. – Allons, Bell, une réponse, dirent les autres matelots. – Par qui ? comment ? Eh ! je n’en sais rien, répliqua le charpentier, embarrassé à son tour. – Eh, par le captain-dog ! s’écria Clifton. Il a déjà écrit une première fois, il peut bien écrire une seconde. Oh ! si je savais seulement la moitié de ce que sait cet animal-là, je ne serais pas embarrassé d’être premier lord de l’Amirauté. – Ainsi, reprit Bolton pour conclure, tu t’en tiens à ton dire, que ce chien-là est le capitaine ? – Oui, comme je l’ai dit. – Eh bien, dit Pen d’une voix sourde, si cet animal-là ne veut pas crever dans la peau d’un chien, il n’a qu’à se dépêcher de devenir un homme ; car, foi de Pen, je lui ferai son affaire. – Et pourquoi cela ? demanda Garry. – Parce que cela me plaît, répondit brutalement Pen ; et je n’ai de compte à rendre à personne. – Assez causé, les enfants, cria maître Johnson en intervenant au moment où la conversation semblait devoir mal tourner ; à l’ouvrage, et que ces scies soient installées plus vite que cela ! Il faut franchir la banquise ! – Bon ! un vendredi ! répondit Clifton en haussant les épaules. Vous verrez qu’on ne passe pas si facilement le cercle polaire ! Quoi qu’il en soit, les efforts de l’équipage furent à peu près impuissants pendant cette journée. Le Forward, lancé à toute vapeur contre les ice-fields, ne parvint pas à les séparer ; on fut obligé de s’ancrer pendant la nuit. Le samedi, la température s’abaissa encore sous l’influence d’un vent de l’est ; le temps se mit au clair, et le regard put s’étendre au loin sur ces plaines blanches que la réflexion des rayons solaires rendait éblouissantes. À sept heures du matin, le thermomètre accusait huit degrés au-dessus de zéro (-21°centigrades). Le docteur était tenté de rester tranquillement dans sa cabine à relire des voyages arctiques ; mais il se demanda, suivant son habitude, ce qui lui serait le plus désagréable à faire en ce moment. Il se répondit que monter sur le pont par cette température, et aider les hommes dans la manœuvre, n’avait rien de très réjouissant. Donc, fidèle à sa règle de conduite, il quitta sa cabine si bien chauffée et vint contribuer au halage du navire. Il avait bonne figure avec les lunettes vertes au moyen desquelles il préservait ses yeux contre la morsure des rayons réfléchis, et dans ses observations futures il eut toujours soin de se servir de snow-spectacles pour éviter les ophtalmies très fréquentes sous cette latitude élevée. Vers le soir, le Forward avait gagné plusieurs milles dans le nord, grâce à l’activité des hommes et à l’habileté de Shandon, adroit à profiter de toutes les circonstances favorables ; à minuit, il dépassait le soixante-sixième parallèle, et la sonde ayant rapporté vingt-trois brasses de profondeur, Shandon reconnut qu’il se trouvait sur le bas-fond où toucha le Victory, vaisseau de Sa Majesté. La terre s’approchait à trente milles dans l’est. Mais alors la masse des glaces, immobile jusqu’alors, se divisa et se mit en mouvement ; les icebergs semblaient surgir de tous les points de l’horizon ; le brick se trouvait engagé dans une série d’écueils mouvants dont la force d’écrasement est irrésistible ; la manœuvre devint assez difficile pour que Garry, le meilleur timonier, prît la barre ; les montagnes tendaient à se refermer derrière le brick ; il fut donc nécessaire de traverser cette flotte de glaces, et la prudence autant que le devoir commandait de se porter en avant. Les difficultés s’accroissaient de l’impossibilité où se trouvait Shandon de constater la direction du navire au milieu de ces points changeants, qui se déplaçaient et n’offraient aucune perspective stable. Les hommes de l’équipage furent divisés en deux bordées de tribord et de bâbord ; chacun d’eux, armé d’une longue perche garnie d’une pointe de fer, repoussait les glaçons trop menaçants. Bientôt le Forward entra dans une passe si étroite, entre deux blocs élevés, que l’extrémité de ses vergues froissa ces murailles aussi dures que le roc ; peu à peu il s’engagea dans une vallée sinueuse remplie du tourbillon des neiges, tandis que les glaces flottantes se heurtaient et se brisaient avec de sinistres craquements. Mais il fut bientôt constant que cette gorge était sans issue ; un énorme bloc, engagé dans ce chenal, dérivait rapidement sur le Forward ; il parut impossible de l’éviter, impossible également de revenir en arrière sur un chemin déjà obstrué. Shandon, Johnson, debout à l’avant du brick, considéraient leur position. Shandon, de la main droite, indiquait au timonier la direction à suivre, et de la main gauche il transmettait à James Wall, posté près de l’ingénieur, ses ordres pour manœuvrer la machine. – Comment cela va-t-il finir ? demanda le docteur à Johnson. – Comme il plaira à Dieu, répondit le maître d’équipage. Le bloc de glace, haut de cent pieds, ne se trouvait plus qu’à une encablure du Forward, et menaçait de le broyer sous lui. – Malheur et malédiction ! s’écria Pen avec un effroyable juron. – Silence ! s’écria une voix qu’il fut impossible de distinguer au milieu de l’ouragan. Le bloc parut se précipiter sur le brick, et il y eut un indéfinissable moment d’angoisse ; les hommes, abandonnant leurs perches, refluèrent sur l’arrière en dépit des ordres de Shandon. Soudain un bruit effroyable se fit entendre ; une véritable trombe d’eau tomba sur le pont du navire, que soulevait une vague énorme. L’équipage jeta un cri de terreur, tandis que Garry, ferme à sa barre, maintint le Forward en bonne voie, malgré son effrayante embardée. Et lorsque les regards épouvantés se portèrent vers la montagne de glace, celle-ci avait disparu ; la passe était libre, et au-delà, un long canal, éclairé par les rayons obliques du soleil, permettait au brick de poursuivre sa route. – Eh bien, monsieur Clawbonny, dit Johnson, m’expliquerez-vous ce phénomène ? – Il est bien simple, mon ami, répondit le docteur, et il se reproduit souvent ; lorsque ces masses flottantes se détachent les unes des autres à l’époque du dégel, elles voguent isolées et dans un équilibre parfait ; mais peu à peu, elles arrivent vers le sud, où l’eau est relativement plus chaude ; leur base, ébranlée par le choc des autres glaçons, commence à fondre, à se miner ; il vient donc un moment où le centre de gravité de ces masses se trouve déplacé, et alors elles se culbutent. Seulement, si cet iceberg se fût retourné deux minutes plus tard, il se précipitait sur le brick et l’écrasait dans sa chute.
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