I-3

2990 Words
C’était une déclaration de guerre. Bourras se tournait vers le Bonheur des Dames, que ni l’un ni l’autre n’avait nommé. Un instant, Baudu hocha la tête en silence ; puis, il traversa la rue pour rentrer chez lui, les jambes cassées, en répétant seulement : – Ah ! mon Dieu !… ah ! mon Dieu !… Denise, qui avait écouté, suivit son oncle. Madame Baudu rentrait aussi avec Pépé ; et, tout de suite, elle dit que madame Gras prendrait l’enfant quand on voudrait. Mais Jean venait de disparaître, ce fut une inquiétude pour sa sœur. Quand il revint, le visage animé, parlant du boulevard avec passion, elle le regarda d’un air triste qui le fit rougir. On avait apporté leur malle, ils coucheraient en haut, sous les toits. – À propos, et chez Vinçard ? demanda madame Baudu. Le drapier conta sa démarche inutile, puis ajouta qu’on avait indiqué une place à leur nièce ; et, le bras tendu vers le Bonheur des Dames, dans un geste de mépris, il lâcha ces mots : – Tiens ! là-dedans ! Toute la famille en demeura blessée. Le soir, la première table était à cinq heures. Denise et les deux enfants reprirent leur place, avec Baudu, Geneviève et Colomban. Un bec de gaz éclairait la petite salle à manger, où s’étouffait l’odeur de la nourriture. Le repas fut silencieux. Mais, au dessert, madame Baudu, qui ne pouvait tenir en place, quitta la boutique pour venir s’asseoir derrière sa nièce. Et, alors, le flot contenu depuis le matin creva, tous se soulagèrent, en tapant sur le monstre. – C’est ton affaire, tu es bien libre, répéta d’abord Baudu. Nous ne voulons pas t’influencer… Seulement, si tu savais quelle maison ! Par phrases coupées, il conta l’histoire de cet Octave Mouret. Toutes les chances ! Un garçon tombé du Midi à Paris, avec l’audace aimable d’un aventurier ; et, dès le lendemain, des histoires de femme, une continuelle exploitation de la femme, le scandale d’un flagrant délit, dont le quartier parlait encore ; puis, la conquête brusque et inexplicable de madame Hédouin, qui lui avait apporté le Bonheur des Dames. – Cette pauvre Caroline ! interrompit madame Baudu. Elle était un peu ma parente. Ah ! si elle avait vécu, les choses tourneraient autrement. Elle ne nous laisserait pas assassiner… Et c’est lui qui l’a tuée. Oui, dans ses constructions ! Un matin, en visitant les travaux, elle est tombée dans un trou. Trois jours après, elle mourait. Elle qui n’avait jamais été malade, qui était si bien portante, si belle !… Il y a de son sang sous les pierres de la maison. Au travers des murs, elle désignait le grand magasin de sa main pâle et tremblante. Denise, qui écoutait comme on écoute un conte de fée, eut un léger frisson. La peur qu’il y avait, depuis le matin, au fond de la tentation exercée sur elle, venait peut-être du sang de cette femme, qu’elle croyait voir maintenant dans le mortier rouge du sous-sol. – On dirait que ça lui porte bonheur, ajouta madame Baudu, sans nommer Mouret. Mais le drapier haussait les épaules, dédaigneux de ces fables de nourrice. Il reprit son histoire, il expliqua la situation, commercialement. Le Bonheur des Dames avait été fondé en 1822 par les frères Deleuze. À la mort de l’aîné, sa fille, Caroline, s’était mariée avec le fils d’un fabricant de toile, Charles Hédouin ; et plus tard, étant devenue veuve, elle avait épousé ce Mouret. Elle lui apportait donc la moitié du magasin. Trois mois après le mariage, l’oncle Deleuze décédait à son tour sans enfant ; si bien que, lorsque Caroline avait laissé les os dans les fondations, ce Mouret était resté seul héritier, seul propriétaire du Bonheur. Toutes les chances ! – Un homme à idées, un brouillon dangereux qui bouleversera le quartier, si on le laisse faire ! continua Baudu. Je crois que Caroline, un peu romanesque elle aussi, a dû être prise par les projets extravagants du monsieur… Bref, il