I-2

1917 Words
Et, riant de toutes ses belles dents, elle sortit de la pièce, suivie de Mlle Morange, à qui la seule présence du frère de Renée avait rendu son expression mécontente d’auparavant. – « À deux heures, monsieur Neyrial, n’est-ce pas ? » avait-elle dit, en repliant sa musique et fermant le piano, « pour notre numéro. » Pas un mot, pas un geste de tête à l’égard du nouveau venu, qui demanda, une fois les deux jeunes gens seuls : – « Qu’est-ce que peut avoir contre moi Mlle Morange ? Je suis toujours correct avec elle, et quand il nous arrive de danser ensemble, je sens son antipathie. Vous me l’avez dit un jour, je me rappelle, et c’est si juste ça ne trompe pas, la danse. Rien ne révèle davantage le caractère des gens et ce qu’ils pensent les uns des autres. » – « Elle est un peu sauvage, » répondit Neyrial. « Elle n’est pas contente de sa vie. Ça se comprend. Son père tenait un gros commerce. Il s’est ruiné. On l’avait élevée pour devenir une dame. Elle a besoin de gagner son pain, comme moi. Elle a pris le métier qu’elle a trouvé. Il y a deux différences entre nous. Elle a sa mère, à qui elle peut donner du bien-être, au lieu que moi, je n’ai plus de famille. Et puis, j’aime mon métier et elle subit le sien. Il est vrai que, pour une femme, ce métier est moins amusant. Nous, les hommes, nous ne sommes guère intéressants à étudier, tandis que chaque danseuse, c’est un petit monde. » – « Et quelquefois mieux… » répondit Gilbert Favy, – et sur une protestation de l’autre : – « Mais oui, mais oui…, » insista-t-il, « joli garçon, comme vous êtes, distingué, vous devez en avoir eu des aventures !… Surtout qu’une femme dans un hôtel, c’est libre. Le mari est loin. On ne se retrouvera pas. Donc, pas de chaîne. Le caprice, dans toute sa fantaisie et sa sécurité. Il suffit de causer avec vous, deux ou trois fois, pour constater que vous n’êtes pas bavard. » – « Et c’est pour cela que vous voudriez me faire parler ? Le futur diplomate s’exerce à son métier, qui consiste à surprendre les secrets des autres, en flattant leur vanité. » – « Vous désirez bien tout de même que l’on sache que vous êtes un monsieur et que votre famille ne vous destinait pas à enseigner la valse-hésitation dans les palaces ?… Mais, pardon, » – et il eut un geste caressant, – « me voilà en train de vous froisser, et, jugez si je suis un mauvais diplomate, au moment où j’ai un service à vous demander… » – « J’espère que ce n’est pas le même que celui de l’autre jour ? » « – Eh bien ! si, » répondit Gilbert Favy. Une expression d’anxiété, presque d’angoisse, contractait ses traits, tandis qu’il continuait : – « Vous ne savez pas ce que je traverse, depuis ces trois jours !… » – « Vous avez encore joué ? » interrogea Neyrial. « J’espérais que non, en vous voyant passer ces dernières soirées dans le hall, en compagnie de madame votre mère et de Mlle Renée… » – « C’est dimanche que ça m’est arrivé. J’étais allé au Casino, pour le concert, simplement. D’avoir dû vous emprunter de l’argent, une fois déjà, m’avait été si pénible ! Ça m’est si pénible, en ce moment, de vous parler comme je vous parle Un Américain tenait la banque et perdait tout ce qu’il voulait. La tentation me prend. Je me rappelle ma chance de la semaine dernière, qui m’a permis de vous rendre ce que je vous devais, aussitôt… Je risque vingt francs d’abord… » – « Et puis vingt autres, et puis cent, et c’est vous qui perdez tout ce que vous ne voulez pas, » interrompit Neyrial, « et maintenant, vous n’avez plus qu’une idée : retourner là-bas, prendre votre revanche… » – « Oh » fit Gilbert, « si ce n’était que cela ! »… – « Quoi alors ? Que se passe-t-il ?… » – « Il se passe que le délire du jeu m’a grisé. On m’avait raconté qu’un des employés, – on me l’avait nommé, – prêtait de l’argent aux décavés qui présentaient des garanties sérieuses. Je me suis adressé à lui. J’ai eu mille francs. Je les ai perdus encore. Je me suis engagé par écrit, à les lui rendre dans la semaine. C’était dimanche, je vous répète, il faut que je les aie pour dimanche prochain au plus tard. Pouvez-vous m’aider ?