l’a décidée à acheter la maison de gauche, puis la maison de droite ; et lui-même, quand il a été seul, en a acheté deux autres ; de sorte que le magasin a grandi, toujours grandi, au point qu’il menace de nous manger tous, maintenant ! Il s’adressait à Denise, mais il parlait pour lui, remâchant, par un besoin fiévreux de se satisfaire, cette histoire qui le hantait. Dans la famille, il était le bilieux, le v*****t aux poings toujours serrés. Madame Baudu n’intervenait plus, immobile sur sa chaise ; Geneviève et Colomban, les yeux baissés, ramassaient et mangeaient par distraction des miettes de pain. Il faisait si chaud, si étouffé dans la petite pièce, que Pépé s’était endormi sur la table, et que les yeux de Jean lui-même se fermaient. – Patience ! reprit Baudu, saisi d’une soudaine colère, les faiseurs se casseront les reins ! Mouret traverse une crise, je le sais. Il a dû mettre tous ses bénéfices dans ses folies d’agrandissement et de réclame. En outre, pour trouver des capitaux, il s’est avisé de décider la plupart de ses employés à placer leur argent chez lui. Aussi est-il sans un sou maintenant, et si un miracle ne se produit pas, s’il n’arrive pas à tripler sa vente, comme il l’espère, vous verrez quelle débâcle !… Ah ! je ne suis pas méchant, mais, ce jour-là, j’illumine, parole d’honneur ! Il poursuivit d’une voix vengeresse, on eût dit que la chute du Bonheur des Dames devait rétablir la dignité du commerce compromise. Avait-on jamais vu cela ? un magasin de nouveautés où l’on vendait de tout ! un bazar alors ! Aussi le personnel était gentil : un tas de godelureaux qui manœuvraient comme dans une gare, qui traitaient les marchandises et les clientes comme des paquets, lâchant le patron ou lâché par lui pour un mot, sans affection, sans mœurs, sans art ! Et il prit tout d’un coup à témoin Colomban : certes, lui, Colomban, élevé à la bonne école, savait de quelle, façon lente et sûre on arrivait aux finesses, aux roueries du métier. L’art n’était pas de vendre beaucoup, mais de vendre cher. Puis, il pouvait dire comment on l’avait traité, comment il était devenu de la famille, soigné lorsqu’il tombait malade, blanchi et raccommodé, surveillé paternellement, aimé enfin ! – Bien sûr, répétait Colomban, après chaque cri du patron. – Tu es le dernier, mon brave, finit par déclarer Baudu attendri. Après toi, on n’en fera plus… Toi seul me consoles, car si c’est une pareille bousculade qu’on appelle à présent le commerce, je n’y entends rien, j’aime mieux m’en aller. Geneviève, la tête penchée sur une épaule, comme si son épaisse chevelure noire eût pesé trop lourd à son front pâle, examinait le commis souriant ; et, dans son regard, il y avait un soupçon, un désir de voir si Colomban, travaillé d’un remords, ne rougirait pas, sous de tels éloges. Mais, en garçon rompu aux comédies du vieux négoce, il gardait sa carrure tranquille, son air bonasse, avec son pli de ruse aux lèvres. Cependant, Baudu criait plus fort, en accusant ce déballage d’en face, ces sauvages, qui se massacraient entre eux avec leur lutte pour la vie, d’en arriver à détruire la famille. Et il citait Leurs voisins de campagne, les Lhomme, la mère, le père, le fils, tous les trois employés dans la baraque, des gens sans intérieur, toujours dehors, ne mangeant chez eux que le dimanche, une vie d’hôtel et de table d’hôte enfin ! Certes, sa salle à manger n’était pas grande, on aurait pu même y souhaiter plus de jour et plus d’air ; mais au moins sa vie tenait là, il y avait vécu dans la tendresse des siens. En parlant, ses yeux faisaient le tour de la petite pièce ; et un tremblement le prenait, à l’idée inavouée que les sauvages pourraient un jour, s’ils achevaient de tuer sa maison, le déloger de ce trou où il avait chaud, entre sa femme et sa fille. Malgré l’assurance qu’il affectait, quand il annonçait la culbute finale, il était plein de terreur au fond, il sentait bien le quartier envahi, dévoré peu à peu. – Ce n’est pas pour te dégoûter, reprit-il en tâchant d’être calme. Si ton intérêt est d’entrer là-dedans, je serai le premier à te dire : Entres-y. – Je le pense bien, mon oncle, murmura Denise, étourdie, et dont le désir d’être au Bonheur des Dames grandissait, au milieu de toute cette passion. Il avait posé les coudes sur la table, il la fatiguait de son regard. – Mais, voyons, toi qui es de la partie, dis-moi s’il est raisonnable qu’un simple magasin de nouveautés se mette à vendre de n’importe quoi. Autrefois, quand le commerce était honnête, les nouveautés comprenaient les tissus, pas davantage. Aujourd’hui, elles n’ont plus que l’idée de monter sur le dos des voisins et de tout manger… Voilà ce dont le quartier se plaint, car les petites boutiques commencent à y souffrir terriblement. Ce Mouret les ruine… Tiens ! Bédoré et sœur, la bonneterie de la rue Gaillon, a déjà perdu la moitié de sa clientèle. Chez mademoiselle Tatin, la lingère du passage Choiseul, on en est à baisser les prix, à lutter de bon marché. Et l’effet du fléau, de cette peste, se fait sentir jusqu’à la rue Neuve-des-Petits-Champs, où je me suis laissé dire que messieurs Vanpouille frères, les fourreurs, ne pouvaient tenir le coup… Hein ? des calicots qui vendent des fourrures, c’est trop drôle ! Une idée du Mouret encore ! – Et les gants, dit madame Baudu. N’est-ce pas monstrueux ? il a osé créer un rayon de ganterie !… Hier, comme je passais rue Neuve-Saint-Augustin, Quinette se trouvait sur sa porte, l’air si triste, que je n’ai pas voulu lui demander si les affaires allaient bien. – Et les parapluies, reprit Baudu. Ça, c’est le comble ! Bourras est persuadé que le Mouret a voulu simplement le couler ; car, enfin, à quoi ça rime-t-il, des parapluies avec des étoffes ?… Mais Bourras est solide, il ne se laissera pas égorger. Nous allons rire, un de ces jours. Il parla d’autres commerçants, il passa le quartier en revue. Parfois, des aveux lui échappaient : si Vinçard tâchait de vendre, tous n’avaient plus qu’à faire leurs paquets, car Vinçard était comme les rats, qui filent des maisons, quand elles vont crouler. Puis, aussitôt, il se démentait, il rêvait une alliance, une entente des petits détaillants pour tenir tête au colosse. Depuis un moment, il hésitait à parler de lui, les mains agitées, la bouche tiraillée par un tic nerveux. Enfin, il se décida. – Moi, jusqu’ici, je n’ai pas trop à me plaindre. Oh ! il m’a fait du tort, le gredin ! Mais il ne tient encore que les draps de dame, les draps légers, pour robes, et les draps plus forts, pour manteaux. On vient toujours chez moi acheter les articles d’homme, les velours de chasse, les livrées ; sans parler des flanelles et des molletons, dont je le défie bien d’avoir un assortiment aussi complet… Seulement, il m’asticote, il croit me faire tourner le sang, parce qu’il a mis son rayon de draperie, là, en face. Tu as vu son étalage, n’est-ce pas ? Toujours, il y plante ses plus belles confections, au milieu d’un encadrement de pièces de drap, une vraie parade de saltimbanque pour raccrocher les filles… Foi d’honnête homme ! je rougirais d’employer de tels moyens. Depuis près de cent ans, le Vieil Elbeuf est connu, et il n’a pas besoin à sa porte de pareils attrape-nigauds. Tant que je vivrai, la boutique restera telle que je l’ai prise, avec ses quatre pièces d’échantillon, à droite et à gauche, pas davantage ! L’émotion gagnait toute la famille. Geneviève se permit de prendre la parole, après un silence. – Notre clientèle nous aime, papa. Il faut espérer… Aujourd’hui encore, madame Desforges et madame de Boves sont venues. J’attends madame Marty pour des flanelles. – Moi, déclara Colomban, j’ai reçu hier une commande de madame Bourdelais. Il