… » – « Je ne veux pas vous aider, » répondit Neyrial, en insistant sur ce : je ne veux pas. « Votre dette réglée, c’est le Casino de nouveau ouvert, d’autres parties en perspective, et d’autres pertes, plus graves peut-être… » – « Mais si je ne les rends pas, ces mille francs, à la date fixée… » – « Vous les rendrez plus tard, semaine par semaine, sur votre pension. » – « Et si mon prêteur s’adresse à ma mère ? Malade du cœur comme elle est, à la merci des moindres émotions… » – « Il ne s’adressera pas à elle. Le Casino défend expressément à ses employés d’avancer de l’argent aux joueurs. Madame votre mère parlerait, et cet homme serait renvoyé. Non, il sait qui vous êtes. Il sera parfaitement sûr que le fils du colonel Favy paiera aux échéances convenues, d’autant qu’il ne manquera pas de vous demander des intérêts. Vous serez un peu gêné. Ça vous fera réfléchir, et, en attendant, vous ne jouerez plus… » À la simple mention du nom du colonel, Gilbert avait eu un sursaut, vite réprimé, comme si cette image, évoquée à cette seconde, lui était insupportable. – « C’est bien, » dit-il d’une voix âpre et avec un regard sombre. « Je trouverai un autre moyen. » – « Il y en a un plus simple, en effet, s’il vous répugne trop de discuter avec votre prêteur, » reprit Neyrial, qui avait remarqué le mouvement de son interlocuteur. « Vous ne voulez pas vous adresser à madame votre mère, à cause de son état de santé ? Écrivez la vérité à votre père, tout franchement, tout simplement… » – « Mon père !… » fit Gilbert. Cette fois, une véritable terreur décomposait son visage. « Je me couperais la main plutôt que d’écrire cette lettre-là. Mon père, vous ne le connaissez que de réputation. C’est un magnifique soldat. Il a été admirable à Charleroi, à Verdun, sur la Somme, partout. Et l’homme vaut le soldat. Depuis que j’existe, je ne lui ai pas vu commettre une seule faute, de quelque ordre que ce soit, et cela, du grand au petit. Un exemple quelque affaire qu’il ait, il ne se presse jamais en écrivant, de sorte que vous diriez que ses lettres sont imprimées, tant les caractères sont bien formés. Ses élèves à l’École de guerre sont unanimes à reconnaître que son cours est une perfection. Son régiment, quand il commandait à Poitiers, faisait l’admiration de tous. Mais cette impeccabilité qui est la sienne, il exige qu’elle soit celle de tous autour de lui, et cela fait chez nous une atmosphère dans laquelle on étouffe. Cette discipline de chaque heure, de chaque minute, avec ce témoin toujours impassible, qui ne se permet, qui ne vous permet pas une négligence, une spontanéité, c’est accablant. Un autre exemple. Il est venu ici. Renée n’a pas osé danser pendant son séjour. Il adore maman, et si elle a perdu sa santé, j’en suis sûr, c’est qu’elle est trop sensible et qu’il ne s’en est jamais douté. Il l’a écrasée, et ne s’en rendra jamais compte, comme il nous a écrasés, ma sœur et moi. Seulement, nous sommes jeunes, nous, et quand un être jeune est trop comprimé, il explose. Nous en sommes venus à nous réjouir que les médecins aient envoyé maman dans le Midi. Au moins, ici, nous respirons librement. Cette joie de Renée de courir à bicyclette, de jouer au tennis, de danser, c’est sa libération à elle. La mienne, à moi, c’est le casino et le jeu. Pour que mon père comprît comment je me suis laissé entraîner, et me le pardonnât, il faudrait lui expliquer tout cela, est-ce que je peux ?… » – « Vous appelez le jeu une libération, vous ? » dit Neyrial. « Mais c’est l’esclavage des esclavages, la passion à laquelle on fait le plus difficilement sa part ! » – « Je n’ai pas joué par passion, » répondit Gilbert. « Je me suis assis à la table de baccara, je viens de vous le dire, par amusement et surtout avec l’idée d’avoir un peu d’argent, quand je reviendrai reprendre ma préparation aux Affaires étrangères. Avec les cent francs par mois que mon père m’alloue, pour toute pension, qu’est-ce qu’un garçon de mon âge peut devenir à Paris ? Pas de théâtre. Pas de restaurant. Rien que le travail tout le jour, et le soir, la maison, le silence entre papa qui ne prononce pas dix mots par heure, quelquefois, et maman, occupée avec Renée à une tapisserie… Je me suis dit : Si je rentrais avec trois ou quatre billets de mille francs, tout de même ?