est vrai qu’elle m’a parlé d’une cheviotte anglaise, affichée en face dix sous meilleur marché, la même que chez nous, paraît-il. – Et dire, murmura madame Baudu de sa voix fatiguée, que nous avons vu cette maison-là grande comme un mouchoir de poche ! Parfaitement, ma chère Denise, lorsque les Deleuze l’ont fondée, elle avait seulement une vitrine sur la rue Neuve-Saint-Augustin, un vrai placard, où deux pièces d’indienne s’étouffaient avec trois pièces de calicot. On ne pouvait pas se retourner dans la boutique, tant c’était petit… À cette époque, le Vieil Elbeuf, qui existait depuis plus de soixante ans, était déjà tel que tu le vois aujourd’hui… Ah ! tout cela est changé, bien changé ! Elle secouait la tête, ses paroles lentes disaient le drame de sa vie. Née au Vieil Elbeuf, elle en aimait jusqu’aux pierres humides, elle ne vivait que pour lui et par lui ; et, autrefois glorieuse de cette maison, la plus forte, la plus richement achalandée du quartier, elle avait eu la continuelle souffrance de voir grandir peu à peu la maison rivale, d’abord dédaignée, puis égale en importance, puis débordante, menaçante. C’était pour elle une plaie toujours ouverte, elle se mourait du Vieil Elbeuf humilié, vivant encore ainsi que lui par la force de l’impulsion, mais sentant bien que l’agonie de la boutique serait la sienne, et qu’elle s’éteindrait, le jour où la boutique fermerait. Le silence régna. Baudu battait la retraite du bout des doigts sur la toile cirée. Il éprouvait une lassitude, presqu’un regret, de s’être ainsi soulagé une fois de plus. Dans cet accablement, toute la famille d’ailleurs, les yeux vagues, continuait à remuer les amertumes de son histoire. Jamais la chance ne leur avait souri. Les enfants étaient élevés, la fortune venait, lorsque brusquement la concurrence apportait la ruine. Et il y avait encore la maison de Rambouillet, cette maison de campagne où le drapier faisait depuis dix ans le rêve de se retirer, une occasion, disait-il, une antique bâtisse qu’il devait réparer continuellement, qu’il s’était décidé à louer, et dont les locataires ne le payaient point. Ses derniers gains passaient là, il n’avait eu que ce vice, dans sa probité méticuleuse, obstinée aux vieux usages. – Voyons, déclara-t-il brusquement, il faut laisser la table aux autres… En voilà des paroles inutiles ! Ce fut comme un réveil. Le bec de gaz sifflait, dans l’air mort et brûlant de la petite pièce. Tous se levèrent en sursaut, rompant le triste silence. Cependant, Pépé dormait si bien, qu’on l’allongea sur des pièces de molleton. Jean, qui bâillait, était déjà retourné à la porte de la rue. – Et, pour finir, tu feras ce que tu voudras, répéta de nouveau Baudu à sa nièce. Nous te disons les choses, voilà tout… Mais tes affaires sont tes affaires. Il la pressait du regard, il attendait une réponse décisive. Denise, que ces histoires avaient passionnée davantage pour le Bonheur des Dames, au lieu de l’en détourner, gardait son air tranquille et doux, d’une volonté têtue de Normande au fond. Elle se contenta de répondre : – Nous verrons, mon oncle. Et elle parla de monter se coucher de bonne heure avec les enfants, car ils étaient très fatigués tous les trois. Mais six heures sonnaient à peine, elle voulut bien rester un moment encore dans la boutique. La nuit s’était faite, elle retrouva la rue noire, trempée d’une pluie fine et drue, qui tombait depuis le coucher du soleil. Ce fut pour elle une surprise : quelques instants avaient suffi, la chaussée était trouée de flaques, les ruisseaux roulaient des eaux sales, une boue épaisse, piétinée, poissait les trottoirs ; et, sous l’averse battante, on ne voyait plus que le défilé confus des parapluies, se bousculant, se ballonnant, pareils à de grandes ailes sombres, dans les ténèbres. Elle recula d’abord, prise de froid, le cœur serré davantage par la boutique mal éclairée, lugubre à cette heure. Un souffle humide, l’haleine du vieux quartier, venait de la rue ; il semblait que le ruissellement des parapluies coulât jusqu’aux comptoirs, que le pavé avec sa boue et ses flaques entrât, achevât de moisir l’antique rez-de-chaussée, blanc de salpêtre. C’était toute une vision de l’ancien Paris mouillé, dont elle grelottait, avec un étonnement navré de trouver la grande ville si glaciale et si laide. Mais, de l’autre côté de la chaussée, le Bonheur des Dames allumait les files profondes de ses becs de gaz. Et elle se rapprocha, attirée de nouveau et comme réchauffée à ce foyer d’ardente lumière. La machine ronflait toujours, encore en activité, lâchant sa vapeur dans un dernier grondement, pendant que les vendeurs repliaient les étoffes et que les caissiers comptaient la recette. C’était, à travers les glaces pâlies d’une buée, un pullulement vague de clartés, tout un intérieur confus d’usine. Derrière le rideau de pluie qui tombait, cette apparition, reculée, brouillée, prenait l’apparence d’une chambre de chauffe géante, où l’on voyait passer les ombres noires des chauffeurs, sur le feu rouge des chaudières. Les vitrines se noyaient, on ne distinguait plus, en face, que la neige des dentelles, dont les verres dépolis d’une rampe de gaz avivaient le blanc ; et, sur ce fond de chapelle, les confections s’enlevaient en vigueur, le grand manteau de velours, garni de renard argenté, mettait le profil cambré d’une femme sans tête, qui courait par l’averse à quelque fête dans l’inconnu des ténèbres de Paris. Denise, cédant à la séduction, était venue jusqu’à la porte, sans se soucier du rejaillissement des gouttes, qui la trempait. À cette heure de nuit, avec son éclat de fournaise, le Bonheur des Dames achevait de la prendre tout entière. Dans la grande ville, noire et muette sous la pluie, dans ce Paris qu’elle ignorait, il flambait comme un phare, il semblait à lui seul la lumière et la vie de la cité. Elle y rêvait son avenir, beaucoup de travail pour élever les enfants, avec d’autres choses encore, elle ne savait quoi, des choses lointaines dont le désir et la crainte la faisaient trembler. L’idée de cette femme morte dans les fondations, lui revint ; elle eut peur, elle crut voir saigner les clartés ; puis, la blancheur des dentelles l’apaisa, une espérance lui montait au cœur, toute une certitude de joie ; tandis que la poussière d’eau volante lui refroidissait les mains et calmait en elle la fièvre du voyage. – C’est Bourras, dit une voix derrière son dos. Elle se pencha, elle aperçut Bourras, immobile au bout de la rue, devant la vitrine où elle avait remarqué, le matin, toute une construction ingénieuse, faite avec des parapluies et des cannes. Le grand vieillard s’était glissé dans l’ombre, pour s’emplir les yeux de cet étalage triomphal ; et, la face douloureuse, il ne sentait pas même la pluie qui battait sa tête nue, dont les cheveux blancs ruisselaient. – Il est bête, fit remarquer la voix, il va prendre du mal. Alors, en se tournant, Denise vit qu’elle avait de nouveau les Baudu derrière elle. Malgré eux, comme Bourras qu’ils trouvaient bête, ils revenaient toujours là, devant ce spectacle qui leur crevait le cœur. C’était une rage à souffrir. Geneviève, très pâle, avait constaté que Colomban regardait, à l’entresol, les ombres des vendeuses passer sur les glaces ; et, pendant que Baudu étranglait de rancune rentrée, les yeux de madame Baudu s’étaient emplis de larmes, silencieusement. – N’est-ce pas, tu t’y présenteras demain ? finit par demander le drapier, tourmenté d’incertitude, et sentant bien d’ailleurs que sa nièce était conquise comme les autres. Elle hésita, puis avec douceur : – Oui, mon oncle, à moins que cela ne vous fasse trop de peine.
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