… Et sans cette guigne… » – « Oui, on commence ainsi, » interrompit Neyrial. « Et puis… C’est un Anglais, Sheridan, qui prétendait qu’au jeu, il y a deux bonheurs le premier de gagner, l’autre de perdre. Autant dire que l’attrait du jeu, ce n’est pas le gain seulement, c’est le risque. Oui, on commence, comme vous, par penser aux quelques billets de banque à ramasser sur le tapis vert avec une carte heureuse, et, bien vite, ce ne sont plus ces chiffons de papier bleu qui vous remuent le cœur, mais cette inexprimable et toute-puissante sensation, faite d’incertitude, d’audace, d’avantages et de désastres possibles, – le risque enfin, je le répète. Quand une fois on a goûté à ce poison-là, il vous mord à fond. Il devient un besoin, comme l’alcool, la morphine, la c*****e, l’opium, – toutes les drogues qui portent à son paroxysme la tension de notre être intérieur. Voilà pourquoi je vous ai refusé, tout à l’heure, l’argent que vous me demandiez. Vous ne jouerez plus, du moins ici, et chaque mois, la somme à prélever sur votre pension vous causera un petit ennui bien salutaire… » – « Pour que vous parliez du jeu sur ce ton, » répliqua Gilbert, « il faut que vous l’ayez pratiqué vous-même. Vous en êtes guéri. Ce n’est donc pas une intoxication si dangereuse. » – « On peut faire tant de mal aux autres, sans le vouloir, avec le jeu, » continua Neyrial. – Il ne relevait pas directement cette interruption. Mais son front s’était soudain barré d’une ride. Sa bouche se serrait. Visiblement, des souvenirs, restés trop présents, l’obsédaient. « Vous parlez de votre père… Si le mien, à moi, n’avait pas été un joueur, ma mère n’aurait pas vécu ses derniers jours dans la gêne, et je ne serais pas danseur mondain dans un palace… » Gilbert Favy ne répondit rien. Le contraste était trop grand entre le sourire habituel de Neyrial et la physionomie qu’il venait d’avoir, presque tragique, celle d’un homme qui a beaucoup souffert, et devant qui se dresse brusquement sa destinée. Le fils du colonel tenait de sa mère une sensibilité trop vive pour ne pas le deviner il toucherait à des plaies secrètes en interrogeant davantage son interlocuteur. Celui-ci s’étant arrêté soudain de sa plainte et de sa confidence, les deux jeunes gens sortirent de la chambre, sans prolonger un entretien qui leur laissait à chacun l’impression d’une énigme pressentie chez l’autre. « Mais qui est-il ? » se demandait Gilbert Favy. « Il est tellement supérieur à son métier par sa tenue, sa conversation, ses façons de sentir. Quel était ce père qui l’a ruiné ? Pourquoi s’est-il fait danseur ? Ce nom de Neyrial est-il son nom ? Si je lui avais dit toute la vérité, toute, m’aurait-il refusé ces mille francs ? Mais lui avouer ce que j’ai osé et ma honte, ça, c’était trop dur. Comment me tirer d’affaire ? Il y a son moyen, à lui, demander ce délai à ce Gibeuf… » C’était le nom de l’usurier du Casino. « C’est bien dur aussi, et, il a beau dire, inutile sans doute. Le mieux est d’aller à Marseille. Les brocanteurs véreux n’y manquent certainement pas. Quand on a fait ce que j’ai fait, on va jusqu’au bout… On est dans l’irréparable. Mais le prétexte pour expliquer ce voyage à maman ? Il faut cependant sortir de là… Il le faut… » « Comme il a peur de son père ! » se disait, de son côté, Neyrial. « Une dette de jeu, ce n’est pas si grave ! Qu’a-t-il d’autre dans sa vie dont il tremble que son père ne le découvre ?… Ai-je eu raison de ne pas l’aider ? Si pourtant son créancier du Casino s’adressait à sa mère ?… Non. Ces coquins-là sont des usuriers adroits qui redoutent trop le scandale. Et puis, je reparlerai à ce pauvre garçon. S’il n’a pas obtenu ce que je lui ai suggéré, ce règlement par échéances, je serai toujours à temps de lui avancer la somme, en exigeant sa parole de ne plus toucher une carte. C’est ce que j’aurais dû faire peut-être… En attendant, pensons à notre « numéro… » Il y a une figure à changer. »
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